Masochisme ou émancipation ? Pinkwashing, résistance et solidarité avec Gaza

Cette semaine, notre collaborateur Karl Kraus se penche sur cette étrange tendance qu’un nombre considérable de militants ultra-progressistes, voire révolutionnaires, nourrissent pour prendre la défense de mouvements dont le but affiché est leur destruction. Où il est question de poulets parlants, de Queers for Palestine, de juifs menteurs et perfides, de « pinkwashing » et d’avant-garde ringarde.

 

Alexandre Rodchenko, extrait de son affiche Promotional poster for Rezinotrest, 1923, wikiart

 

Le lecteur attentif du roman monumental de Roberto Bolaño, 2666, se souviendra d’un épisode vers la fin, où, dans une des dystopies que l’œuvre égrène, un jeune garçon est enlevé par des extraterrestres, puis déposé à New York où il rencontre un musicien de jazz. Ce dernier lui parle de « poulets parlants et probablement pensants », suffisamment intelligents pour diriger le monde. « Le pire de tout, lui dit le musicien, c’est que les gouvernements de la planète le savent très bien, et c’est pourquoi il y a tant d’élevages de poulets. Le jeune garçon objecte que les poulets sont élevés pour qu’on les mange. Le musicien répond que c’est cela que veulent justement les poulets. Et il conclut en disant : Putain de poulets masochistes, ils tiennent nos dirigeants par les couilles. »

Le musicien est-il lui-même un de ces poulets ? Une métonymie ? Parle-t-il en leur nom en exprimant précisément le genre de fantasme de toute-puissance qui habite le véritable masochiste, celui qui vit pour qu’on lui fasse mal tout en jouissant de l’idée que celui qui lui inflige des douleurs ne serait rien sans celui qui les éprouve ? Peu importe ici l’exégèse littéraire, le fait est que Bolaño, avec le génie propre aux grands poètes, saisit dans cette petite saynète le monde curieux dans lequel vit le masochiste. On lui inflige des souffrances, certes. Mais qu’on le fasse est la preuve que c’est lui qui tient son tortionnaire par les couilles. L’intense plaisir que le masochiste véritable tire de sa douleur tient entièrement à cette conviction : celui qui jouit à faire du mal serait impuissant sans celui qui le subit et gémit sous les coups. C’est donc l’endolori qui a tout le pouvoir. 

Ce sentiment de puissance qui fait constitutivement partie de la souffrance éprouvée constitue la seule explication quelque peu rationnelle que l’on est en mesure de trouver pour les comportements de certaines factions des minorités sexuelles par travers le globe : Queers for Palestine, Gays for Gaza, Sexworkers support a free Palestine, Black Lesbians for Free Palestine – autant de mots d’ordre (et la liste est loin d’être complète) qui laissent pantois celui qui se renseigne un tant soit peu sur les conditions de vie réelles des minorités non-hétérosexuelles à Gaza, mais aussi en Cisjordanie. Les féministes de leur côté ne sont pas en reste dans leur soutien à la cause (https://www.infolibertaire.net/palestine-communique-unitaire-dorganisations-feministes-2/) sans consentir un mot ni sur la condition des femmes en Palestine ni sur les viols de femmes et fillettes israéliennes accomplis par les vaillants combattants « de la résistance palestinienne ». 

Fort heureusement, cette solidarité étonnante avec ceux qui enferment, voire tout simplement tuent les membres des minorités sexuelles, tiennent sous un joug pesant leurs propres femmes, et violent, parfois jusqu’à ce que mort s’ensuive, celles de « l’ennemi sioniste », de la part de ceux et celles qui ne cessent de défendre ces minorités et les femmes en Occident, n’est pas exempte de quelques justifications. Une première est donnée par la tête pensante des mouvements queers et féministes radicaux, Judith Butler. L’argumentation mérite d’être restituée en ces grandes lignes : le Hamas est un mouvement de résistance ; en tant que tel, il ne fait que réagir à une violence originaire, celle qu’exerce Israël depuis 75 ans. Il est donc hypocrite et politiquement délétère de dire que la violence du Hamas serait barbare et celle d’Israël légitime. Ceci d’autant plus qu’actuellement, cette violence des « sionistes » – Butler insiste pour dire « sionistes » et jamais « Israéliens » – vise des civils. Puisque des civils sont visés, il faut donc parler d’un génocide à Gaza. 

