Judéités et nationalisme : le kaléidoscope polonais. Entretien avec Geneviève Zubrzycki

A propos de Resurrecting the Jew: Nationalism, Philosemitism, and Poland’s Jewish Revival, Princeton University Press, 2022.

En Pologne, la conception traditionnelle de la nation repose sur l’idée que la « polonité » est intrinsèquement attachée au catholicisme. Dans son dernier livre, la sociologue Geneviève Zubrzycki – en étudiant les contours de ce qui est régulièrement désigné comme un « renouveau juif » en Pologne – montre comment le philosémitisme des Polonais progressistes est une manifestation de leurs tentatives de briser l’équation entre la « polonité » et le catholicisme, afin d’articuler une conception plus inclusive de l’identité nationale.

 

De jeunes Polonais déjeunent dans le restaurant à thème juif Mandragora à Lublin. (Photo de Geneviève Zubrzycki, 24 octobre 2014.)
Ewa Tartakowsky: Resurrecting the Jew n’est pas le premier ouvrage dans lequel vous traitez de la manière dont la judéité intervient dans le débat public en Pologne. Dans The Crosses of Auschwitz[1] [Les Croix d’Auschwitz], vous étiez déjà revenu sur une controverse qui a secoué le débat public en Pologne à la fin des années 1990. Pouvez-vous l’évoquer brièvement ?

Geneviève Zubrzycki : The Crosses of Auschwitz est consacré à l’analyse d’une série de controverses entourant la mémoire d’Auschwitz-Birkenau à la suite de la chute du communisme. Alors que pour les habitants de l’Ouest de l’Europe, le camp d’Auschwitz est un site majeur de la Shoah qui est venu la symboliser, il a été pour les Polonais, dès le début de la Seconde Guerre mondiale le symbole du martyre polonais. C’est là que des dizaines de milliers de prisonniers politiques polonais, de membres de l’intelligentsia et du clergé ont été emprisonnés et tués. L’État socialiste s’est appuyé sur cette interprétation avec la création du musée d’Auschwitz-Birkenau en 1947, sur la base d’une loi « sur le souvenir du martyr de la nation polonaise et des autres nations ». Comme le nom de cette loi l’indique, les Polonais, bien que n’étant pas les seules victimes du camp, en furent les principaux martyrs.  Dans ce récit, les Juifs ont été effacés de facto, présentés comme des citoyens de différentes nations.

Cette distorsion historique a conduit à un affrontement entre les Polonais qui se sentaient propriétaires du site et le géraient comme bon leur semblait – en autorisant un couvent carmélite à proximité de l’ancien camp, par exemple – et les Juifs, qui estimaient que leur propre souffrance n’était pas reconnue et que leurs demandes religieuses n’étaient pas respectées. Ainsi, le site est devenu un lieu de compétition entre les mémoires polonaises et juives de la guerre, et entre les modes catholiques et juifs de commémoration des morts. En 1998-99, des Polonais ultra-nationalistes ont érigé des centaines de croix juste à l’extérieur du musée et de l’ancien camp pour marquer le site comme polonais et catholique. Si cette « guerre des croix » était bien évidemment antisémite, elle relevait aussi d’une réaction contre une reconfiguration narrative d’Auschwitz-Birkenau et de la Seconde Guerre mondiale, ainsi que d’une réaction contre un mouvement en cours, dans la société et la politique polonaises, visant à séculariser la « polonité », c’est-à-dire à séparer la polonité du catholicisme.

E.W. : À ce propos, vous dressez dans vos deux ouvrages une généalogie de la formation des « frontières symboliques du nationalisme ethnique ». A quand remonte cette manière de penser la nation en Pologne et comment se maintient-elle ?

G.Z. : La mythologie dominante du nationalisme polonais repose sur l’idée que la polonité est intrinsèquement liée au catholicisme, et que l’Église catholique a toujours été la gardienne de cette identité et de la nation plus largement. Mais l’équation entre religion et ethnonationalité n’a commencé à avoir des bases sociologiques qu’à la fin du XIXe siècle, et le moment clé a été la codification idéologique du « Polak-katolik » dans l’entre-deux-guerres. C’est Roman Dmowski, le père du nationalisme polonais moderne, qui a articulé, idéologiquement, cette équation entre polonité et catholicisme et qui a construit un programme politique autour de cette vision. La Seconde Guerre mondiale, puis la domination soviétique en Pologne lui ont donné plus de poids et d’attraction sociale, au point qu’elle fait maintenant partie de la doxa nationale : elle est la façon dominante de penser l’identité nationale.

