Levinas politique

La pensée de Levinas procède avant tout d’un souci éthique, qui semble l’élancer vers des hauteurs étrangères à la mêlée politique. Pour autant, on trouve en certains points clés de son œuvre des considérations politiques audacieuses et en mesure d’éclairer notre action sur le présent. Jean-François Rey nous fait ici découvrir ce versant trop souvent survolé du philosophe. 

 

Emmanuel Levinas, Wikipédia Commons

           

Emmanuel Levinas est d’abord un philosophe. S’il lui arrive de parler de ‘’politique’’, c’est en philosophe qu’il l’aborde. Aussi rares soient-elles, ses interventions explicites dans des revues ou des colloques ne donnent jamais lieu à des analyses proprement dites du présent, mais plutôt à des commentaires, souvent lapidaires, et en lien direct avec ses propres recherches. Ainsi en est-il d’un article publié dans les Temps modernes, où il salue la visite du président égyptien Sadate à Jérusalem : « Politique après ! »[1].  Levinas y parle de la paix comme d’une promesse ouverte et réaliste plutôt que de la faire passer par une grille d’analyse en termes de géopolitique ou de rapports de forces. Pourtant, qu’on ne s’y trompe pas, cet ‘’après’’ n’est pas marque de dédain ou de mépris à l’égard de la politique. Plus largement, à relire ses contributions annuelles aux Colloques des intellectuels juifs de langue française, on peut y retrouver des éléments de philosophie politique. Or celles-ci se présentent, à chaque fois, comme des ‘’lectures talmudiques’’, pour lesquelles il prie d’excuser son incompétence ! Prenant appui sur un extrait de la gémara, il expose dans sa langue propre, mais toujours en respectant la logique du texte, des réflexions de philosophie politique beaucoup plus précises et audacieuses que dans ses grands opus philosophiques (Totalité et Infini -1961, Autrement qu’être -1974, De dieu qui vient à l’idée -1982). Ainsi en est-il de son étude sur la nature et le devenir de l’État : « État de César et État de David », où il esquisse un possible dépassement de l’État romain, équilibré dans son droit, vers un État pré-messianique[2]. C’est là que l’on saisit la complexité et l’audace d’un Levinas ‘’politique’’. Toutefois, on ne peut pas se dispenser de rapporter ces ‘’études de cas’’ à ses grandes œuvres philosophiques.

L’homme ne serait pas, pour Levinas, loup pour l’homme, mais homme pour l’autre homme.

Lisant simultanément les opus de 1961 et de 1974 avec les lectures talmudiques, publiées dès les années 70, on peut y retrouver une pensée très fine de l’État vu à travers un véritable ‘’Contre Hobbes’’, selon l’expression de Miguel Abensour. Il n’est pas sans conséquence pour les lecteurs d’aujourd’hui de s’y rapporter, singulièrement en France. Accorder à Hobbes que l’État serait le grand Léviathan qui inspire terreur et soumission à différents clans armés en lutte les uns contre les autres, ce serait valider la seule logique de la domination autoritaire lisible dans les discours ministériels où l’on affiche la priorité au « souci sécuritaire » et au « retour à l’ordre ». Si, pour Hobbes, le paysage quasi originaire d’une cohabitation humaine laissée à elle-même serait celui de la guerre de tous contre tous où l’homme est « un loup pour l’homme », pour Levinas il s’agit là d’un a priori trompeur. En regard de Hobbes, la philosophie politique de Levinas paraitra naïve et ‘’désarmante’’ aux yeux des réalistes du rapport de forces. L’homme ne serait pas, pour Levinas, loup pour l’homme, mais homme pour l’autre homme. Il ne s’agit pas d’une lecture angélique, mais d’un effort pour s’extirper d’une vision fantasmée de la guerre originelle consubstantielle aux discours autoritaires, de droite comme de gauche, dont on peut se faire une représentation contemporaine à la lecture de Carl Schmitt. Pour Levinas, s’il fallait contenir et limiter, ce n’est pas à une violence originaire qu’il faudrait se rapporter, mais plutôt à une disposition de l’homme pour l’autre homme qui, sans limitation, virerait à « l’hémorragie » : solidarité, hospitalité, accueil de l’étranger. Sur ce dernier point, pour Levinas, être un hôte pour l’étranger relève d’une ‘’exposition‘’ à autrui, non comme menace pour notre autochtonie, mais comme accueil fraternel et militant. Si l’on doit définir une politique d’accueil, ce n’est pas en mettant en avant des fantasmes irrationnels de ‘’submersion’’, mais en limitant, quand c’est nécessaire, l’exposition de chacun. Si elle me consume dans son obligation même (« accueille l’étranger »), c’est en raison de la pluralité des êtres à secourir. Loin d’une logique de ‘’quotas’’, fonder la politique sur l’accueil et ses modalités pratiques, c’est reconnaitre comme une donnée politique élémentaire que la pluralité n’est pas d’abord une question de nombre et qu’une limite peut être donnée à la générosité du pour autrui.

