Méssaouda, c’est une arrière-grand-mère juive arabe qui vient de mourir. De son histoire, de son humour et, surtout, de sa langue, Yossef Murciano, son arrière-petit-fils, garde avant tout le souvenir d’une incompréhension. Dans ce texte, le descendant lointain évoque, à l’heure des adieux, son rapport d’étrange familiarité avec la culture juive marocaine, dans laquelle il a baigné toute sa vie, sans pourtant jamais véritablement la connaître.
Lecture du texte par Julien Frégé-Sebag :
Aujourd’hui, mon arrière grand-mère est morte. J’ai reçu la nouvelle via le groupe WhatsApp familial, à 5h21 du matin.
En l’apprenant, j’ai pensé : je ne la connaissais pas assez. Pour cela, il aurait fallu parler l’arabe. Ce n’est pas que nous ne parlions pas, mais plutôt que toutes nos discussions se ressemblaient. Elle déversait des flots de prières en arabe, et moi je disais Amen en feignant d’y comprendre quelque chose. La scène était tout le temps la même : elle m’attrapait fort les mains et le flot débutait. Dans celui-ci, je pouvais distinguer des souhaits de longue vie, des vœux de noce. Elle voulait que je me marie vite, pour que ma femme accouche d’un petit garçon, et qu’elle devienne, son rêve, arrière-arrière-grand-mère. Je ne l’ai pas exaucée. Et il me reste plutôt à remonter le fil flou de cette filiation.
Au départ, il y a l’incompréhension. Parfois ma mère ou l’une de ses sœurs me la traduisait. Le plus souvent, j’étais seul face à elle, à son sourire que laissait distinguer les plis de son voile – nous, nous disons foulard. Si le voile me questionne parfois, sur elle, il m’était tout naturel. Je me disais : elle est très vieille, et une très vieille dame, quand elle vient du Maroc, elle porte un foulard, qu’elle soit juive ou arabe.
Plus jeune, j’insistais pour comprendre. Puis, j’ai accepté qu’il faudrait faire semblant.
Il m’est difficile de l’affirmer avec certitude, mais je crois qu’elle était drôle. Il n’est pas commun de ne pas pouvoir échanger avec ses proches et les allers-retours entre l’arabe et le français me perdaient. Mes traductrices, ses interprètes, finissaient d’ailleurs toujours par le lâcher, le français. Elles se tournaient vers mon arrière-grand-mère, se détournant de moi, et répondaient à ses saillies en arabe pour ce qui semblait en général être la chute d’une blague. Plus jeune, j’insistais pour comprendre. Puis, j’ai accepté qu’il faudrait faire semblant.
Méssaouda (avec un é sur le e) doit être née dans les années 30. Pas de date précise disponible, donc je calcule : je prends des générations de 20 ans d’écart, entre moi et ma mère, entre ma mère et sa mère, et ainsi de suite. Méssaouda doit être née dans un petit village au Maroc, près du désert. Tout manque, même les grandes lignes. Je l’ai toujours connue dans sa maison de plain-pied à Evry, entourée de ses filles. Derrière la maison, il y a une forêt, ou bien un grand jardin. Je ne sais pas ce qu’est devenue cette maison. Je me souviens simplement d’y avoir cavalé partout, d’y avoir mangé royalement aussi. À la fin de sa vie, son mari David avait toujours mal aux jambes. Il nous regardait courir et nous criait dessus en arabe. Pour continuer les bêtises, c’est pratique parfois de ne pas comprendre les avertissements.
Des nombreux souvenirs que je garde avec elle, pas un ne comporte de discussion. Pourquoi ont-ils immigré en France ? Quel était ce moment dans leur vie et dans l’histoire ? Dans la voiture, en chemin vers l’hôpital où elle a fini par partir, j’hésite. Mais je ne pose pas de question. Il est trop tôt, encore. Comme une indiscrétion, je comprends que Méssaouda et son mari sont arrivés du Maroc dans les années 2000. Une bonne dizaine d’années donc après ma mère et ses parents, et quelques années après ma naissance. À quatre-vingts ans, pourquoi et comment apprendre le français ? Ils ne vivraient qu’entourés de leurs enfants et petits-enfants.