La croix, dite papale, entourée de dizaines d’autres croix plantées durant l’été 1998 lors de la guerre des croix. En arrière-plan, le musée et mémorial d’Auschwitz-Birkenau. Photo : archives personnelles de Kazimierz Świtoń, 1998.
E.W. : A cet égard, alors qu’habituellement les débats autour des judéités s’inscrivent dans une dichotomie philosémitisme versus antisémitisme, vous développez une thèse originale sur le fait que la judéité sert de support pour débattre des questions proprement nationales et des enjeux contemporains de la citoyenneté.

G.Z. : Exactement. Le philosémitisme, en Pologne, est plutôt lié aux tentatives des Polonais progressistes d’étendre les frontières symboliques de la nation, de briser l’équation entre la polonité et le catholicisme et d’articuler une conception plus inclusive de l’identité nationale et une vision civique de la politique. C’est la version la plus ambitieuse, c’est aussi une tentative de changer le paradigme national vers une définition civique de la communauté nationale.

E.W. : Dans vos travaux plus récents, sur lesquels s’appuie d’ailleurs une partie de la réflexion de Resurecting the Jew, vous prolongez ce cadre théorique en montrant comment non seulement des débats publics mais aussi des pratiques sociales ordinaires sont encastrées dans un cadre national. Vous parlez d’un « sensorium national ». De quoi s’agit-il ?

G.Z. : Une fois que les idiomes ou les scripts nationaux sont établis, il est très difficile de les changer. L’une des raisons est qu’ils sont institués, l’autre qu’ils s’incarnent dans la culture matérielle et le paysage, sont inscrits dans la musique, la nourriture et une myriade de symboles et de pratiques qui font apparaître une certaine définition de la nation réelle, objective, proche et importante. J’appelle cet assemblage de croyances, de symboles et de pratiques le « sensorium national ». Ce que j’ai découvert au cours de plus d’une décennie de recherche pour Resurrecting the Jew, c’est que la judéité et le passé juif de la Pologne fournissent des symboles et des pratiques spécifiques qui permettent aux nationalistes progressistes d’articuler une vision civique et laïque de la Pologne et de la polonité. Les festivals de culture juive, les musées juifs, les restaurants juifs, l’ouverture de programmes d’études juives et de l’Holocauste dans des universités ainsi que la publication de centaines de livres et d’articles chaque année sur des thèmes judéo-polonais élargissent le « sensorium national » polonais. Ces initiatives fournissent des ressources pour articuler un nouveau récit de l’histoire polonaise ; un récit dans lequel le multiculturalisme, l’ouverture et les principes politiques sont des caractéristiques déterminantes. Un récit qui pourrait potentiellement permettre de réinventer la polonité, même s’il n’est pas dépourvu de problèmes et d’angles morts. Mais nous y reviendrons.

E.W. : Revenons à votre dernier ouvrage. Quelles sont les initiatives en lien avec l’histoire, les cultures juives que vous identifiez et analysez ? Peut-on en dresser une typologie ?

