Le peuple-monde vu depuis Leopoldstadt

Le cas de la communauté juive renaissante de Vienne est-il le signe qu’une forme nouvelle de l’existence juive diasporique s’esquisse ? Telle est la proposition de Julie Cooper et Dorit Geva qui y déchiffrent, suivant le schème de l’historien Simon Doubnov, l’émergence en Europe d’une nouvelle forme communautaire, non pas nationalisée, mais insérée dans l’Union politique européenne. Elle pourrait servir de modèle, capable de s’imposer comme une alternative à la forme nationale incarnée dans l’Etat d’Israël et celle, peut-être en déclin après avoir dominée, du judaïsme américain.

 

Le Musée de la Judenplatz qui, avec le mémorial de la Shoah, fait partie du Musée juif de Vienne.

 

Par une chaude nuit d’été à Leopoldstadt, le quartier juif traditionnel de Vienne, un groupe polyglotte de femmes juives s’est réuni pour une soirée entre mères. Après des mois passés dans un confinement strict, les femmes s’étaient rassemblées avec enthousiasme dans un restaurant casher Bukhari, discutant par-dessus le brouhaha produit par les enfants d’immigrés turcs et bosniaques qui jouaient au football sur la place de ce quartier en cours d’embourgeoisement.

Passant de l’allemand à l’anglais, du russe à l’hébreu, chaque femme a partagé sa propre histoire d’immigration à Vienne. L’une d’elles était arrivée d’Israël à l’âge adulte après avoir épousé un Juif viennois. Une autre avait grandi à Vienne après que ses parents aient émigré de Russie dans les dernières années de la guerre froide. Une autre était née en Belgique flamande dans une famille qui avait émigré de Géorgie, dans l’ancienne Union soviétique. Trois femmes, nées et élevées à Vienne, descendaient de familles qui avaient fui l’Europe centrale socialiste dans les années 1950.

Les passions se sont soudainement enflammées lorsqu’un débat a éclaté sur les priorités du programme linguistique de l’école de leurs enfants, l’école communautaire juive Zwi Perez Chajes de Vienne. L’hébreu doit-il être imposé aux élèves du secondaire ou l’école doit-elle plutôt étendre son curriculum de langues européennes ? Quel passé et quel avenir linguistiques l’enseignement doit-il cultiver pour les enfants de la communauté juive viennoise ?

Les références à Israël et aux États-Unis, les deux centres dominants du judaïsme mondial pendant la grande majorité du vingtième siècle, étaient largement absentes du débat. Aucune des femmes n’a désigné le judaïsme américain comme un modèle d’éducation juive. L’éducation hébraïque ne fut pas non plus présentée comme une préparation à l’Aliya. Certaines considéraient l’hébreu comme une langue importante de la diaspora, tandis que d’autres mettaient en balance la maîtrise de l’hébreu et la valeur du multilinguisme dans l’Europe cosmopolite.

De cette soirée de femmes juives viennoises émergent d’intrigantes perspectives sur les profondes transformations dans la géographie du judaïsme de la diaspora au XXIe siècle.

Les commentateurs les plus influents de la politique juive contemporaine ont tendance à adopter un point de vue qui situe des métropoles comme New York et Tel Aviv au centre de la carte. Les regards sur le judaïsme européen se concentrent sur des communautés en déclin comme celle du Royaume-Uni et de la France. Mais, vue depuis Leopoldstadt à Vienne, la politique juive apparaît bien différente. La communauté juive de cette ville, petite mais dynamique, est en train de devenir le foyer d’un nouveau type de judaïsme rendu possible par l’Union européenne, qui offre une alternative à l’État-nation, le modèle politique qui a largement dicté les options politiques des Juifs depuis le milieu du XXe siècle.

