Le problème juif (et communiste) de la Pologne

Où en sont les Polonais dans leur rapport à la question juive depuis la fin de la période soviétique ? C’est ce qu’Arlene Stein est allée demander à Anna Zawadzka, sociologue et spécialiste de l’antisémitisme polonais. Des purges « antisionistes » menées par les communistes à ses souvenirs d’enfance, elle raconte les difficultés rencontrées par la communauté juive polonaise et les absurdités d’un pays qui dénie son histoire.

 

Anna Zawadzka. Photo by Marcin Tomczyk

 

À la veille de la Seconde Guerre mondiale, trois millions de Juifs vivaient en Pologne. La grande majorité d’entre eux ont été assassinés par les nazis. La plupart de ceux qui ont survécu dans la clandestinité ou, plus souvent, en s’exilant en Union soviétique, ont émigré à l’Ouest. Mais beaucoup de ceux qui avaient été communistes avant la guerre sont rentrés en Pologne pour tenter d’y bâtir une société égalitaire. Cependant, le Parti n’a pas réussi à combattre les attitudes antisémites profondément enracinées et les a même parfois exploitées à des fins politiques, ce qui a entraîné des vagues successives d’émigration. Il en résulte que seuls 15 000 Juifs environ vivent encore aujourd’hui en Pologne, l’une des sociétés les plus homogènes au monde sur le plan ethnique et religieux.

En Occident, nous avons tendance à considérer que la chute du communisme a ouvert la voie à une plus grande liberté pour les minorités religieuses et autres. Il est vrai qu’après les décennies de silence de l’après-guerre, le secteur polonais du patrimoine juif — qui comprend un musée étincelant dans le centre de Varsovie, un festival annuel de la culture juive à Cracovie et des milliers d’initiatives locales en vue de fouiller ce passé — est en pleine effervescence. Peut-on en conclure pour autant que la Pologne est en passe de surmonter son problème juif ?

Dans un nouvel ouvrage intitulé More than a Stereotype [Plus qu’un stéréotype], la sociologue polonaise Anna Zawadzka examine l’évolution des formes d’antisémitisme dans la culture polonaise et nous met en garde contre ce genre de conclusions hâtives. Zawadzka, professeure adjointe à l’Institut d’études slaves de l’Académie polonaise des sciences, fait partie d’une jeune génération de chercheurs qui considèrent l’histoire de l’antisémitisme comme un élément clé de la culture politique contemporaine de la Pologne et d’autres pays postcommuniste – Arlene Stein.

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Arlene Stein : Au début des années 1990, lorsque j’ai commencé à visiter la Pologne, il y avait peu de signes de la présence millénaire des Juifs dans ce pays. Il était difficile de trouver des preuves de cette culture autrefois florissante, ou de monuments rappelant sa destruction. Cela était vrai même à Varsovie, qui, avant la guerre, était pourtant la capitale de l’Europe juive. Aujourd’hui, en revanche, les thématiques juives suscitent un grand intérêt. Le changement est frappant. Quelles conclusions pouvons-nous en tirer sur le statut des Juifs et de l’antisémitisme dans la société polonaise ?

Anna Zawadzka : L’antisémitisme contemporain s’exprime à travers la culture dans divers espaces. Il y a moins de gens qui croient que les Juifs dirigent le monde ou les médias. Cela ne signifie pas pour autant que l’antisémitisme a disparu, mais plutôt qu’il prend des formes différentes. L’un des fondements de l’antisémitisme polonais actuel est le besoin obsessionnel de rivaliser avec les Juifs pour ce qui est de la souffrance collective. Les Polonais sont convaincus d’avoir été aussi persécutés que les Juifs pendant la guerre. Dès les années 1990, ils pensaient que la plupart des personnes mortes à Auschwitz étaient des Polonais. Certes, nombre de victimes avaient une identité polonaise, mais elles ont été tuées à Auschwitz parce qu’elles étaient juives et non parce qu’elles étaient polonaises. De nos jours, on observe une tendance marquée à calquer l’expérience polonaise du nazisme et du communisme sur le modèle de la Shoah [d’aucuns emploient le néologisme barbare d’« holocaustisation »], un phénomène d’une ampleur saisissante. L’antisémitisme s’exprime également dans les mythes nationaux sur l’attitude prétendument admirable des Polonais à l’égard des Juifs. Nombreux sont ceux qui croient aujourd’hui aux contes de fées sur la fraternité judéo-polonaise d’avant-guerre et sur l’aide apportée par la majorité des Polonais aux Juifs pendant le conflit.