G.Z. : J’ai déjà mentionné plusieurs types d’initiatives. Plutôt que de construire une typologie autour d’événements ou de pratiques (commerciales versus éducatives, culturelles versus politiques, par exemple), j’ai pensé qu’il était plus productif de penser en termes de motivations ou de registres d’engagement dans l’histoire et la culture juives par des individus ou des groupes non juifs. Cela fournit un ensemble d’outils plus fins pour interpréter des pratiques qui peuvent se ressembler du point de vue d’un observateur extérieur, mais qui sont en réalité très différentes dans leur signification, leur impact potentiel et la façon dont elles sont perçues par les membres de la communauté juive. La typologie inclut l’appropriation culturelle grossière, comme se déguiser en juif orthodoxe lors d’un petit festival ou dans une vidéo klezmer. Les personnes et les organisations qui s’engagent ainsi dans la culture juive ne sont pas conscientes de la façon dont cette pratique est problématique et à quel point elle peut être offensante pour les individus juifs. C’est la forme la plus rare que j’ai observée en trois décennies de travail en Pologne. L’engagement occasionnel désigne une consommation occasionnelle de produits culturels juifs, comme aller dans un club klezmer ou visiter un musée juif. L’engagement romantique se caractérise par une vision non critique et nostalgique de la culture juive et du passé multiculturel de la Pologne. Cette « multiculturalisation du passé » est problématique dans la mesure où elle cache la dynamique complexe des hiérarchies ethniques et religieuses, des discriminations et des luttes de pouvoir communes aux communautés stratifiées de toutes tailles, et qui, dans la société polonaise, plaçait les Polonais-catholiques ethniques au sommet et les Juifs en bas. Beaucoup d’initiatives culturelles se produisent dans ce registre.  L’engagement politique est moins fréquent mais plus visible, comme dans le cas de non-Juifs portant des kippas, des jonquilles en papier jaune/étoiles de David sur leurs revers, ou des vêtements avec des slogans juifs afin d’exprimer une solidarité commémorative ou de faire des déclarations politiques dans la sphère publique. L’engagement critique et introspectif implique une réflexion approfondie sur les angles morts concernant les relations polono-juives passées et présentes, et plus largement sur les questions juives. Il est plus fréquent chez les individus avec un niveau élevé d’engagement avec des institutions et des processus liés au judaïsme, comme l’étude de l’histoire juive et la recherche sur les relations polono-juives, le travail dans un musée juif ou le bénévolat dans des institutions juives ou liées au judaïsme. Enfin, l’engagement empathique est un type d’engagement manifesté par les participants qui ressentent un lien personnel avec le passé juif et le réveil actuel, que ce soit par l’histoire familiale, les relations personnelles ou les engagements individuels, et expriment cet engagement à travers leurs choix de vie et leurs actes. L’engagement empathique est à la fois une forme d’alliance avec les Juifs et une forme de résistance à la vision ethno-catholique dominante de la polonité.

Geneviève Zubrzycki
E.W. : A partir de quelle grille d’analyse est-il possible de distinguer ces registres ?

G.Z. : Ces registres peuvent être placés sur un spectre défini par des degrés de réflexion. Les trois premiers ne sont pas réflexifs – et ils ne tiennent pas compte de la signification d’une pratique donnée ou de son impact potentiel sur les personnes juives – tandis que les trois derniers sont par définition « réflexifs ». Dans les pôles non réflexif et réflexif, les registres d’engagement ne s’excluent pas mutuellement : les engagements occasionnels et romantiques peuvent se chevaucher, par exemple, et l’engagement politique peut accompagner les versions empathiques de l’appropriation culturelle. Un registre d’engagement peut également en entraîner un autre. Un engagement non réflexif et occasionnel avec le passé juif de la Pologne, comme visiter un musée juif et écouter de la musique klezmer, peut évoluer vers un registre d’engagement critique et introspectif, comme se documenter sur l’Holocauste et les silences de la société polonaise à ce sujet. Certaines articulations, cependant, sont peu probables. Il est improbable qu’un individu s’engageant dans la culture juive dans le registre critique-introspectif s’engage également dans une appropriation culturelle grossière.

Cette typologie sert donc moins à classer des pratiques spécifiques qu’à fournir un cadre interprétatif pour les analyser. Elle cherche à éviter de rejeter un large éventail d’activités de Polonais non juifs liées aux Juifs dans la catégorie de l’« appropriation culturelle » indifférenciée, tout en reconnaissant que tout engagement avec le passé et la culture juive de la Pologne ne sert pas à élargir les notions de polonité. Il ne fait aucun doute que ce sont les discours et les pratiques dans les registres réflexifs d’engagement qui servent à déconstruire la polonité et à la reconstruire selon de nouvelles lignes. Nous devrions donc nous demander si la résurrection de la culture juive par des non-Juifs touche suffisamment de publics et provoque suffisamment de réflexions critiques sur les notions de polonité pour susciter un changement significatif…

E.W. : Les initiatives que vous décrivez peuvent être qualifiées de philosémites. Comment interpréter cette attirance vers « les choses juives » dans un pays souvent qualifié comme étant « sans Juifs » ?

