La marche contre l’antisémitisme du 12 novembre dernier a été perçue comme un succès. Les Juifs ne sont pas (si) seuls. La Rédaction de la Revue K. se demande aujourd’hui — car les enjeux subsistent — quelles sont les prochaines étapes nécessaires à une véritable prise de conscience face à la force de l’antisémitisme en France.
La montée de l’antisémitisme depuis le début des années 2000 forme désormais une séquence historique bien identifiable, avec ses crimes, ses attentats, ses réactions et contre-réactions, où alternent reconnaissances et dénégations. À quelques reprises, lorsqu’un pic ou un événement survint qu’on ne pouvait contourner sans mauvaise foi patente, la communauté nationale fut appelée à manifester contre l’antisémitisme. Cela a été nouveau le cas, un peu plus d’un mois après le 7 octobre, événement déclencheur d’une vague d’antisémitisme en Europe et en France que nul ne sait comment endiguer.
Chaque manifestation de ce type fut un moment important, à coup sûr salutaire pour la prise de conscience de tous. Cette prise de conscience se mesure à l’ampleur de la mobilisation, au soutien dont elle bénéficie de la part de la société et de l’État, des organes de la société civile comme des représentants politiques. Celle du 12 novembre 2023 a été un succès au sens où elle a répondu aux espoirs qu’avaient mis en elle ses initiateurs, les présidents des deux chambres, suivis par nombre d’organisations syndicales, d’institutions et de partis politiques. En province comme dans la capitale, la mobilisation citoyenne a eu lieu. Le fait mérite d’être salué, puisqu’il rassure les juifs sur le fait qu’en France, leurs inquiétudes rencontrent dans l’opinion compréhension et solidarité. Néanmoins, et sans rien méconnaître de la valeur de ce témoignage et de la garantie de protection qu’il traduit, ce qui s’y joue de plus décisif n’est pas là.
À chacune des manifestations de ce type, on s’est tenu sur un fil : d’un côté, bien marquer l’élément spécifique – il y a, en France, de l’antisémitisme – et de l’autre ne pas l’isoler trop fortement – « contre l’antisémitisme, et tous les racismes », n’omet-on quasiment jamais d’ajouter. Ce faisant, une gêne s’introduit, persistante : car on sent bien que la mise en série, si juste puisse-t-elle être en théorie, a en pratique des effets paradoxaux, dont il arrive qu’ils sapent délibérément une certaine focalisation de l’attention.
Or, précisément, la manifestation du 12 novembre se distingue des précédentes sous ce rapport. Elle a eu le mérite indéniable d’entériner non seulement qu’il y a de l’antisémitisme en France, mais aussi qu’il est très distinct des formes de haines et de discriminations dont font l’objet d’autres minorités culturelles, ethniques ou religieuses dans le pays. Très distinct dans sa forme comme dans son contenu, puisqu’en l’occurrence, il est clair que c’est bien moins de discriminations qu’il convient de parler que de persécutions – en l’occurrence de persécutions émanant de la société, et non pas de l’Etat, qui prennent la forme de violences verbales et physiques récurrentes, parfois ordinaires et parfois extrêmes. L’antisémitisme d’aujourd’hui n’est pas porté par des politiques publiques ni ne produit de jugements discriminatoires impliquant un traitement inégalitaire des personnes : il se manifeste par des violences sociales de degré variable, réparties sur un large spectre qui va de l’insulte au meurtre. Il en résulte que les juifs vivent dans la crainte.
Distinct sous l’angle de la violence qu’il produit, on admettra alors aussi que l’antisémitisme questionne autrement les conditions actuelles de l’intégration nationale. Cette distinction, la dernière manifestation en date en prend acte. C’est le nouveau pas qu’elle a accompli, marquant un seuil dans la prise de conscience, mais sans encore parvenir à l’expliciter. C’est que, semble-t-il, on n’en est pas encore là. Y arrivera-t-on d’ailleurs ? Rien n’est moins certain. Car le trait le plus marquant de la manifestation du 12 novembre 2023 a résidé dans le détournement d’attention très singulier qui l’a accompagné. Tout a gravité autour de la question : non pas qu’est-ce qu’être antisémite (spécifiquement), mais qui est antisémite (réellement) ? Ou plutôt, qui est antisémite et qui ne l’est pas ? Telle est la polémique dans laquelle on s’est enferré, s’épargnant ainsi l’effort nécessaire pour donner à la manifestation tout son poids et toute sa portée. Il importe peu de savoir en l’occurrence d’où cette polémique est venue, mais plutôt de se demander ce qui fait qu’elle a si bien fonctionné. Car elle fut une sorte d’aubaine malheureuse. On s’y est précipité, évitant ainsi d’affronter l’enjeu crucial – celui que le rassemblement doit porter au premier plan pour atteindre son objectif le plus salutaire.