Ni retirées dans un isolement provincial, ni au cœur d’une théologie politique nationaliste, les petites communautés juives de villes comme Francfort et Vienne, par exemple, sont fortement tournées vers leur vie communautaire locale et vers l’entretien de relations latérales avec les communautés sœurs fédérées au sein de l’Union européenne. Les plus grandes communautés juives d’Europe (France et Grande-Bretagne) conservent sans doute, elles, une orientation nationale.

Mais dans les petites communautés d’Europe centrale, un judaïsme européen inédit commence à émerger, dont les concepts sont tirés non pas de l’État-nation, mais de la structure fédérale de l’UE. Cette évolution du judaïsme européen offre la perspective d’une nouvelle grammaire politique, dans laquelle l’éventail des idéologies juives disponibles ne se limite pas à l’ethno-nationalisme (Israël) et à l’individualisme libéral (Amérique du Nord), mais englobe des fédérations transnationales fondées sur l’autonomie communautaire.

 Un interrègne juif mondial ?

Le moment est venu de prêter attention à ce qui se passe à Leopoldstadt. Une fois l’Europe réintroduite dans la discussion, nous pouvons commencer à voir que les orientations politiques qui ont façonné la vie et la pensée juives depuis le milieu du vingtième siècle sont en train de s’effondrer. La période au cours de laquelle les États-Unis et Israël ont régné sans partage en tant que centres dominants de la vie juive moderne touche à sa fin. Le moment actuel ressemble moins à un couronnement qu’à un interrègne – une période de transition au cours de laquelle les anciennes configurations politiques s’estompent et où un nouvel ordre hégémonique doit encore émerger.

Comment pourrait se reconfigurer notre sens des possibilités politiques une fois que nous acceptons que le schéma binaire Israël vs Amérique du nord ne parvient plus à saisir les évolutions des centres de gravité juifs dans cette période de transition ?

Un retour à l’historien du début du vingtième siècle, Simon Doubnov, peut éclairer notre situation politique. En effet, sa célèbre description de l’histoire juive comme d’une série de déplacements des « centres hégémoniques » de la vie juive offre un aperçu de notre présent, et résonne comme un présage de l’avenir. En tant que fondateur et principal idéologue du Folkspartei russe, Doubnov réclamait des droits de minorité nationale pour les Juifs d’Europe de l’Est. Doubnov présentait son programme nationaliste pour la diaspora comme le dernier chapitre en date de la quête obstinée des Juifs pour l’autonomie sur les lieux de leur dispersion.

À partir des communautés juives autonomes d’Afrique et d’Asie mineure à l’époque hellénistique, Doubnov retrace l’essor et le déclin de communautés dont l’influence culturelle s’étendait bien au-delà de leur contexte immédiat. Alors que le centre de gravité du monde juif s’est déplacé de la Babylonie à la fin de l’Antiquité vers l’Europe au début du Moyen Âge, raconte Doubnov, « le fil national continue à être tissé. L’hégémonie passe d’un centre à l’autre : de l’Espagne à la France et à l’Allemagne, de là à la Pologne et à la Russie ». Dans le récit de Doubnov, l’émergence d’un nouveau centre inaugure une nouvelle période dans les annales de l’histoire juive.

Dès 1925, Doubnov prévoyait les linéaments d’une géographie juive bipolaire, dans laquelle les communautés de Palestine et d’Amérique du Nord étaient positionnées comme des prétendants rivaux à l’hégémonie. Compte tenu de la dévastation infligée par la Première Guerre mondiale aux Juifs d’Europe de l’Est, Doubnov prédisait que « les perspectives d’avenir indiquent, sinon un virage total vers l’Orient, sous la forme d’une Palestine ressuscitée, du moins une rivalité pour l’hégémonie nationale entre l’Est et l’Ouest, entre la Palestine et la diaspora euro-américaine ». Adoptant un ton plus pessimiste alors que le ciel s’assombrissait en 1939, Doubnov déplorait la disparition imminente du centre européen, cimentant davantage l’ascension de la Palestine et de l’Amérique du Nord. Les événements de ce que Dubnow a appelé « le temps de Haman » (1938-39) rendaient inéluctable la conclusion selon laquelle l’Amérique et la Palestine deviendraient les nouveaux centres du judaïsme mondial.