G.Z. : Dans le livre, je soutiens que l’engagement des élites culturelles non juives, des militants sociaux, des citoyens ordinaires et de certaines institutions de l’État avec le passé juif de la Pologne et la culture juive fait partie d’une tentative plus large d’adoucir et d’étendre les limites symboliques de la polonité. C’est une façon d’articuler un projet national civique et de construire le pluralisme dans une société monoculturelle. On peut se demander pourquoi avec cette référence aux Juifs ? Quelques raisons à cela : d’abord, parce que la judéité est une catégorie ethno-religieuse qui a traditionnellement été perçue par les Polonais comme l’opposé du Polak-katolik. Soutenir la renaissance de la vie communautaire juive et participer à la résurrection de la culture juive creuse donc des trous dans la forteresse catholique polonaise. Deuxièmement, parce que le capitalisme à l’occidentale, le socialisme et le cosmopolitisme sont spécifiquement associés à la judéité. Comme la judéité symbolise ces valeurs, l’extrême droite estime que la Pologne est gouvernée par des « Juifs » – par des Juifs symboliques – qui doivent donc être neutralisés. D’où l’antisémitisme dans un pays avec très peu de Juifs (mais également le philosémitisme). Une troisième raison est que la figure du Juif est considérée à la fois comme « Autre » et « indigène ». Les Juifs se caractérisent par une grande diversité, mais ils ont été « nourris du sol polonais et ont grandi sur ces terres », comme me l’a dit une enquêtée. Les Juifs sont l’« Autre indigène » par excellence. Et, bien sûr, la petite taille des communautés juives en Pologne permet aux Polonais non juifs de projeter plus facilement leurs aspirations (ou leurs cauchemars) sur des Juifs (relativement) absents. Par ailleurs, il est également plus facile de construire un multiculturalisme avec des symboles qu’avec des personnes réelles différentes de la population principale d’accueil. Alors que les Polonais accueillaient les Ukrainiens les bras grands ouverts immédiatement après l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022, ils ont refusé de prendre en charge des réfugiés syriens il y a quelques années. Quelques mois seulement avant d’ouvrir leurs frontières aux réfugiés ukrainiens, ils avaient construit un mur à la frontière polono-biélorusse pour empêcher les réfugiés et les migrants du Moyen-Orient de passer en Pologne.

Affiche pour la 19e édition du festival de la culture juive de Cracovie, qui s’est tenue en 2009. Photo : Geneviève Zubrzycki, mars 2011.
E.W. : Dans votre préface, vous posez cette question : « Quelles sont les limites de la solidarité performative et des formes emphatiques d’appropriation culturelle, surtout lorsque cet Autre a été violemment effacé et continue d’être opprimé ? » Pouvez-vous donner quelques éléments de réponse ?

G.Z. : C’est une question clé à laquelle j’ai déjà apporté quelques éléments de réponse. Le renouveau juif peut-il réussir à redéfinir la polonité alors qu’il reste un phénomène assez élitiste malgré sa portée géographique et le nombre d’occasions offert aux Polonais de s’engager dans le passé juif de la Pologne (y compris ses angles morts) et la culture juive ? Je n’en suis pas certaine. Mais ce qui est certain, c’est que la culture juive qui est en train d’être ressuscitée ne reviendra jamais vraiment à la vie, et la Pologne ne sera jamais habitée par un grand nombre de Juifs. Plus important encore, les Juifs vivant en Pologne restent une « minorité » dans le sens où ils ne sont pas considérés comme pleinement polonais par une majorité de Polonais qui comprennent la polonité selon les critères ethniques et religieux. Et comme je le montre dans le livre, quel que soit le projet national en termes de progrès, une tension problématique demeure dans l’expansion des frontières symboliques de la nation à l’Autre, car cet Autre, qu’il soit réel ou symbolique, est manipulé – au sens propre du terme – par ceux qui contrôlent la catégorie. Le pouvoir symbolique exercé pour « articuler les principes de vision et de division » pour un groupe particulier, pour citer Bourdieu, est donc toujours « violent » même lorsqu’il est utilisé pour élargir les frontières symboliques du groupe. Tenir compte des motivations des individus qui s’engagent dans la culture d’autres groupes et de la signification personnelle que leurs pratiques ont pour eux, reste cependant essentiel si nous voulons acquérir une compréhension de phénomènes tels que le philosémitisme, la solidarité performative ou l’appropriation culturelle.

E.W. : D’autres chercheuses et chercheurs, tout en se situant dans une approche critique, proposent de considérer le philosémitisme comme une « violence », en parlant de « violence philosémite ». Comment vous positionnez-vous par rapport à cela ?

