La petite phrase d’Emmanuel Macron au sujet de la dette originaire d’Israël à l’égard de la communauté internationale marque la persistance d’une image surannée des juifs et de leurs rapports aux nations. Gabriel Abensour rappelle dans ce texte de quelle histoire le sionisme réalisé est le produit, et en quoi cette parole présidentielle semble moyenâgeuse.
« M. Netanyahou ne doit pas oublier que son pays a été créé par une décision de l’ONU ». Cette phrase insidieuse aurait été prononcée par Emmanuel Macron en conseil des ministres. Si le président a affirmé que ses propos avaient été déformés, l’Association Presse Présidentielle s’est offusquée de cette remise en question, qu’elle considère comme une grave « remise en cause de la déontologie de la presse ». Toujours est-il que cette phrase, si elle a été prononcée, n’est pas uniquement une faute diplomatique à l’égard d’un État souverain ; elle témoigne d’une incapacité tout occidentale à se libérer de l’image du Juif comme éternel étranger dont l’existence même serait une faveur accordée avec une mansuétude toute condescendante. Il est probable que cette déclaration suscite l’ire des communautés juives à travers le monde, tout en provoquant une fois encore l’incompréhension de leurs voisins non-juifs, qui n’y verraient eux qu’un légitime appel au respect du droit international. Et pourtant, ce n’est qu’à travers le prisme de quinze siècles de vie juive conditionnelle et conditionnée en Occident que l’on peut réellement appréhender le sens de cette phrase.
On aura beau invoquer la surinterprétation juive, force est de constater que l’on ne saurait imaginer un dirigeant occidental oser rappeler aux centaines de peuples dominés, opprimés ou colonisés par l’Occident que leurs existences contemporaines en tant que nations sont dues à la grâce des anciens empires et de leurs métamorphoses internationales. Après tout, comme se plaisait à le rappeler l’extrême droite française la plus sordide, l’Algérie n’avait jamais eu d’existence en tant qu’État-nation avant 1962. Tout comme il est impossible de dire que de nombreux pays asiatiques et africains « doivent » leur existence à la résolution 1514, « Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux ». Un état ne peut pas être créé artificiellement, ex nihilo. Tout au plus, il peut recevoir une reconnaissance internationale basée non pas sur la charité, mais sur les termes du droit international quant à l’autodétermination des peuples. Les autres États-nations, s’ils ne peuvent pas créer des états, peuvent cependant bloquer ce droit universel à l’autodétermination. Rappelons par exemple au président l’actuelle revendication du peuple kanak envers la France toujours colonisatrice.
Un état ne peut pas être créé artificiellement, ex nihilo. Tout au plus, il peut recevoir une reconnaissance internationale basée non pas sur la charité, mais sur les termes du droit international quant à l’autodétermination des peuples.
C’est à l’époque médiévale qu’il nous faut remonter si l’on veut comprendre les racines de cette existence juive conditionnée à la grâce d’une instance politique tierce. Au Moyen Âge, en Europe chrétienne, les Juifs étaient tolérés dans différents royaumes et principautés. Ils recevaient pour ce fait un édit de tolérance de la main du seigneur local, du prince ou de l’évêque. Forts du statut de servi camerae regis (serviteurs de la couronne), ils dépendaient directement du roitelet local qui, en retour, avait le devoir de les protéger. Lorsqu’une crise frappait la région, qu’il s’agisse d’une épidémie, d’une famine, ou lorsque, pour quelque raison que ce fût, il fallait apaiser l’ire populaire, il suffisait de révoquer ledit édit, et d’espérer que la grâce divine reviendrait sur la cité une fois les Juifs chassés. Les évêques, les rois, les princes, n’étaient pas nécessairement antijuifs ; ils étaient avant tout pragmatiques. Il valait mieux sacrifier une poignée de Juifs pour la paix civile, plutôt que de les défendre et de risquer la perte du pouvoir. Ils pouvaient pour ce faire aisément s’appuyer sur la doctrine officielle de l’Église, théorisée par Augustin, sur la préservation du peuple juif comme peuple témoin.
Les Juifs eux-mêmes acceptaient cette situation avec une résilience certaine, notamment parce qu’ils partageaient avec leur oppresseur le paradigme faisant du Juif un étranger. De par leur histoire et de par leur foi, ils se considéraient comme une nation, un peuple en exil, dispersé au sein de la Gentilité. Leurs départs constants, leurs expulsions répétées, n’étaient que le reflet terrestre de mouvements théurgiques dans les sphères célestes, où chaque souffrance, chaque persécution, correspondait à un réajustement divin, en attendant le retour miraculeux sur la terre promise. Puisque cet article est publié durant la fête de Souccot, célébrant entre autres la fragilité de l’existence juive, mentionnons le poème d’Eleazar Ha-Kalir (VIe siècle), illustrant parfaitement cette théologie politique juive dans un texte lu dans toutes les synagogues ashkénazes depuis des siècles, le jour de Souccot :
Je suis une muraille, Pure comme le soleil.