          Car, s’il y a un autre de l’autre, et d’autres parmi beaucoup d’autres, il faut introduire la notion de Tiers, « comme devant une cour de justice »[3]. Avec la « comparaison des incomparables »[4], Levinas accède au temps de la politique qui, sans rien céder sur le pour autrui, fait de la justice, non pas une pure institution de l’État de droit, mais, en priorité, une instance où chacun accepte d’être comparé, pesé, jugé. Position originale qu’on ne peut déduire ni d’Aristote ni de John Rawls. Or, la plupart du temps, on recule devant cette « extravagante hypothèse »[5], plutôt que de l’examiner sereinement, tant la violence légitime de l’État peine à s’arracher à son origine sur fond de guerre civile. Lorsque Levinas reprend à son compte les célèbres paroles, « priez pour l’État, car sans lui les hommes s’avaleraient les uns les autres », il ne régresse pas à un constat hobbesien, mais il situe sa propre pensée au niveau d’un État dont Rome est le nom propre : si Rome s’équilibre, provisoirement, par son droit, en faisant cesser les guerres civiles, Rome est loin d’avoir le dernier mot. Levinas ne donne pas, lui non plus, le mot de la fin, mais ouvre une réflexion et une recherche sur une ligne de fuite qui passe par un dépassement, non pas du droit, mais de la politique comme seul horizon d’intelligibilité du rapport social.

La brutalité nue des hordes hitlériennes avait pour ambition de rompre avec toute l’histoire de la culture comme émancipation.

         Que Levinas ait conscience des fragilités de nos démocraties fondées autour de l’État de droit, rien ne le montre mieux que la lecture de son article de 1934 dans la revue Esprit : « Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme »[6]. S’il recourt au terme de ‘’philosophie’’ pour qualifier les nazis, ce n’est pas par imprudence, mais pour montrer que le nazisme est la rupture la plus radicale avec tout le mouvement et toutes les écoles philosophiques qui ont alimenté la pensée et la culture occidentale, qu’elle s’exprime dans le christianisme, la philosophie des Lumières et les pensées de l’émancipation sociale, ou dans le marxisme. La brutalité nue des hordes hitlériennes avait pour ambition de rompre avec toute l’histoire de la culture comme émancipation. Bien plus tard, lorsqu’il préface une réédition américaine de l‘article de 1934, il y voit l’expression d’un « mal élémental », c’est-à-dire d’une réalité, à la fois chose et concept, dans laquelle on respire avec de plus en plus de difficulté et qui n’offre que le meurtre comme perspective[7]. Après la guerre, Levinas fut lu comme un auteur politique de premier plan par des hommes aux prises avec le totalitarisme stalinien ; en particulier par les rédacteurs tchèques de la Charte 77 : Ian Patocka, Vaclav Havel et Ian Sokol, familiers de son œuvre. Emprisonnés ou marginalisés, ces hommes et ces femmes intégraient à leur lutte un auteur qu’ils ne prenaient pas pour un penseur expérimental de la politique, mais comme un appel de liberté et de sagesse. De l’avis de Ian Sokol, il n’était pas erroné de voir en Levinas un ‘’social -démocrate’’ au sens noble du terme.

Et c’est peut-être bien à nouveau vers Levinas qu’il faudrait désormais se tourner à l’heure où les démocraties ‘’illibérales’’ menacent d’emporter l’Europe et où Trump fait s’effondrer tout à la fois la consistance et la dignité du Politique. Dès 1961, dans un passage sous-estimé de Totalité et Infini, Levinas évoque le « pathétique du libéralisme » qui « consiste à promouvoir une personne en tant qu’elle ne représente rien d’autre, c’est-à-dire précisément un soi »[8]. Belle définition de l’État de droit qui ne repose pas, institutionnellement, sur son appareil, mais bien sur une notion philosophique de l’individu comme Soi. « L’État libéral, écrit Levinas, est une catégorie de l’éthique »[9]. Il n’ignore rien des limites et des apories du libéralisme politique. S’il en souligne le « pathétique », c’est qu’il en connait la fragilité, sa disparition toujours possible, mais aussi un lien, souvent minoré, à la sensibilité, éclairée de la notion phénoménologique de ‘’pathique’’. Aujourd’hui on parlerait d’émotions publiques, phénomènes propres aux manifestations d’attachement à la liberté, mais toujours menacées d’un dépassement tragique par la violence. L’’’illibéralisme’’ d’aujourd’hui s’autorise du libéralisme lui-même pour en éteindre la charge critique. On ne peut pas suspecter Levinas d’ignorer les écueils de la pensée libérale. Dès 1934, il affrontait la possible disparition du libéralisme sous les coups du nazisme : « la liberté absolue, celle qui accomplit les miracles, se trouve bannie pour la première fois de la constitution de l’esprit »[10]. Pour Levinas, c’est l’enchainement au corps que manifeste, à sa façon, le nazisme. Le marxisme, lui, garde le « pouvoir de secouer l’envoûtement social ». Né en Lituanie, Levinas a, dès sa jeunesse, salué la révolution russe comme un espoir de libération. Plus tard, il appellera du nom de stalinisme « l’aliénation de la désaliénation elle-même ».