Simon Doubnov

Comme l’avait prédit Doubnov, après la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis (ou, plutôt, l’Amérique du Nord) se sont imposés comme centre hégémonique incontesté de la diaspora juive. De loin la communauté diasporique la plus importante, la plus riche et la plus puissante, les Juifs d’Amérique du Nord ont façonné de manière décisive la culture juive, tant de manière formelle (philanthropie, diplomatie et défense des intérêts politiques) qu’informelle (l’impact des Juifs dans la culture américaine : ses fictions, son cinéma et sa télévision). Les Juifs américains n’ont pas seulement exporté une vision particulière de ce que signifie être juif – ils ont également servi de principal contrepoids à Israël.

Dans les débats acharnés sur l’état de la politique juive qui font rage dans la presse anglophone et hébraïque, l’Europe a été largement oubliée. D’innombrables articles ont déploré le fossé béant qui sépare les attitudes politiques des Juifs américains de celles de leurs homologues israéliens. Comparativement, le positionnement politique des Juifs européens a inspiré bien peu d’articles de réflexion approfondie.

Lorsque l’Europe est mentionnée dans les appréciations courantes de « la situation des Juifs », c’est généralement dans le contexte d’une montée de l’antisémitisme, ce qui suscite des spéculations sur la probabilité d’une émigration massive vers Israël. Ce cadrage présuppose une géographie juive bipolaire centrée sur les revendications concurrentes de deux communautés juives dont les identités sont ancrées dans l’État-nation. Par conséquent, les débats politiques juifs s’articulent autour des dilemmes que pose l’État-nation, et des options qu’il offre (c’est-à-dire libéralisme contre nationalisme, universalisme contre particularisme).

Inspirés par Doubnov, nous soutenons que c’est actuellement à l’aube d’une nouvelle période de l’histoire juive que nous assistons, alors que les configurations hégémoniques du pouvoir se transforment. A bien des égards, la période d’après-guerre a confirmé les spéculations de Doubnov sur la recomposition du monde juif autour de deux pôles concurrents. Cependant, selon les propres critères de Doubnov, cette période montre des signes d’essoufflement. Il n’est plus vrai qu’Israël et l’Amérique du Nord épuisent les possibilités d’existence juive contemporaine – ni qu’ils dictent les termes du débat pour certains Juifs européens.

Des fractures grandissantes se laissent apercevoir dans l’ordre de l’après-guerre si nous analysons les prédictions du déclin américain qui ont proliféré avec le début de la pandémie – prédictions qui ont été amplifiées et confirmées par la prise d’assaut du capitole le 6 janvier. Les événements récents ont gravement porté atteinte au prestige des États-Unis. Dans des publications aussi diverses que The Nation, The Atlantic et Foreign Affairs, des critiques ont déclaré « la fin du siècle américain » et « le déclin du monde américain », détaillant « comment l’hégémonie américaine prenait fin ». Qu’ils la célèbrent, la regrettent ou soient tout simplement déconcertés, les diagnostics d’une décadence américaine ont été l’un des topoi caractéristiques de l’ère Trump.

Comme on pouvait s’y attendre, ces litanies ont suscité en parallèle des éloges funèbres du judaïsme américain dont l' »âge d’or » serait terminé. Dans Tablet, l’écrivain américain Adam Garfinkle invoque des facteurs tels que l’assimilation, le climat prétendument hostile au sein du parti démocrate (l’ancien foyer politique des Juifs) et le nativisme croissant, comme autant de signes avant-coureurs d’un déclin imminent. Garfinkle prédit une implosion démographique qui conduira au dépérissement des judaïsmes séculier et libéral. Selon lui, il ne restera bientôt en Amérique que des juifs orthodoxes. Et, compte tenu de leur aliénation par rapport à ce que Garfinkle appelle d’un ton narquois « la culture ‘progressiste’ post-Lumières », il prévient que ces derniers sont susceptibles de décamper vers Israël.

