(Extraits d’un journal de terrain)
Un groupe d’élèves inscrits à une formation autour des Justes polonais se rend à Markowa, dans les Basses-Carpates, afin de visiter le « Musée des Polonais sauvant les Juifs durant la Seconde Guerre mondiale – Famille Ulma ». Ewa Tartakowsky – dans le cadre de ses recherches consacrées à la transmission du passé des Juifs en Pologne depuis 1989 – a suivi cette visite. Elle nous explique comment le discours qui l’accompagne résonne avec les politiques historiques promues par le gouvernement du PiS. Extraits d’un journal de terrain, première partie.
Nous sommes enfin à Markowa ! Ici, dans les Basses-Carpates, il fait moins de deux degrés et, après deux heures et demie de route depuis Cracovie, c’est comme s’il faisait moins dix. Élèves et adultes, nous sortons tous du bus, ravis de nous dégourdir les jambes. Le voyage nous a inscrits dans une sorte de bulle figée : adultes assis à l’avant, élèves à l’arrière, suivant une hiérarchie bien connue des mondes scolaires. Je me déplace pour bavarder avec les profs et capter les conversations informelles des jeunes : école, devoirs, copains, copines, la vie et ses quotidiens… Les « Justes » peuvent attendre qu’on entame la visite du jour : celle du « Musée des Polonais sauvant les Juifs durant la Seconde Guerre mondiale – Famille Ulma »[1] , précédé ou suivi (en fonction des groupes) d’un atelier de discussion.
Autour de nous, quelques bâtiments émergent vaguement d’un horizon de champs étirés à perte de vue. Ici et là, les touffes d’herbe qui ont survécu à une moisson déjà ancienne font contrepoints, reflets gris-brun sur fond de neige. Après s’être mis en jambes, les élèves se regroupent. Ils viennent des collèges et lycées de Białystok, Zielonka, Świdnik, Radom, Wrocław, Chojnów, Szydłowiec, Kalisz, Gołcza et Varsovie et participent à un programme éducatif sur les Justes parmi les nations, organisé par le Centre d’études de l’Holocauste de l’Université Jagellonne. Chaque groupe – quatre-cinq élèves par école – est accompagné d’enseignants, majoritairement des femmes. Ce sont eux qui ont présenté le programme aux élèves et ont motivé leur participation. Deux éducatrices universitaires de Cracovie sont aussi avec nous et, parmi les enseignants, je retrouve Jolanta, prof de polonais à Świdnik avec qui j’ai passé une dizaine de jours en 2018, à Varsovie et à Jérusalem, dans le cadre d’une autre formation consacrée, elle, à l’enseignement de la Shoah, et Zosia, qui enseigne l’histoire à Białystok et que j’ai croisée à la formation pour les enseignants polonais au Mémorial de la Shoah un an auparavant.
Un projet de musée à haute résonance politique
Le Musée que nous nous apprêtons à visiter est consacré à la famille Ulma – Józef et Wiktoria ainsi qu’à leurs six enfants, sept en comptant, comme le fait le monument de Markowa, celui dont Wiktoria était enceinte. Tous ont été assassinés par les nazis pour avoir donné refuge à la famille Szall et Goldman. Józef et Wiktoria Ulma ont été décorés post mortem en 1995 de la médaille des Justes parmi les nations de l’Institut Yad Vashem en Israël et, en 2010, le président Lech Kaczyński leur a également décerné la Croix de Commandeur de l’Ordre Polonia Restituta. Le 17 mars 2016, l’actuel président Andrzej Duda a inauguré le Musée, le premier consacré intégralement aux Polonais non juifs sauveteurs des Juifs durant la guerre et un procès en béatification des parents Ulma est actuellement en cours.
L’inauguration a constitué un véritable événement médiatique et politique. La présence du président dans ce village de quatre mille habitants illustre et exalte le tournant pris par la politique historique en Pologne depuis 2015, avec l’arrivée du parti Droit et Justice (Prawo i Sprawiedliwość, PiS) au pouvoir. Andrzej Duda partage ce que Jarosław Kaczyński, président du PiS, évoque comme la nécessité de « se redresser »[2] pour rompre avec ce qui est désormais perçu comme une « pédagogie de la honte ». Celle-ci serait associée à l’histoire dite critique, celle qui intègre le passé « non glorieux » de la société polonaise. En 2017, Andrzej Duda précisera son opinion sur la période des gouvernements libéraux de Plateforme civique (Platforma obywatelska, PO) : « Tout le temps : honte, honte, les Polonais sont ceci, sont cela… Je m’excuse, mais nous avons de quoi être fiers et nous devrions être fiers. Ce sont les autres qui ont de quoi avoir honte, pas nous »[3].