En Pologne, si vous voulez savoir ce qui se passe dans le domaine de l’antisémitisme, plutôt que d’observer de petits groupes d’extrémistes, concentrez-vous sur les résultats de la politique visant à célébrer une histoire officielle honorable à grand renfort de subventions.

AS : Par conséquent, si le silence autour des thématiques juives en Pologne est bien moins grand aujourd’hui qu’il y a une ou deux décennies, cela n’implique pas nécessairement des progrès dans la lutte contre les séquelles de l’antisémitisme polonais. Une telle affirmation vous paraît-elle fondée ?

AZ : Oui, le silence n’est plus un problème. Aujourd’hui, tout le monde parle de la vie et de la mort des Juifs. La question n’est plus « si », mais plutôt « comment ». Parmi les élites polonaises, l’antisémitisme est faussement diagnostiqué comme un simple problème lié à l’extrême droite. Bien sûr, cette mouvance a sa part de responsabilité. Mais le récit nationaliste de l’histoire est l’œuvre collective de toutes les factions politiques ayant gouverné la Pologne depuis le début des années 2000. En Pologne, si vous voulez savoir ce qui se passe dans le domaine de l’antisémitisme, plutôt que d’observer de petits groupes d’extrémistes, concentrez-vous sur les résultats de la politique visant à célébrer une histoire officielle honorable à grand renfort de subventions. Allez dans les musées, regardez les films historiques, lisez les manuels scolaires, suivez la trace des monuments érigés à Varsovie à chaque coin de rue, allez dans les rues principales de la ville pendant les fêtes nationales telles que le Jour de l’Indépendance polonaise.

AS : Lorsque vous avez étudié la manière dont les institutions culturelles discutent de la « question juive », qu’avez-vous constaté ?

AZ : J’ai découvert que l’antisémitisme n’est pas une façon de penser forgée par des individus sur la base de leur pathologie, de leurs besoins ou de leurs frustrations. Il s’agit plutôt de schémas de pensée déjà ancrés dans la culture. Ces schémas ont une très longue histoire et jouent un rôle essentiel dans la stabilisation de la Pologne en tant qu’entité symbolique et fantasmatique. Au lieu de nous en prendre aux personnes qui nourrissent des sentiments antisémites et de chercher des raisons psychologiques expliquant pourquoi elles en sont arrivées là, nous devrions nous concentrer sur les catégories de perception antisémite qui sont si profondément ancrées dans notre culture. Essayons de comprendre comment elles sont produites et reproduites dans la société, à ses différents niveaux.

C’est pourquoi mes recherches ne portent pas sur l’extrême droite ou les groupes se réclamant d’une idéologie extrémiste. Si très peu de Polonais sont ouvertement et consciemment antisémites, la construction de l’identité polonaise elle-même repose sur une différenciation à caractère antisémite. Il n’est pas nécessaire de faire ouvertement référence à la judéité pour reproduire la distinction essentielle entre Juifs et non-Juifs. La Pologne constitue sans doute un lieu privilégié pour saisir pleinement ce que Jean Améry entendait par l’idée que la condition juive ne se résume pas à être juif, mais à ne pas être non-juif

Les Juifs polonais, qui n’avaient rien à voir avec Israël ou le sionisme, ont été contraints de prendre publiquement position contre Israël sous peine de perdre leur emploi et d’être expulsés du parti, de l’université et de leur cercle social.