G.Z. : Il ne fait aucun doute que le philosémitisme peut être violent, pour les raisons que j’ai déjà expliquées. Cela peut aussi être violent en ce qui concerne une autre question que je pose dans le livre : Qu’y a-t-il dans le « réveil juif » pour les Juifs ? Je montre que ce renouveau concerne avant tout les enjeux polonais, c’est un dialogue polono-polonais auquel participent également les Juifs polonais, bien sûr, mais l’objectif central du débat et l’objectif clé de ces initiatives culturelles est de redéfinir l’identité polonaise. Il est donc violent dans le sens où les Juifs ne sont ni les agents clés ni le véritable objet du phénomène. Le renouveau juif concerne les Polonais, et mes enquêtés ainsi que les observations participantes révèlent à quel point lorsque les Polonais parlent des Juifs, ils parlent en réalité d’eux-mêmes : de ce que la Pologne a perdu avec l’Holocauste ; de ce qu’ils ont perdu en 1968 lorsque quelque 20 000 Juifs ont été forcés de quitter la Pologne ; de ce qu’ils espèrent devenir. Le renouveau juif est aussi violent dans un sens bourdieusien : pour Bourdieu, la violence symbolique souligne les structures de pouvoir qui sont intériorisées à la fois par les groupes dominants et dominés. Ici, le fait que le renouveau s’articule autour de questions d’identité polonaise est une forme de violence. Cela ne veut pas dire, cependant, que les individus et les communautés juives ne participent pas et ne bénéficient pas de ce renouveau à la fois en termes d’opportunités qu’il offre pour vivre en tant que Juifs en Pologne actuelle plus librement qu’il y a trente ans, ou de renouer avec des pratiques culturelles dont beaucoup avaient été privés pendant des décennies. Je ne veux pas non plus suggérer que les Juifs polonais sont passifs dans ce processus : ils s’engagent dans des débats publics sur la participation polonaise à la Shoah et ils sont des interlocuteurs clés dans la création de nouvelles institutions culturelles juives telles que les musées, par exemple. Ils sont actifs dans la création d’organisations religieuses et laïques au service des communautés très différentes à travers le pays. Les termes des débats publics restent néanmoins ceux définis par le groupe dominant.

Cadres en papier sur des fragments de pierres tombales juives utilisés dans la construction du mur séparant la rue Jakuba de l’ancien cimetière juif de Kazimierz, à Cracovie. (Photo de Geneviève Zubrzycki, 5 juillet 2014.)
E.W. : Je voudrais enfin revenir sur votre posture de chercheuse, la manière dont vous vous présentez et êtes perçue sur le terrain. Que révèlent ces perceptions et ces présentations de soi de l’objet que vous analysez ?

G.Z. : Ma propre identité a souvent servi de porte d’entrée aux interlocuteurs pour discuter de ce qui constitue la polonité. Alors qu’aux États-Unis, beaucoup supposent que je suis polonaise à cause d’un accent en anglais qu’ils ne savent pas tout à fait situer, associé à mon nom de famille difficile à prononcer, en Pologne, à cause de mon nom de famille et parce que je parle polonais mieux que la plupart des étrangers, les gens pensent souvent que je suis née là-bas et que j’ai ensuite émigré dans ma jeunesse. Pour les francophones, mon prénom et mon accent ne laissent aucun doute sur l’endroit d’où je viens : je suis née au Québec et j’ai grandi dans une famille francophone. Je m’identifie comme Québécoise. Ma mère est Québécoise et mon père est né en France pendant la Seconde Guerre mondiale, fils de réfugiés polonais. Sa famille a émigré au Canada avant la fin de la guerre, alors qu’il était un jeune enfant. À la fin de mon adolescence, je suis devenue curieuse du pays de mes grands-parents paternels et j’ai visité la Pologne pour la première fois à l’été 1989.

Dans mon précédent travail de terrain en Pologne, les catholiques polonais de droite prenaient souvent pour acquis que j’étais polonaise. Même lorsque j’expliquais que mon lien avec la Pologne et la polonité était lointain, le fait que j’aie réussi à « apprendre si bien le polonais » servait non seulement à confirmer ma polonité aux yeux de mes interlocuteurs, mais donnait la preuve que la polonité était « dans mon sang ». Dans mon travail de terrain pour Resurrecting the Jew, la plupart des Polonais non juifs ont continué à me considérer comme Polonaise, mais mes interlocuteurs juifs, Polonais et non Polonais, ont souvent supposé que j’avais des racines juives polonaises. Ce n’est peut-être pas si surprenant : beaucoup de gens présupposent que les projets de recherche des chercheuses et chercheurs en sciences sociales sont directement ou indirectement liés à leur identité personnelle. Certains m’ont demandé directement si ou « comment » j’étais juive (c’est-à-dire de quel côté de ma famille se situait ma judéité et depuis combien de temps). Quand j’ai répondu que je ne l’étais pas, mon interlocuteur a souvent insisté : « En êtes-vous sûre ? » rapidement suivi de « Avez-vous cherché [des racines juives] ? » » Certains se sont aventurés à d’autres commentaires comme « Eh bien, vous me semblez assez juive ! » Ces interactions ont fourni des occasions fructueuses afin de démêler les critères qu’ils appliquaient pour évaluer la judéité.

