Que se passe-t-il lorsque, l’insouciance des festivités rituelles prenant fin, le cours impitoyable de l’Histoire reprend ses droits sur les esprits ? Ruben Honigmann nous livre dans ce texte le récit intime de ce week-end du 7-8 octobre où la mesure de l’événement n’est prise qu’une fois les portables rallumés. De ce décalage temporel et existentiel, il fait un élément constitutif du trouble des juifs qui, en attendant l’aurore du 9, sont condamnés à claudiquer.
Le 7 octobre, pour moi, n’a pas eu lieu. Il a fallu attendre le 8 au soir pour que le 7 advienne.
Le 7, mon téléphone était éteint à cause de Chabat, et le 8 à cause de Sim’hat Tora, le dernier des jours de fêtes du début d’année juive.
Sim’hat Tora, comme les autres jours de fêtes, appartient à la catégorie dite de Yom Tov, un « jour bon ». En terres achkénazes, on se salue ces jours-là en se souhaitant Gut Yom Tov, ce qui signifie donc littéralement « bon jour bon ». À quelques exceptions près, y ont cours les mêmes règles qu’à Chabat, dont la plus saillante aujourd’hui est de s’abstenir de l’usage de l’électricité. Pendant 24h (48 lorsque Yom Tov et Chabat se suivent) le juif pratiquant est donc complètement déconnecté.
En Israël, le 7 octobre, Sim’hat Tora et Chabat ont eu lieu simultanément. Ce décalage entre Israël et diaspora s’explique par le fait que, à la manière du temps chrétien, clivé entre le calendrier julien et grégorien, le monde juif vit à cloche-pied entre deux temporalités. En Israël, les Yom Tov ne durent qu’un jour alors qu’en diaspora, ce qu’on appelle en hébreu ‘houts laarets (l’en-dehors de la Terre), elles sont dédoublées et s’étendent sur deux jours. Le 8 octobre nous étions donc en diaspora encore dans le temps de la fête quand en Israël le temps s’était déjà arrêté au 7.
Historiquement, ce bégaiement temporel est dû à une bipolarité de la géographie juive, toujours à cheval entre son centre (la terre d’Israël) et sa périphérie (la diaspora).
À l’époque du Temple, le début du mois (à partir duquel on fixait les dates des fêtes à venir) était déterminé par le témoignage oculaire de l’apparition de la nouvelle lune déposé devant le Sanhédrin siégeant à Jérusalem. De là, on faisait passer le message aux différentes communautés de diaspora au moyen d’un système d’allumage de feux, visibles d’une colline à une autre, à la manière des nuages de fumée des indiens d’Amérique. Pour une communauté aussi éloignée que celle de Bagdad, il pouvait cependant arriver que le moment de la fête (le 10 pour Kippour, le 15 pour Pessah ou Soucot) se présente avant même que ne parvienne le message de Jérusalem. Dans le doute, on dédoublait donc les jours de fête pour être certain d’en avoir au moins un de juste.
La technique moderne aurait dû avoir raison de cet archaïsme mais les maîtres ont décidé de maintenir les deux jours de fête en diaspora. Aujourd’hui nous célébrons donc deux jours de fête en diaspora tout en sachant sciemment que l’un des deux n’est pas le bon. Dans la tradition juive, la justesse d’une idée survit en effet à son origine historique. En l’occurrence, le décalage temporel dit quelque chose de la condition exilique. Il est le signe de ces montres molles qui rythment le temps juif, loin de chez soi. Le double est le signe du trouble, propre à l’exil. L’incertitude du sol sur lequel reposent fébrilement nos pieds a ainsi son pendant temporel : aujourd’hui est toujours à la fois hier et demain.
En pratique, j’ai toujours préféré le deuxième jour de fête au premier. Je trouve que Pessa’h ne commence à exhaler sa saveur que lors du deuxième Seder, le premier n’étant que le galop d’essai pour se mettre en jambes pour le deuxième, le temps de retrouver les réflexes engourdis depuis l’an dernier.