AS : Que penser alors de ce que l’on appelle le « renouveau juif » en Pologne ? Chaque année, par exemple, se tient à Cracovie un festival juif auquel participent des milliers de personnes, principalement des Polonais non juifs, qui se réunissent pour célébrer la musique et les arts juifs et en apprendre davantage à leur sujet. Ce nouveau philosémitisme coexiste-t-il facilement avec ce que vous considérez comme un antisémitisme persistant et omniprésent, ancré dans la culture ?

AZ : Pour appréhender le phénomène du philosémitisme polonais, il est nécessaire de comprendre à quoi ressemblait la judéité avant cette vague du « renouveau juif ». Les Juifs qui ont décidé de rester en Pologne malgré les vagues successives d’antisémitisme (1944-46, 1956, 1968) étaient principalement des socialistes et des communistes, des Juifs laïques enracinés dans les traditions du gauchisme juif, le plus souvent parfaitement assimilés et souvent antisionistes. Ces personnes avaient une identité polonaise ou internationaliste. Pour eux, la judéité consistait principalement à se souvenir de la Shoah et de leurs proches assassinés, à lutter contre l’antisémitisme et d’autres formes de racisme et, parfois, à s’enraciner dans la nostalgie. Ils se distinguaient des Juifs qui, après la guerre, chérissaient la culture yiddish, lesquels étaient eux aussi socialistes pour la plupart, mais embrassaient ce que l’on appelle la « rue juive ».

« Plutôt mort que rouge », club de Slask Wroclaw au stade de football, 2017

En 1968, le communisme polonais a adopté un nationalisme antisémite sans équivoque. [Cette année-là, en effet, des intellectuels juifs et d’autres personnes, dont beaucoup étaient parfaitement assimilés, se sont vus accusés par le parti communiste d’entretenir des liens avec les sionistes et « invités » à quitter la Pologne.] À la suite de cette campagne antisémite, menée à la fois au sommet et à la base, quelque 15 000 personnes ont été expulsées de Pologne. Cette catastrophe a d’abord été suivie d’un silence singulier. Vers la fin des années 1970, le thème de la judéité refait surface, principalement parmi les jeunes intellectuels qui s’intéressent aux nouvelles tendances internationales, y compris les formes alternatives de spiritualité et d’autres formes de contre-culture. La judéité fait son retour, mais cette fois en tant que singularité, identité distincte et expression religieuse. Les personnes qui ont fait l’expérience de l’antisémitisme polonais commencent enfin à en parler entre elles. Elles cherchent à gérer ces expériences selon une grille de lecture autre que l’universalisme communiste de leurs parents. La plupart sont en effet engagées dans l’opposition anticommuniste. Pour elles, le communisme, avec son approche universaliste envers la judéité, est totalement compromis. 

Parallèlement, des fondations américaines ont acheminé en Pologne des fonds et des individus promouvant un modèle de judéité propre à la classe moyenne américaine. Je me souviens avoir assisté, au milieu des années 1990, à une réunion au cours de laquelle on nous a enseigné comment nous comporter le jour du shabbat. Mon père a été réprimandé par l’animateur parce qu’il fumait la pipe. Je crois que c’était la première fois de ma vie que je le voyais penaud. En Occident, principalement aux États-Unis, la nouvelle génération de Juifs, celle née après la guerre, a connu une vague croissante de nostalgie : partons à la recherche de nos racines, cela ne peut pas être aussi terrible que nos parents le disent ! Il y a une grande fascination pour l’exotisme, la différence, l’« Orient sauvage ». 