Ma visite du Musée de Markowa[4] s’inscrit dans ce contexte qui soulève une série de questions : comment les élèves comprennent-ils les politiques historiques actuelles, comment les identifient-ils, les interprètent-ils ? Que font-ils du passé des Polonais catholiques, de celui des Polonais juifs durant la Seconde Guerre mondiale ?
L’histoire de la Shoah prend ici une place singulière : elle cristallise les discussions anciennes autour de la position des Polonais non juifs dans le génocide des Juifs polonais. Depuis les années 2000, les travaux de Jan Gross consacrés au crime de Jedwabne catalysent le débat public polonais autour de cette question[5]. Ils portent sur le massacre de la population juive d’une bourgade du Nord-Est de la Pologne, par leurs voisins polonais non juifs, à l’été 1941, dans le contexte du retrait des troupes soviétiques occupant la région face à l’offensive allemande. Les publications de Gross sur la responsabilité de Polonais non juifs dans les pogroms antisémites avant, durant et après la Seconde Guerre mondiale ont déjà remodelé le paysage des connaissances sur ces sujets et impulsé de nouvelles recherches[6]. Elles ont également permis, en 2008, de voir inscrit dans le programme d’enseignement d’histoire non plus le thème des « Justes » ou de l’« aide aux Juifs » mais celui des « postures de la société polonaise vis-à-vis de l’Holocauste », formulation qui autorise une diversité des qualifications des attitudes dans la société polonaise vis-à-vis du génocide.
À rebours de la « pédagogie de la honte », la politique historique du PiS depuis 2015 s’engage à « présenter le point de vue polonais », autrement dit lutter contre tout ce qui est jugé susceptible d’« entacher l’honneur de la nation » et de « falsifier » l’histoire de l’héroïsme polonais. En témoigne, pêle-mêle, le site éducatif de l’Institut de la mémoire nationale (IPN) « Truth about death camps » dont l’objectif est de « rappeler [au monde] que la seule et entière responsabilité de la création des “usines de la mort” revient à l’État allemand » ; le Musée Jean Paul II « Mémoire et Identité », crée en 2018 par le ministère de la Culture et du Patrimoine national et la Fondation Lux Veritatis[7], actuellement en construction, qui présentera notamment l’histoire des Polonais catholiques sauvant leurs concitoyens juifs durant la Seconde Guerre mondiale. Ce dispositif muséal s’articulera d’une part, à la Chapelle de la mémoire, déjà existante à Toruń, qui commémore les Polonais catholiques martyrs pour avoir sauvé les Juifs[8], d’autre part au Parc de la mémoire nationale où seront commémorés « les milliers de Polonais héroïques sauvant les Juifs durant la Seconde Guerre mondiale ».
Un autre projet, inauguré en 2018, concerne le Musée du ghetto de Varsovie qui devrait, selon Piotr Gliński, Premier Ministre adjoint et ministre de la Culture et du Patrimoine national, « parler de l’amour entre deux nations qui ont passé 800 ans en ce lieu, sur la terre polonaise. Ce sera [une histoire] de la solidarité, de la fraternité, aussi de la vérité historique dans tous ses aspects »[9]. Au moment de l’inauguration, cette nouvelle institution a soulevé de nombreuses craintes de la part des historiens polonais et israéliens, d’autant que la mission du musée, définie sur son site web, ne mentionne que les victimes juives et les oppresseurs allemands en omettant totalement le rôle des Polonais non juifs dans l’histoire de cette insurrection, dans celle des autres ghettos, et plus largement, dans la Shoah[10].
