Mamie-louche

(une autofiction)

 

George Segal, « Chance Meeting », 1989 © Wikiart.

 

Dans l’enfance, il y a une faille. Le trou de la maladie rare qui a touché ma hanche droite, m’a immobilisée, puis m’a fait boiter pendant un an. Petite fille titubante. Petite fille observée, regardée en coin, parfois moquée. Petite fille comme les autres, mais pas tout à fait. Grâce à un appareillage médical, le cartilage s’est reconstruit, la hanche a fonctionné à nouveau ; mais, pour moi, cette jambe repose sur une prothèse.

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« Mais pourquoi tu veux te rendre plus juive que tu ne l’es ? T’as de la chance de ne pas te trimbaler un nom qui, au moindre accrochage, devient la porte ouverte aux coups antisémites ! Non mais franchement, qui a envie d’être juif en France aujourd’hui ? »

Dans son persiflage à mon égard, Raphaël touche quelque chose qui lui est personnel, lui qui a hérité du nom du père de son père, seul juif de la famille, ce nom qui lui a apporté mésaventures et inclusions forcées, d’un côté comme de l’autre, alors que lui ne se sent impliqué que de très loin dans l’histoire du monde de ce nom.

Il est mon antithèse et mon meilleur ami.

Il opte pour la rétraction et la dissimulation, je préfère la divulgation et la déclaration. Il ne voit pas l’urgence, je suis dans l’anxiété.

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J’ai une mamie louche. Non, ce n’est pas qu’elle louche, aucun strabisme. Certes, elle sert et ressert le couscous ou la chouchouka à la louche, ce qui, j’en concède, a certainement joué dans le choix du surnom mamie-louche. Mais si je dis qu’elle est louche, c’est d’abord parce que, née Djora Lallouche, son patronyme diffère selon les documents ; c’est louche, non ? Je ne parle pas de la classique disparition du deuxième « l » de llouche, mais de la mystérieuse chute de cette même consonne initiale dans certains papiers datant de l’Algérie française : Djora Allouche. Ou bien encore, de la transformation du féminin en masculin dans d’autres imprimés : Djora Lellouche. Et même, à en croire certaines légendes domestiques, elle apparaîtrait parfois sous le nom de « Loullouche » (mais comme je n’en ai pas vu la preuve, mettons cela sur le compte de l’exagération familiale). Et puis son prénom, Djora… je ne connais personne d’autre qui le porte, même si je sais qu’il existe en Algérie, et en France aussi, importé. Lorsqu’elle est arrivée en métropole juste après la Seconde Guerre mondiale, tout le monde lui demandait de répéter son prénom pour être sûr d’avoir bien entendu l’incongruité –Laura ? Dora ? Dvorak ? Non, plutôt Djurdjura.

Ses parents, Abraham et Kakou, nés à la fin du 19e siècle, avaient donné à leurs enfants des prénoms qui ont toujours résonné à mes oreilles comme appartenant à un monde perdu, un conte de l’ailleurs : Semha, Yaakov, Sakina, Eliaou, et les deux enfants morts en bas âge, Mordechai et Mezeltoub.

Mais ce qui est encore plus louche chez mamie-louche, c’est que rien de son histoire algérienne n’est parvenu en France. Peut-être qu’elle a perdu son « bagage » (comme on dit en anglais) pendant le voyage. En un clic, effacé l’historique. Jeune femme, la dernière de sa fratrie et la plus rebelle, elle est partie d’Algérie, sans aucune étude à son arc, pour accompagner l’homme qu’elle aimait. En route, à Alger, dans une cérémonie civile, elle épousa ce jeune Kabyle du village voisin qui n’était pas le choix de la famille. Puis, il faut imaginer une autre image, juxtaposée, dans laquelle on les retrouve en France, dans la banlieue parisienne, à construire, dans la pauvreté et le labeur, une famille plus française que l’assimilation n’en demandait.