Ce « nouveau » modèle de judéité s’inscrit dans la nécessité pour les Polonais de se confronter à un problème croissant : comment aborder les réalités inconfortables ? Au milieu des années 1980, Claude Lanzmann et son film « Shoah » ont spectaculairement rappelé aux Polonais leur participation à l’entreprise d’extermination. Dès lors, une nouvelle histoire de sauveur devenait nécessaire. Nous avons commencé à voir des histoires de Polonais accueillant « l’autre », « l’étranger ». C’est une façon pour les intéressés de garder une bonne opinion d’eux-mêmes et je crois bien que c’est la racine du philosémitisme polonais. Les Polonais aiment se rendre aux festivals juifs et visiter le musée Polin, une expérience s’apparentant à un miroir magique qui leur permet de passer pour des gens bien, attachés à la diversité culturelle.

L’une des difficultés majeures réside dans le fait que la représentation de la judéité qu’ils mettent en avant se concentre essentiellement sur la gastronomie, les rituels et la religion juive. Cependant, cette image ne correspond guère à la réalité des Juifs qui ont choisi de demeurer en Pologne après 1945. Ces derniers étaient des internationalistes laïques. L’exotisation actuelle de la culture juive laisse de côté une partie fondamentale de la culture juive d’avant et d’après-guerre. La participation des Juifs à la vie politique avant le conflit mondial était considérable. Le nombre d’organisations politiques — de gauche, bundistes, communistes, socialistes, sionistes, libérales, conservatrices, orthodoxes, laïques, religieuses — qui existaient dans les communautés juives avant la guerre dépasse l’entendement. Elles ont toutes affronté la question de l’antisémitisme polonais et européen. Une grande partie de la culture et des identités juives est née de la lutte contre l’antisémitisme ou des tentatives déployées pour y survivre. Il est donc évident que ce n’est pas la judéité que les Polonais souhaitent reconnaître aujourd’hui.

Carte postale où figure le nationaliste et antisémite Roman Dmowski, au Musée de l’Indépendance de Varsovie.
AS : Ce que vous dites, c’est que l’intérêt croissant pour les thématiques juives en Pologne se double d’un effacement de la riche tradition juive de gauche dans ce pays. Serait-ce lié au fait que l’antisémitisme en Pologne (et même avant cela, en Russie) repose depuis longtemps sur un trope central, celui du judéo-bolchévisme, c’est-à-dire le mythe selon lequel les Juifs sont responsables du communisme ? 

AZ : Cette situation a conduit, à plus grande échelle encore, à l’effacement de la subjectivité politique juive. Un effacement de la prétention universelle juive. Pour comprendre la spécificité de la fonction du stéréotype du « judéo-bolchévisme » dans un pays post-communiste, je me suis penché sur les États-Unis. C’est pourquoi une grande partie de mon livre porte sur le maccarthysme. Je dois beaucoup aux travaux des historiens américains Deborah Dash Moore («Reconsidering the Rosenbergs: Symbol and substance in second generation American Jewish consciousness» [Reconsidérer les Rosenberg : symbolique et substance dans la conscience juive américaine de la deuxième génération]) et Stewart Svonkin («Jews against Prejudice: American Jews and the Fight for Civil Liberties» [Les Juifs contre les préjugés : Les Juifs américains et la lutte pour les libertés civiles]). Tous deux affirment que, dans les années 1950, le soupçon de « bolchevisme » était un moyen de contraindre les minorités à se conformer à un ordre anticommuniste et à adopter une identité spécifique en vue de s’assimiler politiquement. Dash Moore affirme que les Rosenberg ont été instrumentalisés pour forcer les Juifs américains à abandonner les traditions de la gauche et à délaisser la critique radicale des relations sociales. Svonkin, quant à lui, analyse comment la peur d’être étiquetées comme bolchéviques a poussé les organisations juives à abandonner une analyse sociale de l’antisémitisme au profit d’une approche psychologique, libérale et individualiste. À mon avis, la même chose s’est produite en Pologne, surtout après 1989, et même pendant la période socialiste. Le stéréotype du « bolchévique juif » a été exploité pour dire : vous pouvez rester ici, mais seulement en tant qu’invités. Toute revendication radicale d’égalité de votre part sera considérée comme découlant d’un communisme indécent.