Exilée et repoussée, Comparée au palmier.
Pour Toi je suis sacrifiée, Considérée comme brebis d’abattoir.
Dispersée parmi les haineux, Mais enlacée et attachée à Toi.
Je porte Ton joug, Unique à Te sanctifier.
Opprimée en exil, J’apprends Ta crainte.
La joue meurtrie, Livrée aux coups.
J’endure Ta souffrance, Pauvre et tourmentée.
Rachetée par Ta bonté, Troupeau sacré,
Assemblées de Jacob, Marquées de Ton nom.
Nous crions : Sauve-nous !
Soutenus par toi. Délivre-nous !
Les Juifs n’évoluant pas en vase clos, leur auto-conception comme « muraille » spirituelle endurant les pires tourments pour ne pas abandonner leur Créateur s’effrita avec l’avènement des Lumières. Après quinze siècles, l’Occident chrétien semblait en pleine mutation, prêt à réduire l’impact du religieux pour mettre en avant une citoyenneté partagée, au sein d’un État appartenant aux populations qui le constituent. Au lieu des édits de tolérance du Moyen Âge apparurent les premiers décrets d’émancipation, notamment en France.
Bien évidemment, les Juifs devaient payer leur dû pour mériter cette nouvelle citoyenneté. Et dans leur ensemble, ils l’acceptèrent largement. Les Juifs de France qui, à travers le grand Sanhédrin réuni par Napoléon, affirmèrent haut et fort qu’ils appartenaient désormais à la nation française, qu’ils respecteraient les lois françaises, qu’ils se battraient pour ce pays, pour cette patrie, et qu’ils considéreraient les autres citoyens français comme leurs frères. En Allemagne, en Hongrie, et dans les autres pays où l’on voulut bien émanciper les Juifs, les réponses furent similaires. Les Juifs se sépareraient de leur ethos d’antan en échange d’une inclusion réelle au sein des nations où ils vivaient depuis plusieurs siècles, parfois depuis plusieurs millénaires, exilés et repoussés.
Malgré une intégration fulgurante des Juifs, malgré une assimilation à tous les niveaux de la société et un engagement patriotique des plus ardents, l’émancipation s’avéra être un leurre pour nombre d’entre eux. Un antisémitisme racial, politique et culturel remplaça bien vite le vieil antijudaïsme chrétien. Les antisémites ne manquaient pas de le rappeler : la citoyenneté du Juif était elle aussi conditionnelle. Sans grande surprise, l’affaire Dreyfus, où la mise en accusation du Juif servait une fois encore à rétablir la paix sociale, fut l’un des déclencheurs du sionisme politique. Un journaliste autrichien d’origine juive, lui-même fervent partisan de l’assimilation, constata à Paris que même près d’un siècle après un engagement patriotique ardent, le Juif était encore et toujours considéré comme un citoyen différent des autres, à part, dont la citoyenneté restait encore et toujours à prouver. Theodore Herzl organisa ainsi le premier congrès sioniste, à Bâle.
Malgré une intégration fulgurante des Juifs, malgré une assimilation à tous les niveaux de la société et un engagement patriotique des plus ardents, l’émancipation s’avéra être un leurre pour nombre d’entre eux.
Si le sionisme politique fut enclenché en Europe occidentale par des Juifs a priori assimilés, c’est chez les Juifs du reste du monde qu’il rencontra bien vite un large succès. En Europe de l’Est, en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, de plus en plus de Juifs plaçaient leurs espoirs dans le sionisme naissant plutôt que dans l’élargissement de la politique d’émancipation dont les échos arrivaient à Bagdad, Fès, Tunis et Damas à travers les empires coloniaux français et anglais. Lorsque la première association sioniste fut créée au Maroc en 1900, son fondateur, David Elkayim, faisait explicitement référence à l’antisémitisme français pour expliquer à ses ouailles qu’il était vain d’espérer vivre à la grâce de l’Occident.