Tout est factuellement faux dans cette argumentation qui appelle, soulignons-le, à l’expulsion, pour le moins, des Israéliens dont il faudrait débarrasser la Palestine. Essayons toutefois de comprendre ses ressorts, puisque Butler est une intellectuelle mondialement connue dont l’influence ne décroit pas. Cette première ligne de justification de la solidarité avec un régime politique que normalement quelqu’un comme Butler et ses disciples devraient mettre au pilori se comprend comme un mouvement de soutien à une lutte de libération. Israël est une force impérialiste et coloniale – c’est la raison pour laquelle l’État d’Israël n’est jamais nommé, mais que l’on parle uniquement de « sionistes » – qu’il convient de chasser de la terre de la Palestine. Cette lutte de libération a la priorité devant toutes les autres luttes. Le marxisme des années 1960 avait un mot pour exprimer cette position, qui, à l’époque, était précisément censé faire taire les revendications émancipatrices des femmes ouvrières : « contradiction principale ». La théorie était que la société de classes fondait seule toutes les inégalités, et que la condition des femmes (une contradiction secondaire) allait s’arranger naturellement après la révolution. Un peu de patience, donc… Judith Butler, qui ne s’est jamais particulièrement intéressée à l’exploitation ou aux miséreux dans son propre pays, et ceci précisément parce qu’elle défend que la condition féminine, homosexuelle et queer n’est pas secondaire et doit être pensée indépendamment de la « question sociale », semble croire que pour ce qui concerne la Palestine, en revanche, il faut temporairement sacrifier femmes, homosexuels et minorités de genre, puisque de toute façon tout ira mieux après la libération de la Palestine. Comme le Parti communiste des années 1960 théorisait la condition infériorisée des femmes, y compris dans le mouvement ouvrier, comme une conséquence du système capitaliste et en faisait ainsi un sujet dont il ne fallait pas s’occuper ici et maintenant, Butler théorise la haine des minorités sexuelles et la situation des femmes palestiniennes comme causées par l’occupant sioniste. Logiquement, il ne faut pas s’en occuper ici et maintenant mais soutenir coûte que coûte la lutte pour la libération. Applaudissons l’artiste qui, en s’inspirant d’une figure de pensée dépassée depuis plus de cinquante ans, crée une nouvelle catégorie d’intellectuels : celle de l’avant-garde ringarde.

Mais il y a une deuxième ligne de justification de cette solidarité. Elle repose sur un fantasme autrement plus compliqué. Non pas sur celui d’Israël cause de tout ce que les Palestiniens peuvent faire d’inhumain, mais sur celui d’Israël perfide. Perfidia judaïca, toujours elle, mais cette fois sous de nouveaux atours. Ici, on avance que la liberté absolue et les droits accordés aux minorités sexuelles et de genre en Israël, ainsi que l’égalité totale entre hommes et femmes dans la société civile israélienne, ne constituent qu’une stratégie sournoise de l’« entité sioniste » pour détourner l’attention des mouvements d’émancipation globaux de ce qu’elle inflige aux Palestiniens. Tout comme d’autres mouvements émancipateurs accusent des entreprises internationales de « greenwashing » lorsqu’elles publicisent à outrance leurs piètres mesures de protection de l’environnement, l’avant-garde – la moins ringarde cette fois – des mouvements d’émancipation des minorités sexuelles et de genre, en collaboration avec une certaine branche du féminisme, déclare que la politique d’Israël en leur faveur n’est rien d’autre que du « pinkwashing ». Par-là, on entend qu’Israël se peint en rose pour camoufler les taches de sang qui couvrent l’ensemble de son existence depuis 1948. En rose fluo peut-on supposer, sinon la couleur serait particulièrement mal choisie pour recouvrir ces sombres macules… Quoi qu’il en soit, ce qu’on affirme c’est que si les femmes et les LGBT+ jouissent en Israël de tous les droits, ce n’est certainement pas parce qu’Israël est un État de droit démocratique. Point du tout. Si ces droits leur sont accordés, c’est pour que la communauté LGBT+ et féministe internationale soit leurrée, qu’elle tombe dans le piège de la perfidie juive, et oublie le sort d’autres victimes d’injustice. « Tu ne me fais pas mal, tu dois être un salaud », telle semble être la réflexion ardue (ou tordue) qui se tient derrière cette forme de dénonciation d’Israël.