Levinas présente cette figure un peu inhabituelle d’un ‘’an-archiste’’ dégrisé de toute agitation libertaire. De même qu’il pourra surprendre ceux qui céderaient trop facilement aux séductions d’un messianisme impatient.

S’il voit le libéralisme comme une conquête de la liberté, celui-ci se rapporte également à la possibilité concrète et sensible de jouir de la vie privée, à l’écart de la vie publique, ce retrait seul justifiant la propriété comme recueil et accueil. Tel est le langage utilisé en 1961, mais il en décèle immédiatement l’ambiguïté : la maison peut se fermer à l’étranger, le ‘’chez soi’’ virer à l’exclusion. On néglige trop souvent la dimension sensible, pour laquelle Levinas utilise aussi le terme d’’érotique’’ (salué parfois dédaigneusement comme ‘’érotisme de vitrail’’). Plus fondamentalement, il réfute la sécheresse déshumanisante du DASEIN qui, chez Heidegger, « n’a jamais faim ».

Au fil des lectures talmudiques, reprises en volumes, s’étoffe enfin un au-delà de l’État qui ne remet pas en question le libéralisme assumé. La catégorie éthique s’approfondit : il ne s’agit pas de se passer de l’État, mais de voir qu’il n’est pas originaire, au sens où il ne peut pas s’abriter derrière une ARKHE qui le mettrait hors de portée des critiques. Levinas présente cette figure un peu inhabituelle d’un ‘’an-archiste’’ dégrisé de toute agitation libertaire. De même qu’il pourra surprendre ceux qui céderaient trop facilement aux séductions d’un messianisme impatient. Il montre très bien, après maintes voix du Talmud, qu’il faut faire la place aux ‘’directives de l’heure’’, c’est-à-dire à l’action politique. Et pour cela, il faut se mettre « en congé de l’absolu » au nom de l’absolu lui-même. Difficile tâche : ne pas s’exposer à des crimes commis au nom de l’absolu. Ne pas mettre en péril l’édifice fragile de l’État libéral qui ne saurait se refermer sur lui-même : seule une dimension qu’il appelle, en écho à sa lecture de Paul Celan, une utopie « comme une clairière où l’homme se montre »[11].


Jean-François Rey

Jean-François Rey est philosophe. Professeur honoraire (Lille), il est notamment l’auteur de deux livres sur Emmanuel Levinas et de deux livres sur Henri Maldiney.

 

Bibliographie : les ‘’lectures talmudiques’’ de Levinas sont regroupées dans :

  • Quatre lectures talmudiques, Minuit, 1968
  • Du sacré au saint, Minuit, 1977
  • L’au-delà du verset, Minuit, 1982
  • A l’heure des nations, Minuit, 1988
  • Nouvelles lectures talmudiques, Minuit, 1996

 

Notes

1 Emmanuel Levinas dans le numéro 398 des Temps Modernes, septembre 1979 repris dans L’au-delà du verset. Lectures et discours talmudiques éditions de Minuit, 1982.
2 Emmanuel Levinas, L’au-delà du verset, p.209-220.
3 Emmanuel Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence. Martinus Nijhoff, La Haye, 1974, p. 200.
4, 7 Ibidem.
5 Selon une expression de Levinas reprise par Miguel Abensour.
6 Emmanuel Levinas, Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme, suivi d’un essai de Miguel Abensour, Paris, Rivages poche/Payot, 1997.
8 Emmanuel Levinas, Totalité et Infini, Martinus Nijhoff/La Haye, 1985 (deuxième édition), p.93.
9 Ibidem, p.62.
10 Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme.
11 Emmanuel Levinas, Noms propres. Fata Morgana, 1976, p.63.

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