Le traumatisme est, étymologiquement, une brèche corporelle qui forme une plaie. Dans le cas de mes grands-parents, je me le figure comme une mer séparant deux terres, à jamais éloignées pour ceux qui traversent les eaux. Et avant cela, comme l’espace entre deux villages qui a été transgressé par l’amour. Et encore en amont, il a dû y avoir bien d’autres fractures pour en arriver à cette tabula rasa de l’identité de mamie-louche.

La transition inarticulable s’est manifestée sous divers symptômes : coupure des liens familiaux, non-transmission à leurs enfants du berbère qu’ils parlaient entre eux, déracinement culturel et religieux. Si bien que, parmi leurs quatre enfants, les deux derniers, dont ma mère, ont même été jusqu’à réclamer avec acharnement d’aller au catéchisme, pour suivre leurs petits amis de l’école républicaine. Les enfants ont eu gain de cause, et c’est ainsi qu’après les cas de « Musulmans catholiques » (indigènes ainsi nommés par l’administration coloniale parce que convertis au Christianisme) et du « Juif errant musulman » des livres d’Hélène Cixous, je peux affirmer qu’il y a dans ma famille des Juifs-musulmans-catholiques. Enfin, c’est une déduction logique… qui n’a néanmoins aucun substrat dans la réalité de ma mère, parfaite laïque et absolue non-pratiquante.

Je ne connais que peu de mon grand-père, décédé avant ma naissance, à part qu’il a obtenu son certificat d’études —ce qui n’est pas grand-chose aujourd’hui, mais qui n’était pas tout à fait rien à l’époque et compte-tenu de ses origines. Ouvrier assidu, il est mort de son travail à l’usine, dont les produits chimiques lui ont dévoré le cerveau. Une tumeur à laquelle il a succombé rapidement. Ma mère avait à peine vingt-trois ans et se souvient de son corps hâve des derniers mois, un squelette qui portait douloureusement une quarantaine de kilos. Elle adorait son père, qui lui rendait bien. Un homme qui alternait joie et anxiété, peut-être avec trop d’intensité, peut-être « bipolaire », dirait-on aujourd’hui. Ou simplement un homme dont l’histoire n’a pas été facile et qui a été écourtée par quelque chose qui le rongeait.

Ma grand-mère, jeune veuve, a continué une vie de travail à niveau de son éducation : nourrice et « dame de cantine », comme je le disais enfant. Beaucoup plus tard, je découvre dans les livres d’Albert Memmi ou, dans un tout autre contexte, de Romain Gary, qu’il existe en effet des Juifs très pauvres et sans instruction, qu’ils ne sont pas tous les artistes, intellectuels, ou les hommes et femmes de gauche engagés qui me font rêver pendant mes études. Néanmoins, je continue de me demander comment mamie-louche a pu être juive, puisqu’il semble n’y en avoir aucune trace chez elle. Aujourd’hui, faisant compagnie à son corps devenu fragile, observant son regard mélancolique posé sur l’écran de sa télévision, je n’ose plus lui poser de question, tant j’ai peur qu’elle s’effondre à jamais.

Comment ont-ils vécu la Guerre d’Algérie depuis leur banlieue française ? Je n’en ai que de pâles idées lacunaires. Il est assez probable que mon grand-père ait été proche, un moment, du Mouvement National Algérien, le principal concurrent du FLN. Mais rapidement il n’a plus participé à rien. Il a même enjoint à ses enfants de ne jamais se marier avec des Algériens, avec des Arabes. Retiré dans une grotte intérieure, il a continué à vivre dans le petit « melting-pot » maghrébin de leur HLM : Pieds-Noirs d’origine espagnole et italienne, Juifs, Marocains, Tunisiens – les voisins qui constituaient leur écosystème amical. Réfugiée dans le domestique, ma grand-mère, elle, s’est attelée à ne pas penser, se plongeant dans les tâches ménagères et les bavardages de bas- (ou moyen) étages qui constituaient, et constituent encore aujourd’hui, l’assiette quotidienne des discussions. Que sont devenus ses frères et sœurs ? Elle n’en sait rien.