Enfin, la réforme législative de l’IPN en 2018, dite « loi sur l’Holocauste », prévoyait des peines d’emprisonnement ou d’amende pour « quiconque [qui] accuse, publiquement et au mépris des faits, la nation polonaise ou l’État polonais, d’être responsable ou complice des crimes nazis commis par le Troisième Reich allemand, spécifiés dans l’article 6 du Statut du Tribunal militaire international, ou d’autres crimes contre la paix et l’humanité, ou des crimes de guerre, ou autrement diminue grossièrement la responsabilité des auteurs réels de ces crimes ». Les articles en question ont finalement été abrogés sous pression internationale. Pour autant, l’histoire reste placée sous vigilance juridique. Le procès engagé contre deux historiens du Centre d’études sur l’Holocauste de l’Académie polonaise des sciences, Jan Grabowski et Barbara Engelking, directeurs de l’ouvrage Plus loin, c’est encore la nuit (Dalej jest noc), est une illustration concrète de l’actuelle politique historique[11]. Le compte-rendu de l’activité de l’Institut de la mémoire nationale pour 2018 l’atteste également : « La mission de l’État polonais est de prendre soin de la mémoire et de la dignité nationale, formée sur le fondement du passé. L’État polonais ne peut accepter le phénomène de l’antipolonisme, qui rabaisse la dignité et la mémoire nationale ».
Les Justes polonais sont dans cette perspective une figure collective importante pour attester de l’innocence de la société polonaise durant le second conflit mondial. Présents dans des dispositifs muséographiques ou commémoratifs, ils se voient accordés depuis 2017 une place sans précédent dans le nouveau programme scolaire d’histoire, lequel referme la brèche ouverte par le curricula de 2008, déjà mentionné. L’historien et sénateur du PiS, Jan Żaryn, actif au sein du Comité pour la mémoire des Polonais ayant secouru des Juifs, et sénateur du PiS, déclare à ce propos : « dans tous les manuels concernant l’éducation sur l’Holocauste, des paragraphes devraient présenter des informations sur l’exceptionnalité de la Pologne, du gouvernement polonais en exil, sur l’État clandestin polonais mais aussi sur ces Polonais qui sous l’occupation allemande remplissaient leur mission polonaise et aidaient les Juifs durant la Seconde Guerre mondiale ». La place des « Justes » est, de fait, devenue centrale dans la narration de la Seconde Guerre mondiale en Pologne, au point que la chercheuse Justyna Kowalska-Leder parle de « l’omniprésence des Justes »[12].
Le Musée de Markowa s’inscrit pleinement dans ce courant qui articule la politique historique intérieure, dont celle à destination de l’école, avec la diplomatie historique. À la veille de son inauguration, le parlement polonais espérait ainsi que le Musée allait « inspirer les pouvoirs centraux et locaux pour commémorer dans le futur les actes commis par les Polonais sauvant les Juifs et pour promouvoir cette connaissance y compris au-delà des frontières de la Pologne. C’est d’autant plus nécessaire que le monde ne connaît pas la réalité des terres polonaises durant les tragiques années de la guerre 1939-1945 et l’ignorance historique, que nous affrontons à l’étranger, heurte l’honneur de la patrie ».
Avant la visite, Anna nous prépare…
Nous y sommes. Qualifié de « gloire de Markowa », de « gloire [de la région] des Basses-Carpates », voire même de « symbole du sacrifice des Polonais », le Musée se présente à l’horizon comme une masse triangulaire et basse, dessinée par le cabinet d’architecture Nizio Design International. Pour y accéder, nous devons traverser le « parc de la mémoire », dont les allées, clairement visibles, dessinent une géométrie stricte entre les pelouses recouvertes de blanc et les jeunes arbres nouvellement plantés.
Nous passons devant une pierre monumentale ornée d’un aigle – emblème de la Pologne – et d’une croix, ainsi que d’une plaque gravée : « Que leur sacrifice nous rappelle au respect et à l’amour à porter à chaque être humain ! » Le sacrifice chrétien sera, nous allons le voir, un fil conducteur de cette visite. Pour le moment, nous attendons devant le bâtiment. Du côté du « parc de la mémoire », il s’enfouit dans la pente du sol, s’y confond, telle une épave rouillée. La façade, également rouillée, a la forme archétypale d’une maison. Un long mur en béton, situé à l’angle droit de l’entrée, s’orne de noms des Justes polonais de la région des Basses-Carpates. Devant, posés sur un socle, trois drapeaux polonais claquent au vent et une grande photographie de la famille Ulma, celle-là même qui enrichit certains manuels d’histoire, fait face aux visiteurs, à l’abri derrière une immense baie vitrée. À gauche de l’entrée, une plaque, elle aussi rouillée, est devenue illisible…
Tandis que nous attendons l’heure dans la salle des fêtes, située à deux pas du Musée, Anna[13], une des animatrices du programme de l’Université Jagellonne, prépare les élèves à la visite et s’attache à les faire réfléchir sur les différents dispositifs mémoriels présents sur place : « Qui raconte l’histoire des Ulma ? Il faut se demander à quel besoin répond ce musée. Nous allons également apprendre de la part du guide quand ce musée a été créé, pourquoi la journée des Justes a été instaurée et pourquoi le président Duda est venu ici »[14]. Tout est donc posé en filigrane : les enjeux des projets historiques, la politique historique du PiS.