Comme le révèle la prophétie larmoyante de Garfinkle, le triomphalisme israélien est généralement le pendant de ces litanies sur le déclin du judaïsme américain. La fin de son « âge d’or » marquerait, selon ce point de vue, le début de ce que le politologue israélien Yossi Shain a appelé « le siècle israélien », dans lequel Israël s’impose comme le seul lieu où l’existence juive est viable. Cette forme d’autocongratulation sioniste a connu une résurgence marquée au cours des premiers mois de la pandémie, lorsque le taux de mortalité en Israël était relativement faible, ce qui a conduit les experts et les politiciens à prédire des vagues massives d’aliyah, les Juifs fuyant une diaspora hostile et rongée par la maladie. Comme nous le savons maintenant, les prédictions d’une « victoire » israélienne décisive sur le coronavirus – et d’un exode massif correspondant – se sont avérées prématurées. En fait, l’année 2020 a vu une forte baisse de l’immigration en Israël, par rapport aux cinq années précédentes.

Notre intention n’est pas tant de nous moquer de l’arrogance de ces prédictions prématurées, que de remettre en question les hypothèses sur lesquelles elles reposent. Lorsque les commentateurs annoncent le triomphe d’Israël comme le revers du supposé déclin de l’Amérique, ils partent du principe que la configuration d’après-guerre dans laquelle Israël et les États-Unis se disputaient l’hégémonie reste intacte. En d’autres termes, ils supposent que le catalogue des options juives s’est réduit de deux États-nations à un seul, le nationalisme israélien ayant vaincu l’universalisme libéral. La perspective que nous soyons à l’aube d’une reconfiguration plus radicale reste ainsi tout à fait inconcevable.

A l’inverse, nous soutenons que ce type de triomphalisme israélien ne fait que dévoiler les profondes fractures de l’ordre bipolaire d’après-guerre. En ne se focalisant pas sur les anxiétés caractéristiques des Juifs américains et en mettant de côté l’hypothèse selon laquelle la vie juive se déplace d’un État-nation à l’autre, nous pouvons discerner les traits émergents d’une nouvelle géographie multipolaire, au sein de laquelle les Juifs européens ont développé une identité politique autonome. Cette identité, particulièrement prononcée dans les pays germanophones obligés de se reconstruire après la Shoah, est enracinée dans des communautés locales qui sont liées de manière fédérale par la matrice symbolique et institutionnelle de l’Union européenne. Contre ceux qui annoncent la montée d’un monde juif unipolaire, nous considérons que la crise actuelle met en lumière une diversité renouvelée des modes de vie juifs et des attachements régionaux.

Retour à Vienne

Revenons à la vue de cette situation depuis Leopoldstadt, à Vienne.

Avec quelques 8 000 membres, contre 200 000 juifs avant la guerre, la communauté juive de Vienne ne représente qu’une fraction de ce qu’elle représentait avant la Shoah. Mais comme d’autres en Europe, telles que celles de Berlin ou Francfort, cette petite communauté est robuste, diversifiée et en pleine expansion. Les communautés juives d’Europe centrale sont numériquement plus petites que les centres juifs de Paris, Londres et Manchester. Les processus d’unification européenne ont sans doute été moins significatifs pour les Juifs français et britanniques, tant pour des raisons numériques que politiques.

Pour les petites communautés comme Vienne, l’Europe offre cependant de nouvelles possibilités en matière d’identité juive, d’éducation et d’organisation communautaire. En outre, les communautés juives d’Europe centrale bénéficient d’un type de relations entre l’État et la religion qui fait que les communautés confessionnelles sont officiellement reconnues et soutenues par l’État. Cela permet de financer les institutions qui constituent l’épine dorsale de toute communauté viable.