Les enfants ont bien suivi la recommandation matrimoniale de leur père. Sauf ma mère, dont le choix est plus ambigu : un Libanais, donc arabe ? Peut-être ; quoique. Mais un Chrétien, un Maronite.

Fast forward

Lors d’une une soirée d’anniversaire à Paris, un type avec qui je discute me raconte que sa famille, des Juifs venus de l’Est (probablement de Pologne, je ne m’en souviens plus), s’est arrêtée à Strasbourg et a décidé de s’y installer ; pourquoi dans cette ville précisément ? Parce qu’ils trouvaient la ville festive et joliment ornée, ses habitants joyeux, accueillants, dansants. Un enchantement ! C’était, en fait, un 14 juillet, mais les braves en ignoraient tout. Nous avons ri. A mon tour, je lui raconte des histoires de famille, dont celle de la naïveté hilarante de mes grands-parents maternels découvrant le père Noël, ou de mon père débarquant du Liban et qui cherche désespérément son chemin pour l’école « Du Centre » de Paris, les passants ne devinant pas que ce jeune homme à l’accent chantant est accepté comme étudiant à l’École Centrale.

« Dis-donc, tu cumules les mandats, toi ! » me lance, un jour, un collègue français à qui je confie mon récit parental. Mais la vérité est que je ne m’en suis jamais rendu-compte en grandissant en France. Petite bourgeoise de la banlieue ouest-parisienne, j’ai grandi dans l’obsession de bien travailler à l’école (une chance que mamie-louche n’avait pas eue et qui est devenue le leitmotiv familial), dans l’interdiction de parler de notre histoire algérienne, et dans la honte (dont j’ai aujourd’hui honte) de la musique arabe que mon père écoutait dans la voiture. C’est peut-être avec la distance physique que j’ai aperçu l’ombre d’une profondeur jusqu’alors ignorée. Je suis partie aux États-Unis un 4 septembre (très républicain), le même jour où mon père a posé un pied en France, quelques années avant que la Guerre civile ne ravage son pays. J’avais vingt-trois ans, l’âge où ma mère perdait son père. L’âge où j’ai commencé à assumer mes origines « so cool ! », comme me dira un soir, dans un bar newyorkais, une Américaine gourmande d’exotisme. C’est depuis l’outre-Atlantique que se redéploie cette histoire.

Juive catachrèsique

Pendant mes études doctorales à l’université de Harvard, je suis un cours sur la question de l’identité juive chez Derrida. Nous sommes quatre étudiants, deux en licence, une fille en Master d’études juives, et moi, la plus goy du groupe, la Française qui fait sa thèse sur l’écriture littéraire de la mémoire des minorités en Algérie. Je découvre quelque chose de simple mais de fondamental, un bouleversement que, ni les recherches archivistiques, généalogiques, génétiques ni ma curiosité psychanalytique n’avaient provoqué en moi : que si le judaïsme est « terminable », pour reprendre le titre d’un livre de Yosef Hayim Yerushalmi, la judéité ne l’est pas. Et donc, que dans cet horizon de non-finitude, cette indéfinissable différence au cœur de l’identité juive a pu, peut-être, malgré tout, m’être transmise. Là où je m’étais empêchée de me dire juive, ne l’étant pas, je m’autorisais désormais à marcher avec une prothèse juive.