Puis vint la Shoah, qui détruisit définitivement aux yeux de nombreux Juifs les promesses émancipatrices. Les Juifs, peu importe leurs actions, peu importe leur degré d’adhésion à leur patrie adoptive, seraient toujours tout au plus tolérés. Leur citoyenneté serait toujours conditionnée. Pour paraphraser Simone de Beauvoir, il suffirait d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des Juifs soient remis en question. Ces droits ne seraient jamais acquis. Pour ne mentionner que la France, on se rappelle que l’État français sous Vichy accepta non seulement de mettre en place une législation antisémite, mais le fit avec un zèle rare, n’hésitant pas à initier des rafles. Il n’épargna pas non plus les Juifs des colonies. Ceux d’Algérie, pourtant français depuis 1870 et ayant payé un lourd tribut lors de la Première Guerre mondiale, virent tout simplement leur citoyenneté révoquée. Ceux du Maroc et de Tunisie, qui avaient pour statut celui d’indigène, subirent différentes vexations et persécutions. Pour le juif français moyen, l’explosion de l’antisémitisme en France après le 7 octobre ne surprend plus. Elle était attendue.
Nous voilà arrivés à la phrase du Président Macron. Certes, en 1947, l’ONU vota pour la création et l’existence d’un État juif sur une partie de la Palestine mandataire. L’ONU était alors une instance néocoloniale, entre les mains des puissants ayant gagné la Seconde Guerre mondiale, qui s’octroyait le droit de créer des nations ou de les défaire, sur la base de frontières complètement décousues, ne prenant pas du tout en compte les réalités du terrain, et responsable jusqu’à aujourd’hui de nombreux conflits dans le monde. L’État d’Israël aurait-il existé sans ce vote ? Voilà une question à laquelle nul ne peut répondre. Toujours est-il que le mouvement qui lui donna naissance – le sionisme – existait bien avant l’ONU. Tout comme le sentiment qui poussa des millions de Juifs à travers le monde à immigrer vers la terre d’Israël après sa création. Sans ces millions de Juifs – preuve écrasante à la fois de la persévérance de ce peuple et de l’altérité à laquelle il était réduit malgré lui en Occident comme en Orient – ce pays n’aurait jamais survécu à ses premières années.
Voilà bien longtemps que les leaders occidentaux, Macron inclus, se croient investis du devoir de rappeler constamment leur « attachement » au droit à exister de l’État d’Israël. Comme si cette existence dépendait encore de leur bon vouloir.
Le fait que la moitié du peuple juif ait rejoint un pays du tiers-monde devrait interroger tout dirigeant politique avisé. Le fait que les Juifs de France affluent en Israël même lorsque celui-ci traverse une guerre existentielle devrait pousser tout président à une remise en question politique. Mais plutôt que de réfléchir à la perpétuelle exclusion politique des Juifs, Macron préfère faire de l’État d’Israël le nouveau Juif des nations. Celui-ci est toléré ; son existence est conditionnée à sa capacité à ne pas déranger. S’il faillit, s’il n’est pas immaculé, s’il est parfois un État trop comme les autres, violent comme les autres, en guerre comme tant d’autres, alors cette grâce pourrait lui être retirée.
Pourtant, l’État d’Israël n’a pas été fondé dans une perspective juive traditionnelle. Au contraire, la majorité des leaders sionistes espéraient qu’à travers une existence nationale, le peuple juif arriverait enfin à obtenir une existence normale. « Un peuple comme tous les peuples », disaient les premiers leaders sionistes. Cet abandon – ou plutôt cette sécularisation – de la théologie juive traditionnelle reste jusqu’à aujourd’hui le socle de l’opposition d’une partie des orthodoxes à l’État d’Israël. S’il existe un échec du sionisme, c’est bien celui d’avoir cru à la « normalisation » du peuple juif à travers la création d’un état. Mais la raison principale relève de l’obsession internationale à renvoyer Israël à son statut médiéval du Juif gracié par les nations. Cette attitude exacerbe le sentiment juif que le monde, et tout particulièrement l’Occident, ne laissera jamais les Juifs en paix. Elle empêche de considérer Israël pour ce qu’il est réellement : un minuscule territoire, plus petit que la Bretagne, en proie à un conflit somme toute similaire à tant d’autres dans sa région. Cette obsession internationale, particulièrement manifeste à l’ONU, ne fait que conforter les voix les plus extrêmes en Israël et au Moyen-Orient. Ironiquement, elle compromet également les ambitions de leaders comme Macron de se faire une place sur la scène internationale, perpétuant ainsi un cycle de méfiance et d’incompréhension mutuelle.
Évidemment, l’Occident n’a pas attendu Macron pour conditionner l’existence d’Israël. Voilà bien longtemps que les leaders occidentaux, Macron inclus, se croient investis du devoir de rappeler constamment leur « attachement » au droit à exister de l’État d’Israël. Comme si cette existence dépendait encore de leur bon vouloir. Comme si la magnanimité avec laquelle ils accorderaient à Israël cette grâce de vivre, de survivre, était leur ultime façon de s’inventer une puissance révolue en rejouant ad libitum la posture des roitelets accordant, et retirant, des privilèges aux Juifs.