Couverture du livre de Geneviève Zubrzycki

D’autres interlocuteurs m’ont interrogé sur mes origines de manière plus générique : « Alors, quelle est votre histoire ? » En règle générale, je commençais par leur dire ce que je faisais, où je vis et d’où je viens initialement. Ils continuaient à leur tour avec des questions sur ma famille. Je leur parlais ensuite de l’histoire du côté de ma mère et je passais au récit sur mes grands-parents paternels qui se sont rendus séparément en France pendant la guerre, où mon père est né en août 1940 et sur le voyage de la famille au Canada par l’Espagne et le Portugal après leurs retrouvailles quelques années plus tard. Cette histoire familiale a parfois été entendue comme juive par les Juifs (en particulier par les Juifs non polonais ayant une connaissance limitée de l’histoire polonaise). Pour d’autres interlocuteurs, le simple fait que j’étudiais le réveil juif les a amenés à en déduire que je devais avoir des origines juives.

Ces expériences personnelles montrent, premièrement, comment des moments improvisés comme ceux-ci jouent un rôle déterminant dans la façon dont les identités sont assumées, créées, déclarées et attribuées dans une myriade d’interactions sociales ; et, deuxièmement, à quel point « être juif » peut être complexe et incertain pour ces nouveaux participants au renouveau juif. Les frontières floues de la judéité en Pologne ont facilité le travail sur le terrain dans un sens : parce que beaucoup de participants n’étaient pas familiers avec les rituels juifs, ma propre inexpérience ne se démarquait pas. Quelqu’un me guidait généralement à travers une cérémonie et m’expliquait ce que j’étais censée faire (et, le plus souvent, ne pas faire). De même, poser des questions sur l’identité des gens semblait facile dans ces contextes sociaux où le sujet était dans l’esprit de tout le monde et où la plupart des participants avaient déjà fait un voyage de découverte de soi ou étaient en train de « comprendre les choses ». Ce processus s’est souvent déroulé dans le cadre de petits groupes de soutien : lors de réunions dans des centres communautaires comme le Jewish Community Center (JCC) de Cracovie, Hillel Polska ou des cafés. Si mes questions n’ont pas mis mes interlocuteurs mal à l’aise, c’est parce qu’elles étaient régulièrement abordées dans des contextes sereins et accueillants.


Propos recueillis par Ewa Tartakowsky

 

Geneviève Zubrzycki est directrice d’études au département de sociologie et membre du Frankel Center for Judaic Studies de l’Université du Michigan (Ann Arbor). Ses recherches portent sur les liens entre l’identité nationale et la religion, la mythologie nationale et la mémoire collective, et la (non)mémoire de la Shoah en Europe de l’Est. Ses ouvrages ‘The Crosses of Auschwitz: Nationalism and Religion in Post-Communist Poland’ (Chicago 2006) and ‘Beheading the Saint: Nationalism, Religion, and Secularism’ (Chicago 2016; Boréal 2020) ont remporté plusieurs distinctions. Sa plus récente monographie, ‘Resurrecting the Jew : Nationalism, Philosemitism, and Poland’s Jewish Revival’, vient de paraître (Princeton 2022). En 2021, Zubrzycki était la récipiendaire de la prestigieuse bourse de la Fondation Guggenheim, et du prix Malinowski en sciences sociales octroyé par le Polish Institute of Arts and Sciences of America.

 

Ewa Tartakowsky est née à Cracovie. Elle est sociologue, chargée de recherche au CNRS et membre de l’Institut des sciences sociales du politique (UMR7220). Ses travaux portent sur les judéités contemporaines, ainsi que sur les transmissions et les usages publics du passé et de la mémoire. Elle a publié ‘Les Juifs et le Maghreb. Fonctions sociales d’une littérature d’exil’ (PUFR, 2016) et a dirigé avec Marcelo Dimentstein, ‘Juifs d’Europe. Identités plurielles et mixité’ (PUFR, 2017) et ‘Jewish Europe Today. Between Memory and Everyday Life’ (Austeria, 2020).

Notes

1 Geneviève Zubrzycki, The Crosses of Auschwitz: Nationalism and Religion in Post-Communist Poland, University of Chicago Press (2009).

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