Le 7 octobre, je ne savais donc rien. Je n’étais pas sorti de chez moi de la journée, et il fallut attendre que je rencontre Bloch le 8, en début d’après-midi, à la grande synagogue Loubavitch du quartier, pour apprendre que la terre s’était ouverte, la veille, sous les pieds du peuple juif.
Même si j’habite dans le quartier qui compte certainement le plus grand nombre de synagogues au mètre carré en France, je vais rarement à la synagogue. Par paresse essentiellement mais aussi parce que je n’en trouve pas vraiment une qui me convienne, ce qui m’arrange par ailleurs car si j’en trouvais une je me sentirais obligé de m’y rendre chaque semaine.
Lorsque l’envie me prends, je me rends dans ce qu’on appelle en yiddish un shtibel (littéralement « une petite chambre ») qui abrite une minuscule synagogue Loubavitch à deux pas de chez moi et qui se trouve juste en face du Quartier Général Loubavitch du 19e arrondissement, un gigantesque bâtiment inauguré par Jacques Chirac en 1989 et où les offices se succèdent à un rythme industriel. Le shtibel ne se distingue pas seulement du QG par sa taille mais aussi par sa réputation d’être « mechi’histe » (messianique) au sens il affirme officiellement la messianité de Menachem Mendel Schneerson, le dernier Rabbi de Loubavitch en date (mais les mechi’histes l’appellent « le rabbi actuel »), décédé (mais les mechi’histes disent seulement qu’il s’est « voilé ») en 1994.
Comme prier avec des Loubavitch m’est de toutes façons exotique, je m’accommode sans problème de cette différence qui me semble artificielle. Pour le non-initié que je suis, le supposé non-messianisme du groupe mainstream relève de la « takia », de la dissimulation façon Loubavitch, car dans le fond je crois qu’ils sont tous messianistes, sans quoi ils ne citeraient pas « Le Rabbi » en début, au milieu et à la fin de chaque phrase. Et comme j’aime les juifs pour leur dinguerie, je ne vais pas feindre de m’offusquer d’une dinguerie de plus, bien au contraire.
À Sim’hat Tora, cependant, je vais délibérément dans la maison-mère, le paquebot officiel situé en face de la petite planque underground. C’est l’une de ces occasions où je sors mes enfants de notre îlot de Robinsons Crusoé juifs post-modernes-flexidox-religieux-mais-pas-trop, qui parlent tout le temps de judaïsme mais ne vont pas à l’école juive. Je veux nous fondre dans la masse des juifs lambdas, que l’on découvre par ailleurs systématiquement tout aussi pétris de contradictions, de complexité et d’incohérences que nous.
Au QG, mes enfants et moi, nous nous sommes glissés dans les cercles de danses concentriques propres à Sim’hat Tora, nous introduisant dans la grammaire d’un univers orthodoxe dont je comprends encore la langue sans la parler[1] : celle des hommes qui tournent en rond, rouleau de Tora à la main, tandis que, depuis leur espace réservé, les femmes les caillassent de friandises que les enfants s’empressent de ramasser. Certains se les échangent ; d’autres capitalisent pour prêter à crédit, parfois des micro-casinos de bonbons s’improvisent, indexés sur les taux nerveux d’une bourse où le cours de la Fraise Tagada cachère sans gélatine peut d’une minute à l’autre chuter brusquement, tandis que grimpe à toute allure celui du Stoptou.
Quand je me rends au QG, j’y tombe en général sur Bloch. Nous nous connaissons à peine mais nous allons automatiquement l’un vers l’autre quand nos regards se croisent. Ce qui nous lie est une origine strasbourgeoise commune et notre appartenance à la minorité de la minorité : les ashkénazes de la communauté juive visible du 19e arrondissement (par un retournement culturel propre à l’histoire du judaïsme français, 95% des Loubavitch français sont aujourd’hui séfarades).
Bloch est un vrai juif alsacien, contrairement à moi qui suis une importation allemande, et ses traits comme son ethos me rappellent toujours ceux des personnages du dessinateur Alphonse Levy : une apparence bonhomme et espiègle qui recouvre la nervosité et la vigilance de ceux qui ne se font aucune illusion quant aux intentions malveillantes de leur voisinage non-juif.