Il y a une sorte de confiance aveugle dans les gestes des mères et des grands-mères et des arrière-grands-mères. Une présomption de justesse. Si un de leurs gestes semble en contradiction avec une halakha (un commandement de la loi juive) que l’on m’aurait appris à l’école, mon réflexe était de mettre en cause ma bonne compréhension des enseignements scolaires.
Si le chemin ne se faisait pour elle dans le sens de ma langue maternelle, il me revenait alors de me demander : et moi, ai-je envie d’apprendre l’arabe ? Je réponds un petit oui, perdu, car je ne sais plus ce que je cherche. Je me retrouve fasciné par le judaïsme ashkénaze et par la culture arabe. Je sillonne la Pologne et ses shtetls détruits, je chante en hassidique, je blague en Yiddish, j’étudie le talmud avec des Lituaniens ou des Juifs de Strasbourg, je tente de comprendre Levinas et Jankelevitch, ou j’apprends des recettes proche-orientales, j’imite l’accent libanais avec des amis, je suis des DJs égyptiens en ligne, mon Instagram regorge de mèmes en arabe que je ne comprends pas. Et toujours ce point d’évitement, la culture juive marocaine, d’où je proviens, dans laquelle je baigne, qui m’appartient.
La disparition de Méssaouda opère comme une page de notre histoire qui se tourne sous nos yeux. Et elle est écrite en arabe, cette page féminine et matriarcale, l’histoire d’un monde entier de Juives qui décident de tout – sauf de leurs mariages. Traditionnellement, le judaïsme se transmet par la mère. Si je traduis, je dis, les femmes connaissent. C’est dans leurs gestes que l’on apprend, presque plus qu’à l’école. Il y a une sorte de confiance aveugle dans les gestes des mères et des grands-mères et des arrière-grands-mères. Une présomption de justesse. Si un de leurs gestes semble en contradiction avec une halakha (un commandement de la loi juive) que l’on m’aurait appris à l’école, mon réflexe était de mettre en cause ma bonne compréhension des enseignements scolaires. Quand mon père s’en mêle, il arrive qu’une couche de difficultés, de contradictions se surimprime. Pour lui, chez lui, ce sont les hommes qui savent. C’en est devenu une blague : il revient de la synagogue pensant qu’un geste ancestral n’est pas halakhique (conforme à la loi juive). La dispute qui s’ensuit avec ma mère peut durer plusieurs minutes. C’est alors toujours le même rituel. On vérifie. Elle a raison. Les femmes connaissent.
En entrant dans la chambre mortuaire, au sous-sol du centre hospitalier francilien de Corbeil-Essonnes, l’histoire m’échappe : ce qu’est être un Juif du Sahara, je ne le saurai jamais, simple descendant. Je ne saurai jamais ce que veut dire grandir dans un village, cuir son pain dans un four commun, être les seuls d’une terre d’Islam à pouvoir fabriquer et vendre de l’alcool. Les femmes pleurent sur le corps de cette femme qui n’est plus, depuis un instant. Les hommes prient. Tous se soutiennent. Les femmes s’enlacent et pleurent ensemble. Les hommes touchent l’épaule des voisins sans se regarder. L’un se mouche, s’essuie les yeux. L’autre, en frère, lui amène un mouchoir en silence. La pudeur, un partage, la fierté qui se montre, la prière, tous ces gestes. Je me demande si ça se transmet. Tout à l’heure, sûrement, ils se disputeront, trop fatigués par la nuit, par la route, pour douze raisons que la mort n’a pas fait taire.
Le temps file. Dix mille petites choses me gênent. Dix mille autres passent inaperçues. L’homme des pompes funèbres veut emmener le corps. Il est temps d’arrêter de prier, de laisser partir ce bout d’histoire personnelle et universelle. Mes cousins veulent continuer à prier, le dernier acte de reconnaissance envers cette femme qu’il nous soit possible de réaliser. À l’homme qui veut emmener le corps, je demande plus de temps. Je tente de traduire ce désir de continuer les prières, comme mes traductrices m’avaient traduites les blagues de Méssaouda. Je veux moi aussi devenir un interprète. L’un de mes cousins continue son téhilim (psaumes de David), faisant mine de ne pas comprendre l’insistance de l’homme des pompes funèbres. Les sanglots jurent avec les formules de politesse, alors il préfère continuer à psalmodier en butant sur ses pleurs.