– « Qu’est-ce que vous attendez de voir dans ce musée ? », demande Anna.
– « …des anciens documents jaunis, des photos déchirées, abimées », répondent des élèves.
– « Comment ces objets peuvent-ils être présentés ? »
– « En vitrine », répond une fillette. D’autres voix indiquent : « encadrés », « dans des albums », « comme présentation [entendue comme diaporama numérique] », « comme film ».
– « Quelle sera notre réception en fonction du medium ? », poursuit Anna.
– « Les photos dans des vitrines sont ennuyeuses », tranche une voix. « Une présentation est bien meilleure car les photos changent, mais ce n’est pas une bonne forme car on ne peut pas réfléchir, car les photos changent », commente contradictoirement une élève.
– « Donc, en fonction de l’effet que nous souhaitons provoquer, nous choisissons des médias différents », conclut l’animatrice qui enchaîne : « Qu’est-ce qui en résulte ? »
– « En ce qui concerne la présentation, c’est que… tout nous échappe, mais c’est aussi dynamique », répond la même élève.
– « Et qu’est-ce qu’on peut voir encore dans un musée ? », poursuit Anna.
– « Des outils. Pour voir comment on vivait autrefois », risque un élève, timide.
– « Et ça sert à quoi ? »
– « À montrer la vérité », répond l’élève.
– « Et pourquoi nous pensons que c’est la vérité ? », interroge Anna tout en m’adressant un sourire.
– « Car ce sont les archives qui le montrent », formule une fille.
– « Donc, nous le savons car ce sont des institutions publiques. Savez-vous ce que sont ces institutions ? »
– « Que [sic !] tout le monde peut y apprendre l’histoire », entend-on.
– « C’est-à-dire que chacun peut apprendre son histoire dans un musée ? »
– « Non ! », objecte un élève, « car il faut que ce soit des personnes importantes ! »
– « Et qui le décide ? » Anna arrive à la fin de son raisonnement. Silence…
– « Et voilà, ici, nous avons un problème », rompt une enseignante.
Il est temps de quitter la salle des fêtes ; en guise de conclusion, Anna introduit aux suites : « Ce projet se réfère aux Justes. Mais vous allez y trouver aussi d’autres notions : la miséricorde, le sacrifice. Soyez attentifs : y voyiez-vous des références à la justice, car après tout c’est la notion à laquelle se réfère le musée, ou à la miséricorde, au sacrifice ? Qu’est-ce que cela peut signifier ? Vous pouvez poser toutes les questions au guide par rapport à ce que nous avons déjà vu ensemble ».
Évocation d’un passé (presque) merveilleux
Après avoir retrouvé le mur qui rend hommage aux « Polonais qui ont sauvé les Juifs dans la région des Basses-Carpates », nous entrons en passant à côté d’une mezouza, que je suis seule, me semble-t-il, à remarquer. Je suis en tout cas la seule à m’y arrêter pour la prendre en photo. Peut-être est-ce dû au fait que personne ne l’a signalé aux visiteurs. À l’entrée, un panonceau met en garde sèchement : « External guides are not allowed to guide through the exhibition » ; à côté, un présentoir de livres jouxte la caisse.