A la fin de ce fameux semestre de la révélation, dans les couloirs froids et souterrains de la Widener Library, la grande bibliothèque du campus, je croise mon professeur derridien, un Israélien-Allemand-Américain dont les parents venaient de Syrie, d’Iran, et d’Allemagne, et que j’apprécie beaucoup malgré sa constante mauvaise humeur. Nous discutons du projet créatif que nous devons lui exposer en classe pendant la dernière séance du séminaire. Dit grossièrement, il s’agit d’un collage. A la façon du Glas de Derrida, ce texte complètement fou et génial qui juxtapose sur chaque page une colonne de texte tiré de Hegel et une autre de l’autobiographie de Genet, sans compter les insertions (façon Talmud ?) de l’auteur-commentateur, nous devons mettre en tension deux régimes de discours. Deux textes qui, à la fois, mettent en lumière le problème crucial du concept de comparaison, mais constituent néanmoins une sorte de dialogue refoulé du dicible. Non sans hasard, et même par une sorte de nécessité égotique, j’ai choisi pour la première colonne des extraits de La Statue de Sel et d’Agar d’Albert Memmi, et, pour la seconde, des passages des Identités meurtrières et de Léon l’Africain d’Amin Maalouf. J’énonce des idées à mon professeur qui acquiesce, nous déblayons ensemble une partie du chemin conceptuel : judéité comme acte fondateur d’un devenir autre, d’un exil continu de soi-même, ligne de fuite, tension entre nomadisme et enracinement… Nous parlons dans un langage qui m’enveloppe, des mots qui donnent son juste poids à la réalité.

Puis, en cette courte journée de décembre que j’ai passée à mon bureau dans les fameux stacks, ces étagères interminables de la très riche bibliothèque, je lui confie mon malaise vis-à-vis de mon histoire familiale trouée, ma soif de communauté, mon sentiment d’imposture quand je dis, pour m’inscrire dans ce que je désire, que ma mère est juive car elle a des origines juives. Et c’est à ce moment qu’il énonce une formule magique : « Mais, Mona : catachrèse ! Fais de la catachrèse ! Tu es juive, par catachrèse ». Je suis époustouflée, interdite par la magie que le langage opère sur le réel. Puis, avec le temps, cet aphorisme sur lequel j’ai médité m’a fait sourire. Il faut savoir que mon professeur a une passion pour cette notion de catachrèse. Il a même écrit dans le Harvard Crimson, le journal étudiant de l’université, un article dénonçant une utilisation abusive de la catachrèse au sujet de l’antisémitisme, utilisation qui, disait-il, nuit au combat contre l’antisémitisme. Ce terme un peu technique de rhétorique est utilisé dans le cas de l’application d’un terme à une chose qu’il ne désigne pas correctement, ou la perversion d’un trope ou d’une métaphore. Dit plus simplement, la catachrèse signifie l’extension du domaine de signification d’un mot ou d’une expression : par exemple, être à cheval sur un mur, les bras d’un fauteuil, la plume du stylo, et, nouvellement, Mona la juive.

Être juive-par-catachrèse, comme l’on peut être « Jew-ish » –à peu près juif, le « ish » anglais indiquant l’approximation.

Le non du père ; la mère tout ouï(e)

J’ai grandi sans religion mais toutes étaient invitées à la table de mes parents. Quand on parlait du Moyen-Orient, et en particulier du Liban, d’Israël, des Palestiniens, mes parents s’énonçaient dans des « Ah ? » « Espérons ! » « Vraiment ? » « Peut-être… » « D’accord… » « Non, mais… » « Oui, mais… ». Au fil des ans et à l’image du monde, ils se sont retranchés dans des discours hermétiques, des langages exclusifs et parfois autoritaires. Aujourd’hui, quand on parle d’Israël, mon père, l’intellectuel du couple, se referme dans une non-écoute qui est un NON. Ce n’est pas un non de départ, un non de la haine, du rejet, de l’ignorance. C’est presque plus dur : c’est un non d’arrivée, éclairé, un non d’après une vie de lectures, de connaissances. Un non qui dit « À ce point, non ». Un non de déception, qui se recroqueville sur lui-même jusqu’au silence. Il m’a pris plusieurs années pour comprendre que ce non n’était pas, non plus, un non absolu. Il y a un effet d’optique, une relativité dans cette négation. A mesure que se construisait et se renforçait Israël, le pays de mon père se détruisait et devenait impossible. Il y a un certain nihilisme de vieillesse chez mon père. Ce qui rend son non encore plus violent. Où serait le curseur paternel oui/non si le Liban avait su ou pu intégrer ses réfugiés palestiniens, si le pays avait surmonté ses divisions et endigué sa corruption ? Je ne sais pas. Que sais-je vraiment des chemins de sa pensée, moi qui n’ai pas eu à prier cinq fois par jour pendant vingt ans dans une école chrétienne, moi qui connais une Histoire différente de celle que lui a étudiée ? Il faudrait plus qu’un nom pour dire ce non, sédimentation de névroses personnelles, de psychoses collectives, de collision de savoirs exogènes.

