Le vendredi 26 janvier dernier, la Cour internationale de justice (CIJ) s’est prononcée, suite à la demande de l’Afrique du Sud d’ordonner à Israël de cesser ses opérations militaires à Gaza, arguant qu’il y existait un « risque sérieux de génocide ». La réponse est claire : la CIJ n’envisage pas qu’il y ait un génocide en cours. Elle a même explicitement affirmé que rien dans les mesures prononcées ne permettait de conclure quoi que ce soit à cet égard. Reste la portée politique de l’ensemble de la procédure engagée qui doit être analysée. Où il s’agit de se demander pourquoi l’Afrique du Sud a salué une « victoire décisive pour l’État de droit international… »
La requête introduite par l’Afrique du Sud auprès de la Cour internationale de Justice accusant l’État d’Israël de génocide à Gaza a livré son premier résultat : les mesures conservatoires ordonnées le vendredi 26 janvier. Ces mesures, objectivement, n’ont rien d’infâmant ; pourtant, politiquement, c’est l’inverse qui est ressenti, et tel était bien l’objectif de l’Afrique du Sud. Car, en engageant cette procédure juridique, l’Afrique du Sud postapartheid, qui s’est instituée depuis des décennies en championne de la défense de la cause palestinienne sur la scène mondiale, a radicalisé d’un cran sa position tout en rompant toute relation diplomatique avec Israël. Les maintenir aurait pu aboutir à une médiation entre les deux États – comme cela a d’ailleurs été proposé par Israël – permettant de calmer (ou pas) les prétendues inquiétudes sud-africaines quant à la situation à Gaza. On peut légitimement soupçonner que le refus de la médiation et la précipitation devant la Cour internationale de Justice répond, du côté de l’Afrique du Sud, à un motif à la vérité moins honorable que le souci réel pour le sort des habitants de Gaza, à savoir celui de détourner, en désignant un ennemi que beaucoup détestent déjà, l’attention de ses propres citoyens et de l’opinion mondiale de la faillite politique, économique et morale du parti ANC au pouvoir, et de s’instaurer, tout en accueillant par ailleurs des délégations du Hamas, en « conscience morale mondiale ».
Beaucoup se sont étonnés de ce qu’Israël, alors que les motifs véritables de son accusateur apparaissent relativement évidents, se présente tout de même devant la Cour pour répondre de ces accusations. Rien d’étonnant à cela. Israël, en l’occurrence, se défend en toute bonne foi contre une accusation qu’il estime infondée et injuste, contraire à ce qui le justifie dans ses principes mêmes. En effet, Israël fut l’un des premiers États à avoir signé et ratifié sans réserve, dès sa naissance, la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948. Pour Israël, il en allait du sens premier qu’il donnait à sa création en tant qu’État. Cette convention, rappelons-le, n’aurait jamais vu le jour si un réseau militant de juristes juifs, Lauterpacht et Lemkin notamment, qui étaient aussi des sionistes, d’abord engagés dans le procès de Nuremberg, ne s’était pas mobilisé pour la rédiger au sein des commissions juridiques de l’ONU et ne s’était pas battu pour qu’elle fut adoptée et signée. Après-guerre, ce sont ces juristes qui œuvrèrent à l’élaboration du droit international, et ils le firent avec la même énergie qu’ils appuyèrent la création d’un État pour les Juifs qui soit reconnu internationalement. Car il s’agissait à leurs yeux des deux faces d’une même pièce, façonnée précisément en 1948.