On trouve en tête de gondole l’ouvrage En hommage aux miséricordieux. La famille Ulma, dont l’accroche publicitaire de couverture indique « Une histoire poignante d’une famille polonaise, qui a sacrifié sa vie en sauvant les Juifs ». L’ouvrage, publié par la maison d’édition catholique Rafael, est signé Mateusz Szpytma, ancien directeur du Musée et actuel directeur adjoint de l’IPN, et Jarosław Szarek, directeur de l’IPN depuis 2016. Le livre s’ouvre sur une introduction de Józef Michalik, archevêque de Przemyśl, président de l’épiscopat polonais : « Markowa est un village comme tant d’autres dans l’archevêché de Przemyśl et en Pologne, et la famille des serviteurs de Dieu [słudzy Boży] de Józef et Wiktoria Ulma ressemble aux autres de leur temps ». Avec cette simple phrase introductive, toute la complexité des situations de guerre se trouve gommée : celle dont parle notamment Jacek Leociak, du Centre d’études sur l’Holocauste, lorsqu’il évoque le double discours sur le sauvetage des Juifs. D’une part, « un récit sur l’héroïsme, le sacrifice, l’altruisme », de l’autre celui « sur la peur d’être trahi par les voisins, sur le chantage, sur la mesquinerie »[15]. Mais l’archevêque, lui, propose un projet politique orienté et très contemporain : « La découverte et l’amour de la vocation familiale sont aussi importants aujourd’hui. L’amour pour l’enfant à venir [Wiktoria était enceinte au moment de son assassinat], l’amour de l’effort paternel et de la maternité fondent la santé de l’humanité, condition du développement de l’homme et de l’espoir pour l’équilibre social. Quand meurt la sensibilité pour l’enfant, meurt aussi la volonté du sacrifice, se développe l’égoïsme, et de là, un pas suffit vers la haine qui meurtrit les relations humaines ». Publié en 2018, le propos ne peut qu’être lu au regard de l’actualité des débats autour de l’interdiction totale de l’avortement, des droits des femmes et des LGBT+.
Comme les élèves, leurs enseignants et Anna, je déambule en attendant le guide. Anna me montre un panneau qui porte, écrit en grandes capitales : « Commandement de l’amour : le Samaritain miséricordieux », suivi d’une citation : « Mais un Samaritain, qui voyageait, étant venu là, fut ému de compassion lorsqu’il le vit. Il s’approcha, et banda ses plaies, en y versant de l’huile et du vin ; puis il le mit sur sa propre monture, le conduisit à une hôtellerie, et prit soin de lui (Luc 10, 33-34) ». Créée en 2016, l’exposition mobile « Samaritains de Markowa. Les Ulma – Polonais tués par les Allemands pour avoir aidé les Juifs » s’est déjà adossée à un champ sémantique chrétien, tout comme le titre et le contenu du film Notre pain quotidien (Chleba naszego powszedniego) qui l’a accompagnée. Sous le panneau portant la citation de l’évangile, j’aperçois un présentoir avec des prospectus du Musée et un livre d’or. Je le feuillette, tout en ayant en tête la difficile interprétation de ce type de source. Très vite, pourtant, je décide d’utiliser mon téléphone pour prendre quelques photographies, tant l’homogénéité des messages m’apparait significative : « Plus jamais ça » daté du 8 août 2018, « Un pèlerinage de Niepokalanów de Saint Maximilien Kolbe[16] » à la même date ; le lendemain, des inscriptions d’un groupe d’enseignants émérites et de travailleurs de l’éducation, des participants d’un autre pèlerinage avec le vœu d’une rapide béatification de la famille Ulma ; le message d’un prêtre le jour de la Sainte-Marie des Champs (Matka Boska Siewna), le 28 août 2018 ; les saluts d’un groupe venu du sanctuaire de Sainte Marie du Pérpétuel Secours (Matka Boska Wspomożenia Wiernych) d’Oświęcim, ville où se situe le camp d’Auschwitz-Birkenau. D’autres messages laissés par des groupes conduits par des religieux jalonnent les pages. Lors de leur visite, Jan Grabowski et Dariusz Libionka avaient déjà noté la présence de petites images avec, au recto, une reproduction de la famille Ulma, « serviteurs de Dieu », au verso, une prière pour leur canonisation[17].
Notre guide arrive. Une trentaine replète, respirant la bonne volonté, il arbore une chemise rouge à larges carreaux noirs, des lunettes à double-foyers. Ses premiers mots marquent une distance avec un public qu’il considère a priori acquis à une vision critique : « J’ai déjà peur, car vous êtes de l’Université Jagellonne, même du Centre d’études de l’Holocauste. Il y aura sans doute certaines questions controversées et je ne sais pas si je pourrai répondre ». Anna m’adresse un clin d’œil. Cela fait deux jours à peine que je la côtoie, mais le courant est tout de suite passé. Le contact a été facilité par le fait que son père a été l’un de mes enseignants en yiddish lorsque j’habitais encore en Pologne. Quelques mots ont suffi pour que je comprenne que la formation pour élèves et enseignants – intitulée « Juste parmi les nations comme exemple intemporel » – ne s’inscrit pas dans la ligne promue par l’actuel gouvernement. Les week-ends durant lesquels les participants se forment sont consacrés à décortiquer la fabrique des politiques et projets culturels et historiques en général et au développement des compétences de gestion de projets en particulier. C’est leur troisième rencontre sur ce thème. J’attends donc avec impatience de pouvoir observer la façon dont les élèves vont s’approprier cette expérience de visite à haut potentiel politique…
Suite et fin de l’article : ici.