Parfois, une parenthèse s’ouvre au milieu du pessimisme lucide de mon père : il nous raconte des souvenirs heureux de son enfance marquée par l’idylle du trio tout abrahamique qu’il formait avec Daoud le petit juif et Marwane le petit musulman. Des amis inséparables, qui ont été séparés. Et tout à coup, la parenthèse se referme : la Syrie, l’occupant prédateur, ou Israël, le bloc fantasmatique, réapparaissent, figures de la négation de son enfance beyrouthine.

Ma mère aussi voit Israël d’un bloc, mais celui, magnifié, de l’édification. Du projet ; le passage du bloc-notes au bloc de pierre. Ma mère aime les projets bien menés. En réaction à mon père, ou par conviction profonde, ma mère, tout ouïe, est toute OUI. Elle admire, elle relaye, elle se projette. Par nature positive, elle a une tolérance bienveillante envers ce pays qu’elle n’a désormais plus envers aucun autre pays de la région. C’est un principe. Une règle, qui n’est pas dépourvue de violence, et qui pourrait s’énoncer ainsi : même quand Israël a tort, Israël a quand même raison, car il le faut. Il y a un sentiment de nécessité quasiment pathétique dans ce « car il le faut », derrière ce mur qui semble si sûr de soi. « Car il le faut » : sinon quoi ? Parfois, je pense que ma mère a secrètement peur. Une peur qui remonte de loin, pas de sa vie d’adulte, peut-être même pas de sa propre vie. Une peur, tapie et tenue en laisse, qui l’a rendue femme forte, à tendance péremptoire.

En un autre sens que mon père, elle aussi refuse de voir l’hétérogène, les fissures d’un bloc qui n’est qu’une projection. Elle ignore, elle détourne le regard ou la conversation. De quoi ?  De l’« objet petit a », les Arabes, ou grand A, les autres, d’ultrareligion juive. Elle préfère les faire sortir de son site de construction mentale. Je crois que pour elle, qui n’est jamais allée en Algérie et pour qui l’imagination d’un autre pays intime que la France était inconcevable, pour elle, pourtant la pragmatique d’entre nous, Israël est d’abord un concept. L’idée d’un pays qui ne soit pas celui, empêché, des racines algériennes, mais celui, autorisé, des origines hébraïques. Pour ma mère, la juive non-juive, Israël ouvre le futur, tandis que l’Algérie fermait le passé.

Mes parents s’éloignent progressivement de ce qu’un OUI ou un NON peuvent avoir de noble, de nuance, d’ouverture à son contraire. Ils se construisent dans le désaccord, ils vieillissent dans l’opposition, qui est peut-être, pour eux, une forme d’amour récalcitrant.