Ce soir, Méssaouda sera transportée vers Israël, pour que demain elle repose auprès de son mari. D’un désert à l’autre. L’Europe, mon Europe, n’était que son escale.
Une de ses sœurs habite à Jérusalem. Je ne la connais pas, elle n’est jamais passée par la France. L’histoire de ma famille est un échantillon de l’histoire juive marocaine. Chacun a tenté sa chance : certains en Israël, d’autres en France. Le frère de ma mère, lui, est parti au Canada. Nous gardons tous des reliquats de cette terre, qu’on l’ait foulée enfant ou non. Aux quatre coins du monde, nous gardons une photo du Roi du Maroc au-dessus de la télé. Mais comment comprendre notre lien à la terre ? Israël semble être un objectif ; la France, une terre de passage où il n’est pas nécessaire de laisser reposer ses morts ; et le Maroc, une sorte de rêve, de fantasme, un souvenir retravaillé mille fois.
J’ai demandé toute mon enfance ce que voulait dire vivre au Maroc pour un Juif. La réponse est restée floue. On répond, « Une vie heureuse qu’on regrette, sur une terre que l’on a fuie ». Les Juifs y étaient riches, mais ils en sont partis pour faire des études et trouver du travail.
Pour en avoir le cœur net, j’y suis allé il y a quelques mois, au Maroc, dans un voyage de l’UEJF dont je suis un des dirigeants. J’y ai trouvé un pays magnifique. Les cimetières sont blancs et sur les tombes sont inscrits des noms qui ressemblent au mien. Dans les synagogues, les rituels et les airs des prières me sont familiers. Dans les rues, je force un accent que je n’ai pas, comme s’il fallait que je prouve quelque chose. Rien n’y fait : les Marocains me voient comme un Français sans lien avec leur pays. Et pour cause, je ne parle pas la langue, ma peau est blanche, mes yeux bleus et mes cheveux blonds. Seul le policier de la douane a reconnu mon nom sur mon passeport, et m’a demandé si j’étais marocain. Je le remercie encore, il me permet de dire que j’ai été reconnu, par une autorité, par un professionnel, comme un des leurs ! Un exemple pour cent contre-exemples. Et par là, se maintient le lien que j’ai avec cette femme qui vient de décéder.
A-t-on le droit de se dire Juif marocain ? Pourra-t-on se dire Français ?
Je crois que Méssaouda vivait en France comme elle avait vécu au Maroc. Avec son foulard et ses bracelets en or qui font du bruit quand elle remue le bras. De belles années. Ils sont venus ici pour rejoindre leurs enfants, qui eux-mêmes étaient partis du Maroc pour offrir un meilleur futur à leurs propres enfants. Et ce meilleur futur, ce devait donc être moi, le premier de la lignée à être né ici, en France.
Et eux, ils partent en Israël pour y reposer. Et leur fille, ma grand-mère, habite à Ashdod une partie de l’année. Combien de générations se sont succédées au Maroc ? Dix ? Quinze ? Depuis l’expulsion des Juifs d’Espagne ? Avant ça ? Pourquoi on ne resterait pas dix générations en France aussi ?
Nous, mes frères et les autres fils d’immigrés voyons nos grands-parents émigrer pour la seconde fois de leur vie. Sans être sûr de finir notre vie en France nous-mêmes. A-t-on le droit de se dire Juif marocain ? Pourra-t-on se dire français ?
Le cercueil se ferme. Bientôt, ils l’emmènent. En marchant derrière la longue voiture noire, il faut que je décide. D’un côté, ce qui part au cimetière de Givat Shaul, de l’autre, ce que je garde à Paris. Ma grand-mère-sa-fille me dit : « Elle est partie vivante cette femme ». Je ne sais pas vraiment ce que cela veut dire. C’est ce que je garde.