C’est là une ligne de la solidarité affichée avec Gaza et son régime politique qui rejoint véritablement la structure du masochisme – tandis que l’argumentation de Butler relève plutôt du narcissisme typique et somme toute assez banal de l’universitaire américain bien installé et bien nanti, convaincu de ce que c’est lui qui décide de ce qui est vrai et de ce qui ne l’est pas, quoi qu’il lui en coûte en termes de cohérence de pensée. L’argument du « pinkwashing » est plus curieux, et par là-même intéressant. Sa structure masochiste lui donne un tour qui permet à l’accusation de perfidie de se renouveler aujourd’hui. Certes, superficiellement, on pourrait penser que ce masochisme se résume dans une préférence qui va à celui qui garantit, sans détours, des mauvais traitements aux minorités sexuelles et aux femmes, et non seulement aux femmes israéliennes lorsque ses combattants parviennent à en faire leurs proies, à savoir le régime politique de Gaza. Pour un masochiste un peu simplet, ça doit être là une option rassurante. Mais pourquoi accompagner l’expression de cette préférence personnelle tout à fait légitime d’une haine féroce à l’égard de l’État de droit démocratique ? Pourquoi le soupçonner de double jeu et de perfidie pour légitimer sa préférence pour celui qui fait mal ? Tout simplement parce que c’est là l’essentiel. La solidarité avec Gaza, voire la Palestine, n’intéresse pas du tout ces mouvements d’émancipation. Ce qui se passe réellement dans ces contrées lui est au fond tout à fait indifférent. La passion qui le meut, c’est de dénicher la perfidie, le double jeu, la tromperie qui, en vérité, se logerait au fondement de toutes les sociétés démocratiques. Quête de la vérité qui ne peut pas ne pas s’attaquer en priorité aux plus grands menteurs de tous les temps : les juifs.

Il y a là en fait une pathologie politique d’époque. Comme si une partie de ces mouvements d’émancipation ne savait plus quoi faire à partir du moment où sa lutte pour des droits est couronnée de succès. Certes, pendant un temps, on peut et on doit continuer de se battre contre une société qui, dans ses replis, continue de générer des discriminations à l’égard des minorités sexuelles, tandis que l’État, c’est-à-dire la législation parvenue à respecter en droit la liberté et l’égalité des individus, ne le fait plus. Mais que faire quand la société, elle aussi, est devenue de ce point de vue tolérante, voire accueillante, comme c’est le cas pour Israël ? Que faire quand personne n’a plus envie de vous faire mal, et quand du coup souffrir n’est plus signe de puissance, puisque personne n’a plus le désir de vous faire souffrir ? Rappelons-le, le masochiste ne jouit pas de sa souffrance, mais du pouvoir que lui accorde son statut d’objet d’une violence que l’autre tient absolument à exercer. Lorsque cet autre n’en a plus cure de faire mal, la souffrance disparaît, certes, mais aussi le sentiment de puissance. 

N’est-ce pas de cela que se languit une partie de l’avant-garde des mouvements d’émancipation ? De cet endroit où l’autre veut absolument faire mal, et où on le tient « par les couilles » parce qu’on est l’objet de sa pulsion violente irrépressible ? Accuser Israël de « pinkwashing » qu’est-ce d’autre que d’objecter à cette société que l’on ne la croit pas, que l’on connaît ses instincts les plus sombres, et que, fort de ce savoir, on n’a pas perdu sa toute-puissance seulement parce qu’on a des droits et parce qu’on n’est plus discriminé ? Se solidariser inconditionnellement avec la cause palestinienne, c’est l’aubaine offerte pour trouver ici une issue pratique. Qu’est-ce d’autre, en effet, que de tenter de se mettre de nouveau à la place de cet objet haï sans lequel l’autre ne peut pas vivre, pas respirer, pas jouir ?   

Ce qui est effrayant dans cette solidarité, n’est pas que celles et ceux qui l’expriment se disent loyaux à l’égard de leurs véritables persécuteurs – à ce niveau, on n’a affaire à rien d’autre qu’à de la bêtise, et la bêtise consterne, mais ne provoque pas d’effroi. C’est plutôt que certains mouvements d’émancipation de pointe, avant-garde proclamée, dès lors que les groupes pour lesquels ils se battent sont égaux en droit, soient dans l’incapacité radicale de s’engager dans les progrès de la justice pour la société globale dont désormais ils font pleinement partie, et préfèrent mettre toutes leurs forces pour venir occuper, là où l’occasion leur en est donnée, la place de l’objet maltraité ; qu’ils préfèrent, confortablement installés dans leurs sociétés riches et démocratiques, depuis des campus dont les frais d’inscription dépassent largement le salaire d’une vie d’un Palestinien des territoires, s’identifier imaginairement à ceux-ci, perçus exclusivement comme des objets souffrants, et surtout jamais comme des sujets et acteurs politiques réels. Jouir de l’idée qu’ils tiennent le monde « par les couilles » en se mettant résolument du côté de ceux qui souffrent entre les mains de quelqu’un qui ne peut pas vivre sans faire du mal, voilà ce qu’ils préfèrent à la réflexion sur un monde commun qui pourrait être plus juste qu’il n’est – en particulier, incontestablement, pour les Palestiniens réels. 

Quant à la question de savoir de quel genre de conviction relève l’idée que les juifs, perfides comme ils le sont, ne peuvent pas vivre sans faire souffrir quelqu’un, le lecteur avisé saura certainement la nommer.


Karl Kraus

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