Potentielle

Pendant mes années de doctorat, je passe la plupart de mes weekends à New York, ma ville adorée. J’ai même obtenu une bourse pour suivre une summer school à l’université Columbia, afin de débuter l’apprentissage de la langue arabe, que mon père n’a jamais parlée à ses enfants. Dans cette ville extravagante, je fais des rencontres tout à fait romanesques. C’est ainsi qu’un soir, dans l’Upper West Side, en attendant le métro qui doit me conduire à Brooklyn où je suis invitée à une soirée, je rencontre celle que j’aurais pu être. Sur le quai, nous sommes seulement quelques-uns, dont une jeune femme de mon âge qui arrive peu de temps après moi et se plonge dans son livre. Après quelques minutes, elle s’approche de moi et me demande si j’ai une idée de l’heure à laquelle est passé le métro précédent. Je remarque que son livre est en hébreu. La conversation est engagée. Nous discutons tout le long du trajet, comme deux amies qui viennent de se retrouver après des années de séparation. Elle est arrivée aux États-Unis pour ses études il y a trois ans, elle vient de la banlieue de Tel Aviv, son père est originaire d’Irak, et sa mère d’Algérie. Ils se sont rencontrés en Israël. Elle étudie la philosophie et l’économie. Elle vit dans l’Upper West Side mais va essayer de déménager à Williamsburg ou Green Point. Elle aimerait aller à Boston pour rencontrer certains professeurs. Les portes du métro s’ouvrent, c’est déjà ma station. Vite, il faut s’échanger les noms, on se retrouvera sur les réseaux sociaux, puis on s’enverra nos numéros de téléphone. Elle me dit son nom, mais le bruit du wagon m’empêche de bien le saisir. Elle répète et je crois entendre mon prénom ; je n’en reviens pas. Non, impossible, je suis trop égocentrique. Je lui redemande, au risque d’être lourde au point de briser une amitié tout juste naissante. Et elle crie « Yona ! », « Yona Cohen » ! Vertige de l’écho de nos prénoms et du miroir des significations de nos noms, mais je dois au plus vite lui communiquer à mon tour mon nom, « Mona El Khoury ! Khoury comme Cohen mais en chrétien ! ». Elle rit, je suis soulagée, la relation est sauve. Dix ans plus tard, Yona est une amie proche, et m’a même décerné, un jour, le titre de « honorary Jew ».

Je me sens comme une visiteuse par rapport à mon nom. Quelqu’un qui y séjourne tout en gardant une distance d’étrangeté. Je ne parle pas l’arabe, la langue dans laquelle il s’énonce, je ne suis pas chrétienne, comme il le désigne, je ne suis pas libanaise, comme il le connote. Il me rattache à mon père, qui n’a pas pu ou su me transmettre sa culture. Un lien vers une absence. Somme toute, c’est assez classique.

Le fond du puits

Lors d’une séance, une psychanalyste me dit : « Ce que vous me racontez me fait penser au tableau de Ingres, ‘La Vérité sortant du puits’, votre vérité, la mère de la mère, cette vérité qui s’épluche comme une peau d’oignon ». Voir ce qui se cache à l’intérieur d’un nom, ce qui est effacé par le patronyme. Le retourner comme on retourne un gant. Pour en dévoiler l’envers, l’intérieur. Je ne sais si ce tableau dont elle parle, en réalité peint par Jean-Léon Gérôme, admirateur de Ingres, et interprété comme un commentaire sur l’Affaire Dreyfus, illustre mon récit. On y voit une femme nue, sortant d’un puits, une jambe à l’extérieur, et tenant dans la main un martinet « pour châtier l’humanité », comme le précise le titre complet de l’œuvre. Ce qui m’apparaît certain, en revanche, c’est la pertinence de l’aphorisme éponyme de Démocrite, au regard du murmure de mon histoire familiale : « En réalité, nous ne savons rien, car la vérité est au fond du puits ».

L’écriture, avec sa farandole de lettres et de signes, est comme une danse autour de ce puits, que je conçois davantage comme le tonneau des Danaïdes d’un langage qui, par plaisir, refuse le point final.

~~~~~~

« Parce que tu crois que c’est facile de porter mon nom dans le contexte contemporain ? On m’assimile à une entité arabo-musulmane, alors que je ne suis ni l’une ni l’autre ! », ai-je répondu à Raphaël.

« Et que tu détestes les entités ! », ajouta-t-il, avec son humour habituel.

« Tu te souviens l’autre soir, à la soirée de ta copine journaliste, quand ce type a déversé sa haine antisémite dans mon oreille, croyant être en compagnie alliée, juste après avoir entendu mon nom ? Ou bien, au colloque sur l’Algérie, quand cette femme dans le public m’a lancé un commentaire raciste pour soulager son allergie aux Arabes… J’ai l’impression d’être prise dans la tenaille du rejet. »

« Voyons le bon côté des choses : au moins, avec ce nom tu es capable de débusquer les racistes et les antisémites ! »


Mona El Khoury

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