AS : Aux États-Unis, dans les années 1950 et 1960, de nombreux Juifs anciennement de gauche ont répudié le communisme afin de devenir plus respectables et s’élever dans la société. Je fais référence à ce que l’on appelle les intellectuels new-yorkais, mais aussi à bien d’autres. Une dynamique similaire est-elle à l’œuvre en Pologne aujourd’hui ?

AZ : Dans les années 1950, il était courant aux États-Unis de publier les confessions d’anciens communistes. Ces derniers décrivaient comment ils avaient été d’abord « séduits » par le communisme en raison de divers troubles émotionnels, avant de réaliser leur erreur. Cette démarche est très semblable à ce que l’on demande aux Juifs de Pologne aujourd’hui. Après 1989, l’anticommunisme est devenu le seul paradigme possible dans les anciens pays du bloc de l’Est. Toute autre position équivaut à un suicide politique et social. Le communisme a été assimilé au nazisme et condamné comme le mal absolu. Les confessions sont surtout exigées de la part de ceux qui sont communément perçus comme Juifs. On attend d’eux qu’ils s’excusent pour le communisme de leurs ancêtres réels ou fantasmés. Il leur est parfois ouvertement demandé de se justifier de la sorte dans la sphère publique, ce qui traduit bien la subordination à la culture dominante imposée aux Juifs de Pologne. Beaucoup se soumettent, ceux qui refusent sont diabolisés. 

AS : Vous êtes née en 1980, ce qui fait de vous un membre de la « troisième » génération post-Shoah. Comme la plupart des personnes ayant des racines juives en Pologne aujourd’hui, vous avez grandi dans une famille mixte. La mère de votre père, qui était juive, a épousé un non-Juif membre haut placé du parti communiste. Ce type d’union était assez courant. Avez-vous grandi en vous considérant comme juive ?

AZ : Pas du tout. Quand j’avais 10 ans, peut-être même 12, je ne comprenais toujours pas qu’il y avait des Juifs et des Polonais. Je ne comprenais pas. J’étais persuadée que tout le monde en Pologne était juif. Et je me souviens précisément du jour où j’ai réalisé mon erreur. J’étais avec mon père. Il y avait un journal sur la table, dans lequel on voyait une photo d’une rue bondée. La légende sous la photo indiquait qu’il s’agissait de Varsoviens se rendant au cinéma en 1943. J’en fus estomaquée. J’ai demandé à mon père : « Comment est-il possible que quelqu’un aille au cinéma en 1943 ? Je pensais que tout le monde se cachait dans les sous-sols ou dans les forêts, que personne n’était dans la rue. Comment pouvait-on être dans la rue en 1943 ? ». Et mon père m’a répondu : « Non, seuls les Juifs devaient se cacher. Les Polonais pouvaient marcher dans les rues ». C’est à ce moment-là que j’ai compris qu’il y avait une différence entre le vécu des Polonais et celui des Juifs. Mon ignorance témoignait du succès de la politique historique polonaise et de son faux universalisme suggérant que nous étions tous juifs. Peut-être s’agissait-il aussi de mon aveuglement particulier. Je n’en sais rien. Je ne comprends toujours pas comment j’ai pu être stupide à ce point. 

Les Polonais aiment se rendre aux festivals juifs et visiter le musée Polin, une expérience s’apparentant à un miroir magique qui leur permet de passer pour des gens bien, attachés à la diversité culturelle.

AS : Qui a soulevé la question des racines juives dans votre famille ?