Dans ces conditions, on mesure mieux la portée infâmante de l’accusation de l’Afrique du Sud, objectivement souhaitée par celle-ci et subjectivement vécue par les juifs du monde entier, contre ce dispositif particulier de prévention du crime de génocide qu’est l’État d’Israël lui-même. Tandis que la guerre fait un nombre de victimes civiles palestiniennes toujours plus insupportable, les ennemis d’Israël espèrent que cette requalification du conflit armé n’est que la première étape de son bannissement définitif de la scène politique internationale. Quant aux Israéliens et aux juifs de la diaspora, ils perçoivent que l’outil étatique dont ils se sont dotés pour se protéger définitivement, après la Shoah, contre toute tentative de génocide, est traîné dans la boue, alors que dans leur propre vision des choses ils sont précisément en train de se servir de cet outil pour faire face à une menace existentielle à l’intention génocidaire qui s’est déclarée contre lui, et qui conséquemment, – si Israël a bien la vocation d’être le gardien en dernière instance de tous les Juifs – pèse du même coup sur l’ensemble du monde juif.
Cette insulte ressentie par le monde juif, tout autant que la jubilation de l’Afrique du Sud et du Hamas, attestent d’une triste vérité : il en va de la réputation des États comme de celle des personnes. Le simple fait de l’introduction de la requête a d’ores et déjà entaché l’État d’Israël – après tout, des juristes l’ont considérée comme possible – et le fait que la Cour vienne de la déclarer suffisamment recevable – sans pour autant se prononcer définitivement sur sa propre compétence – pour formuler des mesures conservatoires, porte irrémédiablement atteinte à l’image d’Israël dans le monde. Que la Cour ne dise nullement qu’un génocide se déroule effectivement en ce moment à Gaza ne répare pas ce préjudice politique et moral. Car elle ne peut pas rejeter la requête et, face à la situation humanitaire et ses conséquences potentiellement irréversibles, énonce que quelque chose dans la guerre menée par Israël à Gaza pourrait justifier de s’interroger sur l’applicabilité de quelques dispositions de la Convention sur le génocide de 1948.
Prendre acte de cette décision, ne pas la contester au nom du respect du droit international, ne signifie toutefois aucunement qu’il ne faille pas la lire. Au contraire, c’est là une tâche absolument nécessaire, étant donné que le droit est investi de l’autorité qui fait de lui, quoi qu’on en veuille, un repère commun, un pôle d’orientation de l’opinion. Or ce que dit cette décision est précisément ceci : quelque chose dans la situation globale que constitue la guerre, ou encore dans ce qu’il faut appeler la situation de guerre – qui, prise de cette manière, ne se réduit donc pas aux seules opérations militaires – est concerné par la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. En revanche, la guerre elle-même, l’action militaire conduite sur le terrain, ne l’est pas. Voilà le jugement de la Cour, complexe il est vrai, mais que l’opinion souvent ne tente même pas de comprendre.
Et pourtant – sur ce point le constat est unanime – la Cour n’a pas ordonné à Israël un cessez-le-feu. La moindre des choses que l’on doive conclure de cette abstention, c’est que la Cour pense qu’un génocide n’est pas en œuvre du fait de l’opération militaire à Gaza – contrairement au discours en circulation chez les antisionistes empressés de commenter la décision, intéressés à feindre l’enthousiasme pour y puiser un effet d’entraînement. Ce que dit la Cour, c’est qu’il y a « plausibilité » que cela devienne le cas, et les mesures conservatoires ordonnées à Israël servent à assurer que cette plausibilité se réduise jusqu’à s’estomper complètement.
Sur quoi cette affirmation d’une plausibilité se fonde-t-elle ? Sur des signaux objectifs – la détérioration catastrophiques des conditions de vie des Gazaouis, ainsi que des déclarations de certains responsables israéliens – qui n’ont pas de lien intrinsèque avec la campagne militaire israélienne à Gaza mais qui en revanche l’accompagnent. C’est parce que ce lien intrinsèque n’est pas constaté que la Cour rejette la principale mesure demandée par l’Afrique du Sud, l’arrêt des combats, et demande exclusivement à Israël d’intervenir sur la guerre comme situation d’ensemble, qui inclut des prises de parole de politiciens ainsi que le désastre humanitaire causé par les combats. Aussi, les mesures que l’on exige de la part l’État d’Israël sont-elles de deux ordres : d’abord (mesures 1&2), Israël est appelé à avoir constamment à l’esprit les termes de la Convention qu’il a ratifiée et de ce fait s’est engagé à respecter. Puis (mesures 3-5), sont imposées des mesures concrètes : Israël doit sanctionner juridiquement les incitations verbales à des actes génocidaires ; puis, il doit remédier à la dégradation des conditions de vie de la population palestinienne par une aide humanitaire accrue ; et, enfin, il doit prévenir la destruction et œuvrer pour la conservation de tout élément de preuve attestant d’éventuelles pratiques génocidaires.