L’Israelitische Kultusgemeinde Wien, l’organe officiel représentant la communauté juive de Vienne, supervise plusieurs écoles, des associations de jeunes, un centre sportif, des synagogues, des cimetières, des archives et des institutions culturelles. Cette robustesse institutionnelle attire des Juifs de toute l’Europe, de l’espace post-soviétique, mais aussi d’Israël.

Dans les représentations médiatiques israéliennes et nord-américaines, on retient surtout les incidents antisémites en Europe, comme si la non-viabilité du judaïsme européen était un destin écrit d’avance. Mais il y a des Juifs qui ont le sentiment que l’Europe est leur foyer, même s’il reste beaucoup à faire pour redéfinir la place des Juifs dans la société européenne.

Matti Bunzl, un juif viennois revenu des États-Unis pour occuper le prestigieux poste de directeur du musée municipal de Vienne après une carrière dans le monde universitaire américain, estime que les juifs sont devenus l’Autre acceptable de la nouvelle Europe, les opposant implicitement aux migrants musulmans. Se définissant comme un militant laïc qui s’identifie fièrement comme juif, Bunzl a passé une partie de sa carrière d’anthropologue à étudier le musée juif de Vienne, qui occupe une place proéminente dans le paysage muséal de la ville, sans toutefois avoir jamais été intégré au Musée de Vienne [Museen der Stadt Wien][1].

Selon Bunzl, le Musée juif illustre la transformation de la position des Juifs dans la mémoire publique et l’identité nationale autrichiennes. D’une communauté post-Shoah profondément traumatisée et numériquement décimée, peu reconnue par l’opinion publique au cours des premières décennies de la Seconde République autrichienne, les Juifs autrichiens ont été progressivement intégrés au sein d’un modèle social-démocrate de tolérance et de diversité, que Bunzl qualifie de « philosémite ». Bunzl a retracé la manière dont l’identification communautaire des Juifs autrichiens a évolué depuis les années 2000, passant de l’identification au sionisme israélien à l’identification à la nouvelle Europe et à l’insistance sur le fait que le judaïsme autrichien à toute sa place en Autriche.

Ce positionnement des Juifs viennois, qui sont reconnus comme faisant partie du tissu de la société et de l’histoire autrichiennes, tout en restant marqués comme distincts, n’est pas passé inaperçu. Pour Benjamin Nägele, le jeune secrétaire général de la communauté juive de Vienne : « En Europe, être juif, c’est souvent se sentir comme une licorne ».

Nägele incarne la nouvelle génération de Juifs européens qui considèrent l’Europe comme leur foyer naturel, même s’ils reconnaissent que beaucoup de travail reste à accomplir. Le souvenir de la Shoah reste palpable dans la conscience de cette nouvelle génération de Juifs européens. Mais l’émergence du projet de l’Union européenne, avec son modèle de tolérance et de compromis, et en tant qu’espace politique et géographique favorisant la coopération entre les petites communautés juives, a contribué à une foi croissante dans l’avenir de la vie juive en Europe.

Benjamin Nägele

Pour Natalie Neubauer, une architecte qui est présidente du conseil d’administration de l’école juive Zwi Perez Chajes de Vienne, « adhérer à l’Europe est un choix pragmatique ». Les communautés juives d’Europe restent petites, et l’UE offre un espace politique aux frontières ouvertes et une identité fédératrice qui permet aux communautés juives d’agir collectivement.

Les dirigeants juifs d’Europe ne sont pas naïfs quant à la situation politique actuelle. Dans son ancien rôle de directeur des affaires européennes pour le B’nai B’rith International, Benjamin Nägele a régulièrement fait part de ses préoccupations concernant la prolifération des partis populistes de droite radicale dans les parlements nationaux à travers l’Europe, et au Parlement de l’Union européenne. La sécurité reste également une préoccupation majeure pour les synagogues et les écoles, une situation maintenant normalisée pour une grande partie du judaïsme mondial, mais avec laquelle les communautés juives d’Europe sont aux prises depuis des décennies.