AZ : Steven Spielberg ! (en souriant) Son équipe de la Fondation de la Shoah est venue en Pologne à la recherche de Juifs ayant survécu, pour mener des interviews. Ils ont trouvé ma famille, interrogé ma grand-mère et mon père. J’ai toujours ces enregistrements. À la fin de l’entretien, ils ont invité toute la famille de mon père à se montrer ensemble. Le but était d’attester d’une certaine présence juive, de prouver que certains avaient résisté et survécu. Ce moment crucial a déverrouillé ma compréhension du sujet. J’avais 16 ans, je crois. Je me souviens également que mon père s’est longuement disputé avec ma grand-mère pour savoir s’il devait accepter ces entretiens. Rescapé de la Shoah durant son enfance, il portait en lui les cicatrices indélébiles de cette tragédie. Tout au long de sa vie, hanté par les fantômes du passé, il scrutait l’horizon à la recherche des signes annonciateurs d’une nouvelle catastrophe et il consacrait son existence à s’y préparer méticuleusement. Lorsque l’équipe de Spielberg s’est présentée, son premier réflexe a été de penser qu’ils étaient en train de refaire des listes de Juifs et que si elles tombaient entre de mauvaises mains, nous étions morts. Parallèlement, il a dû être très tentant pour lui de raconter son histoire, car il a fini par accepter. Je pense que c’est aussi ce qui a déclenché son intérêt croissant pour la judéité.

Varsovie, 2017.
AS : Si les Juifs polonais étaient autrefois accusés d’être des architectes du communisme, en 1968, ils ont été accusés du contraire, c’est-à-dire d’être plus loyaux envers Israël qu’envers leur pays natal, la Pologne. Il s’agissait d’une pure affabulation. La plupart des Juifs étaient profondément attachés à la Pologne et peu d’entre eux se considéraient comme sionistes. J’aimerais que vous en disiez un peu plus sur la façon dont les gens parlent du sionisme en Pologne depuis le 7 octobre. 

AZ : L’antisionisme s’inscrit dans un contexte local très spécifique. Il est impossible de le dissocier des événements de 1968, lorsqu’une fervente campagne antisioniste a contraint 15 000 Juifs à quitter le pays. Les Juifs polonais, qui n’avaient rien à voir avec Israël ou le sionisme, ont été contraints de prendre publiquement position contre Israël sous peine de perdre leur emploi et d’être expulsés du parti, de l’université et de leur cercle social. Ils étaient convoqués pour être interrogés. La société polonaise, en recourant à un large répertoire de violences verbales, psychologiques et physiques, a fait le reste. Si la raison officielle de cette chasse aux sorcières était la guerre des Six Jours, son véritable fondement repose sur une opposition croissante au communisme. L’État a donc utilisé l’antisémitisme pour réprimer ce mouvement en suggérant que les opposants au régime étaient en réalité des Juifs déloyaux envers la Pologne, des étrangers auxquels on ne peut pas faire confiance, car ils sont fidèles à Israël et incarnent des valeurs qui ne sont pas les nôtres.

Malheureusement, la gauche polonaise actuelle souffre toujours du syndrome de l’Europe de l’Est. Plutôt que de considérer le contexte local, elle psalmodie aveuglément les mantras occidentaux, l’Occident demeurant perçu comme un modèle à atteindre et une référence incontestable. Il en résulte une situation tragicomique. Permettez-moi de vous donner un exemple. En 1968, la campagne antisioniste a touché les universités polonaises. Des professeurs juifs ont été licenciés et des étudiants juifs expulsés. Il y a quelques semaines, en Pologne, les étudiants de ces mêmes campus ont exigé des recteurs qu’ils condamnent publiquement Israël et rompent la coopération avec toutes les institutions israéliennes. À Cracovie, les étudiants demandent à l’université Jagiellonian de rompre ses relations avec les établissements israéliens d’enseignement supérieur et exigent également que « la vérité soit révélée » sur les collaborateurs d’Israël, comme s’il existait de sombres secrets et une conspiration nécessitant une enquête. Ils méconnaissent complètement les schémas de la culture polonaise dans lesquels s’inscrit ce récit. L’histoire leur échappe. Pourtant, cela ne les empêche pas d’en être les porte-voix involontaires.