Aaron Barak, qui a servi comme juge ad hoc à La Haye pour statuer avec ses 16 éminents collègues sur les accusations de l’Afrique du Sud, a voté en faveur des mesures conservatoires 3 & 4 (sanction des incitations au génocide et augmentation de l’aide humanitaire). Nonobstant, dans l’opinion publiée qui motive son opposition aux mesures 1,2 & 5, il souligne que l’Afrique du Sud, en accusant Israël de contrevenir à la Convention, a inversé la réalité politique « en cherchant à imputer à tort à Abel le crime de Caïn ». Et effectivement, ce qui est oblitéré dans toute la procédure – la lecture des plaidoiries de l’Afrique du Sud pendant les audiences le fait clairement apparaître –, c’est qu’Israël mène actuellement une guerre contre un ennemi dont les intentions génocidaires sont affichées aux yeux du monde, et exprimées par ses actes. Ce qui est effacé, c’est qu’Israël combat un ennemi qui n’est engagé ni juridiquement ni moralement par aucune obligation, parce qu’il n’est pas un État ni ne se sent tenu par la normativité universelle supposée régir toute autorité gouvernant effectivement un territoire et une population.
Et pourtant, le juge Aaron Barak a voté en faveur de certaines mesures conservatoires. Est-ce pour cela que le texte qu’il a publié est empreint d’une tristesse infinie ? En partie c’est certainement le cas. Son texte commence avec quelques éléments biographiques : juif lituanien, rescapé de la Shoah pendant laquelle furent exterminés 95% de cette communauté juive européenne, particulièrement fier des contributions des juristes juifs d’après-guerre à la création, fondation et imposition du droit international, et notamment, répétons-le, de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, Barak se montre avant tout affligé de la bassesse de la manœuvre politique sud-africaine qui, à ses yeux – puisque l’Afrique du Sud a refusé toute médiation –, vise moins la protection des Palestiniens que de flétrir symboliquement, moralement et politiquement l’État d’Israël. Mais affligé, il l’est aussi de se voir, en son âme et conscience d’immense juriste, obligé de voter des mesures conservatoires appelant de l’extérieur son propre pays à agir autrement.