Cela n’empêche pas Nägele d’avoir la claire ambition d’au moins doubler la taille actuelle de la communauté juive viennoise. Selon lui, la communauté doit s’efforcer de favoriser un environnement culturellement riche et sécurisant pour les Juifs de tous bords, qu’ils soient ultra-orthodoxes ou laïques, ashkénazes ou séfarades.

La rabbine Elisa Klapheck, basée à Francfort, entretient également un espoir prudent dans l’avenir du judaïsme européen. Professeure d’études juives à l’université de Paderborn, en Allemagne, et ordonnée par le programme rabbinique libéral Aleph de Philadelphie, Klapheck a grandi entre les Pays-Bas et l’Allemagne, et a consacré l’œuvre de sa vie à la formulation d’une nouvelle vision de la pensée politique juive en Europe.

Selon Klapheck, de nombreux mouvements nationalistes et démocratiques européens du vingtième siècle se sont appuyés sur des personnalités dont la judéité a contribué à façonner leur vision politique du monde. Dans l’ère post-Shoah, les communautés juives d’Europe ont bénéficié de vagues de migration post-soviétique et de ressources financières importantes provenant de financements publics et de biens communaux. Pourtant, selon la rabbine Klapheck, les Juifs d’Europe doivent encore formuler une vision unique de leur identité et de leur rôle en tant que Juifs européens.

La petite communauté juive de Francfort, qui compte un peu moins de 7000 membres, est un modèle de ce que Klapheck estime être le potentiel inhérent à un judaïsme européen conscient de lui-même. Les Juifs d’Allemagne, note la rabbine, ne sont « pas sionistes, mais pas non plus pas sionistes« . Comme pour la communauté viennoise, la position de chacun vis-à-vis d’Israël n’est pas le trait caractéristique de l’appartenance à la communauté de Francfort. En tant que petite communauté où tout, des services orthodoxes aux services libéraux, se déroule sous le toit de la même synagogue, il y a été cultivé ce que Klapheck appelle « le modèle de Francfort ». Une communauté diversifiée et intellectuellement riche, le modèle de Francfort est « un creuset de cette nouvelle coexistence ».

La vision d’envergure de Klapheck sur le judaïsme européen souligne que la pensée politique juive européenne est arrivée à un moment décisif. Les Juifs d’Europe doivent cultiver une théologie politique claire reliant la tradition de la pensée démocratique juive au projet de l’Union européenne. La génération qui a atteint l’âge adulte après l’émergence de l’Union européenne peut bien avoir un sentiment d’appartenance européenne. Mais, pour Klapheck, cette identité reste relativement superficielle : les jeunes générations envisagent surtout leur identification aux autres Juifs d’Europe à travers le Mahané pris littéralement et métaphoriquement, soit l’expérience du camp d’été juif pour jeunes.

Klapheck pense que des questions plus importantes sont en jeu. L’Union européenne constitue-t-elle une alliance qui peut être ancrée dans la tradition politique juive ? Elle est en tout cas une expérience politique audacieuse. Il s’agit d’un système politique basé sur un vaste système de négociation de traités, plutôt que sur une fédération de type américain ou une hiérarchie descendante. Klapheck voit une profonde résonance entre cette forme de gouvernance et les principes de la halakha, qui, selon elle, ne « gouverne pas d’en haut, mais implique un long processus de discussion et de négociation. »

Elisa Klapheck

Des communautés telles que le modèle émergent de Francfort et la communauté juive de Vienne défient un telos sioniste, mais aussi la présomption américaine d’un judaïsme mondial bipolaire niché soit en Israël, soit aux États-Unis. Des responsables comme Klapheck et Nägele impliquent également, de manière critique, des publics non juifs pour revendiquer une normalisation du Juif en Europe.

Une Nouvelle Grammaire Politique?