Bloch et moi papotions déjà depuis un quart d’heure – dans une certaine hilarité étant donné le contexte festif – lorsqu’en prenant congé l’un de l’autre, il me souhaita bon courage « vu ce qui s’est passé en Israël ». Je n’avais aucune idée de quoi il parlait, il me regarda les yeux écarquillés et m’informa de ce qu’il avait appris d’un type qui l’avait entendu d’un autre à qui le gardien non-juif de la synagogue l’avait dit après l’avoir entendu à la radio. Le téléphone arabe Loubavitch avait opéré et les informations étaient peu claires : Israël était envahi par le Hamas, des milliers de terroristes avaient infiltré les villes du Sud, certains même à bord de tanks et d’hélicoptères, les Iraniens avaient aveuglé le système de surveillance de Tsahal à l’aide de logiciels de cryptage russes et il y avait déjà au moins 500 morts.
Comme Sim’hat Tora est aussi l’un des deux jours dans l’année où l’excès d’alcool est de rigueur, Bloch, en m’annonçant la catastrophe, avait l’air aussi flou que fou : le sourire aux lèvres, les yeux rieurs, le visage embué et à semi-ivre. La nouvelle m’était parvenue, elle avait fissuré l’espace-temps du Yom Tov mais voilà : la journée était loin d’être terminée. Nous n’étions qu’en début d’après-midi, il nous restait plusieurs heures à tenir avant de se reconnecter. Il était hors de question d’avorter la fête, d’en parler aux enfants et même entre nous, ma femme et moi. Je continuai, tant bien que mal, à rester dans l’esprit festif du moment tout en guettant l’horloge me rapprocher de l’instant appréhendé : celui où j’allais être englouti par le flot d’informations. J’y suis toujours embourbé depuis ce dimanche 8 octobre, à la tombée de la nuit, aux alentours de 20h39, quand j’ai rallumé mon téléphone pour confronter les nouvelles objectives du monde au récit vaporeux que Bloch m’avait donné.
Le 7 octobre israélien et sa diffraction diasporique le 8, cristallisent le strabisme juif. Ils disent le flou, la distorsion du temps et de l’espace, l’écart permanent qui régit l’existence d’un peuple claudiquant entre le monde et l’hors-monde. Israël est Jacob devenu boiteux à l’issue de son combat contre le-personnage-dans-la-nuit au poste-frontière entre la terre d’Israël et la terre d’exil[2]. Mais la vulnérabilité juive est aussi le lieu où gît sa force. Le dédoublement est le fracas et le tremblement d’Israël mais il est également son rempart : alors qu’il s’apprête à retrouver Esaü et se prépare à l’affronter, Jacob « coupe son peuple en deux camps » pour que « si l’un est détruit, l’autre restera intact »[3]. Israël et son jumeau diasporique sont frappés d’une même main, mais, paradoxalement, le diffus peut s’avérer plus sûr que le chez soi.
Au cours des jours qui ont suivi le séisme du 7/8 octobre, s’est produit un autre dédoublement, à l’intérieur de moi cette fois.
Au fil du temps, les pensées et les émotions les plus contradictoires se sont mis à se succéder, se bousculer et s’annuler quotidiennement en moi de façon ininterrompue. Au réveil, je pense qu’ils l’auront bien cherché, qu’il faut annexer Gaza, chasser les autochtones dans le Sinaï, liquider l’UNRWA et que de toutes façons « il n’est pas né le fils de pute qui arrêtera Israël »[5]. Après avoir déposé mes enfants à l’école je me dis qu’en vérité ein lanou al mi lehichaène éla al avinou chémabachamayim[6] et que toute cette guerre est bien la preuve que les juifs sont invariablement un « peuple cadavérique et stupide »[7]. En commençant ma pause déjeuner, je me demande si nous ne sommes pas bel et bien en train de devenir les nazis que les antisémites nous accusent depuis si longtemps d’être et si Israël n’est pas devenu un pays-Moloch qui sacrifie ses propres enfants sur l’autel de la vengeance. En revenant au bureau, je me convaincs que, quitte à être des nazis, allons-y jusqu’au bout et que de toutes façons « l’éternité d’Israël ne se dément pas »[8]. Vers l’heure du goûter, je m’interroge sur cette nouvelle catégorie de juifs-du-7 octobre, version nationale du juif de Kippour, et me demande où ils étaient jusqu’au 6 et combien de temps durera leur 8 octobre. Sur le chemin du retour, j’enrage de voir que Tsahal est capable de localiser et éliminer par une frappe chirurgicale une huile du Hamas et ses sbires planqués dans un appartement à Beyrouth mais n’a pas été foutu de réaliser que des milliers d’hommes préparaient depuis deux ans une colossale attaque sous son nez. Avant de dormir, je m’agace de ceux qui posent et se prennent en selfie, gilet pare-balles de vigueur et larme à l’œil, à Beeri et dans les autres Kiboutz transformés instantanément en Ouradour-sur-Glane israéliens artificiellement figés pour l’éternité.