Car c’est bien ce que s’est résolu à faire Aaron Barak. Rappelons, qu’il fut le président de la Cour suprême d’Israël et que, dans cette fonction, il a instauré bien des haies juridiques destinées à protéger la démocratie israélienne, ces haies mêmes que le gouvernement de droite extrême de Netanyahou a essayé d’abattre durant toute la période qui a précédé le 7 octobre. Cet Israël qu’il a contribué à créer et à fortifier, un Israël attaché à l’État de droit au niveau national et international, se voyait déjà sous attaque avant les massacres du Hamas. Et aux yeux de Barak, il ne semble pas faire de doute qu’une partie de ces attaques se poursuit à l’intérieur de l’État, lorsque les membres d’extrême-droite de la coalition de Netanyahou – dont il faut rappeler avec insistance qu’ils ne siègent pas au cabinet de guerre, et ne sont donc pas décisionnaires dans cette guerre – en appelant haut et fort – peut-être d’autant plus fort qu’ils se savent objectivement impuissants sur le terrain de la politique extérieure – à des actes contre les Palestiniens qui relèvent de ce qui est défendu au nom de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. Que ces prises de paroles ne soient pas sanctionnées par les tribunaux, que leurs auteurs ne soient pas démis de leurs fonctions et réprimés, que Netanyahou ne cesse pas sa coalition néfaste pour le bien d’Israël, puisque sortir de cette coalition signifierait aussi sa propre fin politique, voilà sur quoi Barak ne peut pas fermer les yeux. Et nous ne le pouvons pas non plus. Que ces paroles entachent la réputation d’Israël et aient contribué à ce qu’il a pu être trainé devant la Cour de la Haye, voilà ce que Barak ne pardonne pas, et ce que nous ne devrions pas non plus pardonner. Pas plus que nous ne pardonnons le fait que ces mêmes voix dans la société israélienne, qui continuent à exercer le pouvoir concernant la politique intérieure du pays, notamment le contrôle des forces du maintien de l’ordre, ce qui s’accompagne d’actes aussi répréhensibles que le blocage de l’aide humanitaire par des citoyens israéliens que la police placée sous la direction de Ben Gvir laisse agir, suscite effectivement un doute sur le fait qu’Israël fasse réellement tout son possible en termes d’aide humanitaire. Aaron Barak, en votant en faveur de cette mesure conservatoire qui demande à Israël d’assurer que cette aide se produise au mieux et s’intensifie, n’a rien fait d’autre qu’exprimer sa réprobation face à ces agissements.
Et l’on comprend dès lors la tristesse profonde qui teinte le texte dans lequel il justifie sa décision : non seulement Israël est vilipendé, non seulement cette accusation renverse les coordonnées de la réalité politique où, dans les faits, Israël fait face à un ennemi qui veut sa destruction totale ; mais de plus, l’État juif ne se protège pas lui-même contre des éléments qui, en son propre sein, alimentent sans vergogne, en confondant le projet sioniste avec l’exercice de la force brute, les fantasmes du « juif, ennemi de l’humanité » chez ses adversaires.
L’État d’Israël, la société israélienne et le monde juif doivent prendre acte du jugement de La Haye. Pour une partie de la conscience politique commune mue par le ressentiment et la haine, et pour une autre partie suffisamment paresseuse pour ne pas s’intéresser de trop près à cette affaire, le nom d’Israël est désormais associé au mot génocide, et cette fois-ci du côté des coupables. Pour cela, la cohérence de la catégorie de génocide, centrée sur l’identification de l’intention de tuer une population ciblée, a dû donc se concentrer sur des faits de discours pour s’appliquer au cas, mais l’essentiel est qu’elle ait été jugée pertinente. L’association s’est donc produite. C’était là certainement le but de l’Afrique du Sud, et elle a gagné sur ce plan de l’association du nom et du mot. Les Palestiniens n’ont certainement rien gagné cependant au fait que l’opinion mondiale se soit concentrée sur cette scène juridique ; et comme la guerre d’Israël n’a pas été déclarée illégitime par la Cour eu égard à la Convention, ils n’ont rien gagné du tout, si ce n’est de se trouver après la guerre dans une situation politique où les lignes de clivages seront encore plus infranchissables qu’elles ne l’étaient auparavant.
Toutefois, si, en suivant l’exemple d’Aaron Barak, on ne se laisse pas entraîner sur la scène de la basse politique sur laquelle les accusateurs veulent installer le débat, on ne peut pas ne pas voir une lueur positive dans ce jugement. La guerre défensive que mène Israël dans le but de restaurer sa sécurité à la suite d’une agression venant d’un mouvement qui est toujours actif, et qui détient toujours de nombreux otages, n’a pas été délégitimée. Et la Cour donne aux opposants à la droite extrême et au gouvernement actuel les moyens de rétablir Israël dans son projet originel sioniste : un État de droit démocratique, juif dans sa compréhension de ses obligations morales, politiques et historiques à l’égard de lui-même et du monde entier.
La rédaction