Ewa Tartakowsky
Ewa Tartakowsky est docteure en sociologie. Ses travaux portent sur les usages publics du passé ainsi que sur représentations collectives liées aux judéités. Elle est notamment l’auteure de Les Juifs et le Maghreb. Fonctions sociales d’une littérature d’exil (PUFR, 2016) et a codirigé Jewish Europe Today: Between Memory and Everyday Life (Austeria, 2020).
Notes
1 | Le nom complet en polonais : Muzeum Polaków Ratujących Żydów podczas II wojny światowej im. Rodziny Ulmów. Pour ne pas alourdir l’article, il sera appelé ci-après Musée. |
2 | L’expression polonaise wstawać z kolan signifie littéralement « se relever des genoux », avec une connotation religieuse. |
3 | Prezydent.pl, 30.04.2017 |
4 | Il s’agit d’observations ethnographiques, réalisées dans le cadre de mon projet postdoctoral sur la transmission scolaire du passé des Juifs en Pologne, financé par la Fondation pour la mémoire de la Shoah et la Memorial Foundation for Jewish Culture. |
5 | Jan Gross, Les voisins. 10 juillet 1941, un massacre de Juifs en Pologne, trad. de l’anglais par P.-E. Dauzat, Paris, Fayard, 2002. |
6 | Audrey Kichelewski, « Quand la Pologne redécouvre ses Juifs », La vie des idées, 14.05.2009. |
7 | Lux Veritatis est une fondation catholique, créée par le prêtre Tadeusz Rydzyk en 1998. Ce dernier incarne le courant ultra-conservateur de l’Église catholique polonaise et s’est illustré en défendant des thèses créationnistes, nationalistes, antisémites et homophobes. La Fondation s’inscrit dans un conglomérat médiatico-éducatif déjà existant, dirigé par le père Rydzyk, composé de la radio Maryja, de la chaîne de télévision Trwam et de la Haute École de la Culture sociale et médiatique située à Toruń. |
8 | Chapelle de la mémoire [Kaplica Pamięci] |
9 | Ministère de la Culture et du Patrimoine national, « Minister kultury Piotr Gliński utworzył Muzeum Getta Warszawskiego », 2019. |
10 | Musée du Ghetto de Varsovie. |
11 | Artur Kula et Judith Lyon-Caen, https://laviedesidees.fr/Le-juge-la-niece-et-les-historiens.html">« Le juge, la nièce et les historiens. La Pologne face à son passé », La vie des idées, 01.06.2021. |
12 | Justyna Kowalska-Leder, « Wszechobecność Sprawiedliwych », Zagłada Żydów. Studia i Materiały, 2014, n°10, p. 1073-1083. |
13 | Tous les prénoms ont été changés. |
14 | Toutes les citations sont tirées des observations ethnographiques de l’auteure. |
15 | Jacek Leociak, Ratowanie. Opowieści Polaków i Żydów, Cracovie, Wydawnictwo Literackie, 2010, p. 13. |
16 | Le prêtre Maksymilian Maria Kolbe est exécuté par les nazis dans le camp d’Auschwitz en 1941, après avoir proposé de mourir en lieu et place d’un autre détenu. Canonisé en 1982 par Jean-Paul II, Maksymilian Kolbe est littéralement vénéré au sein de l’Église catholique, sans que ne soit jamais mentionné son antisémitisme d’avant la Seconde Guerre mondiale, dont témoignent, entre autres, ses écrits dans les journaux Le Chevalier de l’Immaculée (Rycerz Nipokalanej) et Le Petit Journal (Mały Dziennik). En 2017, Maksymilian Kolbe se trouve pour la première fois mentionné dans le programme d’enseignement de l’histoire de terminale au titre de « postures de la société polonaise vis-à-vis de l’occupant […] et d’exemples d’héroïsme de Polonais », et partant, dans tous les manuels autorisés. Ni le curriculum, ni les manuels ne mentionnent son antisémitisme. |
17 | Jan Grabowski et Dariusz Libionka, « Bezdroża polityki historycznej. Wokół Markowej czyli o czym nie mówi Muzeum Polaków Ratujących Żydów podczas II Wojny Światowej im. Rodziny Ulmów », Zagłada Żydów. Studia i materiały, n°12, 2016, p. 621. |