Cela va et vient ainsi indéfiniment dans ma tête et, au fond, je ne sais même pas ce que je pense vraiment. Je n’en discute ni avec ma famille, ni avec mes amis, ni avec mes collègues.
Le 8 octobre est un grand trou noir dans lequel nous errons, ahuris et terrifiés.
Souvent je souhaite que le temps se soit arrêté lors de ce moment suspendu où je ne savais rien de plus que ce que Bloch m’avait appris. Je languis cette parenthèse où la forteresse Yom Tov était encore intacte. Comme aucun territoire n’est jamais un refuge, le peuple juif a déplacé son abri dans une temporalité parallèle, inviolable et hors d’atteinte du cours impitoyable de l’Histoire. Mais depuis le 7-8 octobre, le pas de deux du jour festif dédoublé est devenu le boitement d’un peuple estropié.
À la petite synagogue du quartier, personne ne parle jamais du 7 octobre et de la guerre. Ni de Bring them back now, ni d’anniversaire de Bébé Kfir, pas même de « Ensemble nous vaincrons »[9].
Seulement, comme dans la plupart des synagogues, deux Psaumes ajoutés à la fin de l’office et recités dans un silence de plomb avec une intensité transperçante. Dans l’un d’entre eux, le Psaume 121, on se convainc que Dieu ne laissera pas notre pied chanceler, trébucher, faire un faux pas[10]. Je ne sais pas si We will dance again ; ce serait déjà bien, assurément, que nous tenions debout sur nos deux jambes.
Depuis le 8 octobre, un mien ami, athée comme je suis religieux, c’est-à-dire de naissance et donc arbitrairement, m’appelle ironiquement « le Colonel Honigmann » et me nargue : « ce n’est pas avec des juifs comme toi qu’on va assurer la sécurité d’Israël ! ». Il lui est incompréhensible que durant une tranche de temps, le 7 existait déjà dans le monde sans avoir pénétré le mien.
La Tora bégaie souvent mais radote rarement. Dans le deuxième Psaume récité dans les synagogues, le 130, on s’identifie aux « guetteurs du matin, les guetteurs du matin »[11]. L’aurore du 9 octobre.
Ruben Honigmann
Notes
1 | Je dois cette formule à Sophie Bigot-Goldblum, qu’elle en soit ici remerciée. |
2 | Genèse 32, 25-32 |
3 | Genèse 32, 8-9 |
4 | Collection de photographies du ghetto de Lodz, prises par le photographe Mendel Grossman et son assistant Aryeh Ben Menachem. Sur la photo, Aharon Jakobson (au centre, avec une chemise blanche), avec des camarades du « Front de la Jeunesse sioniste », dansent avec les rouleaux de la Torah. |
5 | lo nolad haben zona cheyaatsor eth yisraël, refrain de Hatikvah, chanson populaire israélienne du rappeur Subliminal. |
6 | « Il n’est nul sur qui compter en dehors de Notre père qui est aux cieux » (chanson religieuse populaire en Israël) |
7 | Deutéronome 32,6 |
8 | Netsah yisraël lo yichaker (extrait de 1 Samuel 15,28 repris comme cri de ralliement juif en temps de persécution) |
9 | Ya’had nenatséa’h, slogan israélien officiel de la guerre en cours. |
10 | Psaumes 121,3 |
11 | Psaumes 130,6 |