Les signes encourageants de la résurrection du judaïsme européen laissent présager l’avènement d’une imagination politique revivifiée. La signification d’une petite communauté comme Vienne n’est pas numérique, mais politique, annonçant de nouvelles possibilités d’organisation politique. Le nouvel imaginaire qui germe à Vienne et à Francfort envisage un modèle d’existence juive ancré dans les communautés locales au sein d’une Europe fédérale. Il ne s’agit pas d’un retour, ni à l’âge des empires européens, lorsque la vie juive locale dépendait du patronage aristocratique, ni aux mouvements nationalistes du vingtième siècle, mais bien d’une rupture.

Cette nouvelle grammaire politique de la vie juive en Europe n’est pas simplement un projet théorique, mais déjà une réalité sociologique. En Europe même, cet imaginaire est en concurrence avec d’autres imaginaires politiques plus traditionnellement étatistes et bipolaires. Nous ne prétendons pas savoir quelle vision s’imposera. Mais le fait même de cette compétition indique que ces moments de transformation historique sont riches de possibilités latentes.

Doubnov a lié la périodisation de l’histoire juive aux changements dans les configurations hégémoniques du pouvoir au sein du judaïsme mondial. En gardant à l’esprit toutes les précautions nécessaires concernant l’incertitude fondamentale de l’histoire (juive), nous suggérons néanmoins qu’une nouvelle réflexion est nécessaire pour traverser l’interrègne actuel. Les langages politiques qui ont prévalu dans la période d’après-guerre ne rendent plus compte de toute la gamme des options idéologiques disponibles. Encore une fois, il ne s’agit pas de prétendre que l’Europe aurait refait surface en tant que nouveau centre hégémonique du judaïsme mondial. Il s’agit plutôt de dire que l’émergence d’un judaïsme européen confiant, organisé autour d’une grammaire politique distincte, change notre sens politique du possible.

La catastrophe qui a dévasté le centre européen, à l’époque de Doubnov, a laissé aux Juifs un choix binaire entre le libéralisme et le sionisme d’État-nation. Le développement d’une grammaire politique juive transeuropéenne annonce un retour à la riche diversité idéologique qui prévalait avant la Seconde Guerre mondiale. Les communautés de Vienne et de Francfort offrent une vision de communautés locales autonomes fédérées qui, tout en se distinguant de leurs prédécesseurs médiévaux et du début de l’ère moderne, instituent également un décalage marqué par rapport aux modalités de la politique juive associées à l’État-nation. La prise de conscience que le libéralisme et le nationalisme n’épuisent pas les options juives contemporaines devrait résonner au-delà de l’Europe elle-même, en changeant la façon dont les Juifs israéliens et nord-américains comprennent leur propre position dans les controverses juives mondiales.

La diaspora européenne d’Europe centrale constitue aujourd’hui un pôle de la vie juive, capable de se tailler une place en tant que creuset autonome de cette culture, sans être un satellite d’Israël ni des États-Unis. Elle est prudemment encouragée par l’endurance délicate de la vie juive en Europe et par les possibilités ouvertes par la nouvelle entreprise politique qu’est l’Union européenne. « Nous sommes dans l’après-Shoah », réfléchit la rabinne Klapheck. « Nous savons ce qu’est le fascisme. Nous savons ce qu’est la destruction d’un système politique. Nous savons ce qu’est la fragilité. Peut-être pourrions-nous être source d’inspiration pour les autres. »


Julie E. Cooper et Dorit Geva

Julie E. Cooper est professeure au département des sciences politiques de l’université de Tel Aviv. Ses recherches portent sur l’histoire de la théorie politique, la pensée politique juive et la pensée juive moderne. Elle est l’auteur de Secular Powers : Humility in Modern Political Thought (Chicago 2013).

Dorit Geva est une sociologue en politique qui vit à Vienne. Elle est professeur de sociologie et d’anthropologie sociale à l’Université d’Europe centrale, où elle est également actuellement doyenne des études de premier cycle.

Notes

1 Le « musée de Vienne » désigne un groupe de musées composé des différents musées d’histoire de la ville.

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