On a pu suivre sans difficulté la façon dont la mise sous le tapis s’est effectuée. En annonçant sa participation à la manifestation, le RN a voulu signifier qu’il n’est désormais plus antisémite, comme s’il s’était agi d’un péché de jeunesse. Il lui a fallu confesser publiquement qu’il l’a été jusqu’à récemment – ce qu’il nie souvent et avoue parfois le dos au mur. De son côté, LFI, qui a annoncé ne pas se joindre à la manifestation, a proclamé haut et fort ne pas l’être, affirmant de surcroit ne l’avoir jamais été. C’est à travers ce jeu de renvois qu’on a vu la polémique enfler. Elle a logiquement soulevé la double question de l’ancien antisémitisme, supposément périmé, et du nouvel antisémitisme, qui refuse de s’assumer. Fallait-il y lire le prélude à l’analyse de la structure actuelle de l’antisémitisme ? Au contraire, tout a concouru pour que l’on ne s’engage pas dans cette voie. On a assisté à un ballet qui a reconduit au bout du compte une ancienne configuration bien connue de la politique française. Le jeu d’autodéfinitions et d’accusations croisées a conduit à une clarification du paysage politique : les partis de gouvernement et ses alliés viennent y occuper la position anti-antisémite, tandis que l’on peut soupçonner que l’antisémitisme, latent ou ouvert, est hégémonique dans l’opposition de droite et de gauche. De là résulte directement le malaise qui se condense dans la formule de « philosémitisme d’Etat », dont on constate la mise en circulation de plus en plus insistante, et dont on pressent qu’il fait office de nouveau paravent pour recouvrir les motivations antisémites réelles qu’il faudrait pourtant regarder en face.
Même si cette formule est récente, il est incontestable que le RN, ex FN héritier de la droite contre-révolutionnaire et ultra-conservatrice, n’a cessé de déplorer la mainmise des juifs sur la République. Un ensemble d’indices concordants laisse penser que cette topique continue de l’animer, malgré toutes ses dénégations. Après tout, les signes qui le confirment ne sont pas si anciens, si l’on pense à la façon dont ce parti a donné crédit à certains débordements des Gilets jaunes, ou encore aux manifs anti-vax. Il n’en reste pas moins que la formule de « philosémitisme d’Etat », quant à sa lettre, n’est pas de droite. Elle est née à l’extrême gauche de l’échiquier, qui la décline régulièrement en mettant en balance antisémitisme et islamophobie. L’équation, pour cette gauche, est alors des plus simples : dès lors que l’accusation d’antisémitisme n’est rien d’autre qu’un voile destiné à recouvrir l’islamophobie, l’anti-antisémitisme ne peut être que la marque de la domination, et donc l’expression d’un « philosémitisme d’Etat ».
Nous voilà alors dans une situation non pas inédite, mais que la manifestation du 12 novembre et les polémiques qui l’ont entourée ont rendu saillante : les deux pôles sur lesquels pèse l’opprobre de l’antisémitisme se réfléchissent comme dans un jeu de miroir. L’extrême droite qui se dit repentie, qui jure s’être définitivement désintoxiquée sans rechute possible et se déclare à présent philosémite, accuse la gauche d’antisémitisme, tandis que la gauche aujourd’hui hégémonique, par la voix de LFI et d’autres composantes de la NUPES, ne reconnait d’antisémitisme qu’à sa droite afin de se laver elle-même de tout antisémitisme, tout en dénonçant le philosémitisme d’Etat, et donc en attisant l’antisémitisme populaire.
Le ballet ne trompe personne : dans la mesure où dénonciation du philosémitisme d’Etat et antisémitisme populaire sont solidement noués, la configuration actuelle se révèle au bout du compte des plus classiques. Les juifs sont toujours associés au pouvoir d’Etat. Pour ceux qui rêvent de conquérir ce pouvoir, deux voies s’ouvrent, aux deux extrémités du champ : les choyer hypocritement, ou les abattre sincèrement. Dans cet étau, quelle option reste-t-il pour les juifs de France ? Prier pour le pouvoir d’Etat en place, qu’il les protège. Ou alors, aller respirer ailleurs. Certes, mais où donc?
Autre option, non exclusive des précédentes, et toujours possible, puisqu’elle ne consiste en rien d’autre qu’à réfléchir aux véritables coordonnées de la situation : traiter enfin avec les armes intellectuelles et politiques dont nous disposons ce que signifie être antisémite aujourd’hui en France.