AS : Qu’y a-t-il de si troublant dans le fait que les gauchistes de Pologne et d’ailleurs prennent position contre Israël ?

AZ : Ce qui me heurte le plus actuellement, c’est la manière dont la gauche antisioniste occidentale taxe les Juifs de colonialisme tout en commettant, par un paradoxe flagrant, un acte foncièrement colonial : elle généralise l’expérience des Juifs américains à l’ensemble de la diaspora juive. Ils agissent comme s’il n’y avait pas d’autres communautés juives dans le monde que celle de Brooklyn ! Si nous voulons vraiment rompre avec l’imaginaire colonial, nous devons ouvrir les yeux sur le fait que, pour les Juifs de l’Europe de l’Est ou de l’Asie postsoviétiques, Israël revêt une signification très différente de celle qu’il a pour les Juifs de France, de Belgique ou du Canada. Il est frappant de constater comment ils taxent Israël d’État colonialiste tout en perpétuant, paradoxalement, une forme de colonialisme symbolique dans leur propre discours. Quant à la gauche polonaise, si elle se souciait vraiment du contexte local, elle n’ignorerait pas 1968 et l’histoire de l’antisionisme polonais. On ne peut pas non plus faire fi des motifs de la création d’Israël. Je veux dire que ces « colonisateurs sionistes » fuyaient la Pologne, qui organisait des pogroms à chaque coin de rue. 

AS : De nombreux Juifs progressistes se trouvent aujourd’hui dans une situation difficile. Nous sommes horrifiés par la guerre actuelle à Gaza et par le manque absolu d’intérêt du gouvernement Netanyahou pour les droits humains. Parallèlement, même ceux d’entre nous qui ne sont pas sionistes considèrent pour la plupart que le prisme du colonialisme de peuplement ne permet pas de saisir pleinement la situation actuelle.

AZ : Absolument. Je mesure à quel point ce sujet doit être délicat à aborder aux États-Unis. Et ironiquement, il est également très difficile d’en discuter ici. La difficulté est la même, mais elle tient à des raisons différentes. Ici, on observe une volonté acharnée, presque viscérale, de dépeindre les Juifs comme les oppresseurs. Pourquoi est-ce si important pour les Polonais ? Pourquoi y puisent-ils un tel réconfort ? Je pense qu’il s’agit d’une variante de gauche de la politique historique dominante en Pologne, caractérisée par une obsession pour la rivalité des statuts de victime. Les Polonais veulent gagner la première place parmi les victimes, mais ils trouvent constamment des Juifs sur leur chemin, lesquels sont vraiment difficiles à battre sur ce terrain. Ainsi, aujourd’hui, le fait d’avoir la preuve que les Juifs sont les méchants, les coupables, renvoie aux Polonais une image différente d’eux-mêmes. Enfin, nous ne sommes pas les seuls coupables. Nous ne sommes pas du mauvais côté. Ils sont également coupables. Pour les Polonais, c’est un soulagement. Ouf ! Enfin !


Arlene Stein

Anna Zawadzka est née et a grandi à Varsovie. Elle est professeure à l’Institut d’études slaves de l’Académie polonaise des sciences et membre du Center for Cultural and Literary Studies of Communism. Sociologue, elle s’intéresse à la corrélation entre l’anticommunisme et l’antisémitisme, au stéréotype du « bolchevisme juif » et aux questions de politique historique des pays postcommunistes liées à la Shoah. Elle est rédactrice en chef de la revue universitaire bilingue (PL-ENG) en libre accès Studia Litteraria et Historica.

Arlene Stein est une sociologue américaine et l’auteure de cinq livres, dont Reluctant Witnesses: Survivors, their Children, and the Rise of Holocaust Consciousness [Témoins réticents : Les survivants, leurs enfants et la prise de conscience de la Shoah] (Oxford 2014). Elle écrit actuellement un livre sur les Juifs restés en Pologne après le « pogrom officiel » de 1968, en se concentrant sur la vie du cousin de son père.

 

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