Le retour du petit « h » (lapsus typographique et antisémitisme)

Pour les juifs, la situation politique actuelle donne l’impression d’être pris dans un étau, comme s’il était impossible de se positionner sans se trahir. Dans ce texte, Judith Lyon-Caen témoigne de ce doute qui l’assaille et de la manière dont un simple petit « h » de trop peut venir inscrire l’impossibilité de s’en défaire.

 

Palais Royal, la galerie d’Orléans, Wikipédia Commons

 

Il y a quelques semaines, j’ai eu une sorte d’altercation par mails interposés avec une jeune collègue que je ne connais pas. L’EHESS dispose d’une liste de mails interne, consacrée aux « discussions et débats ». Jusque très récemment, la liste n’était pas modérée ; elle touche une très large communauté d’enseignants, de chercheurs et d’étudiants ; depuis le 7 octobre, les discussions sont presqu’entièrement consacrées à des échanges d’arguments, de réflexions, d’informations mais aussi d’invectives sur la situation à Gaza et la guerre entre Israël et le Hamas.

Le 8 mai 2024, cette jeune collègue revenait dans un mail posté sur cette liste de discussion sur la question de la qualification de ce qui a lieu à Gaza. Elle le faisait en citant, moins pour le réfuter que pour le dénoncer, un mail que j’avais moi-même écrit sur cette liste au mois de novembre et consacré à la question de la qualification de génocide – un mail qui, selon elle, revenait à « nier le génocide perpétré en Palestine ».

Au mois de novembre, j’avais en effet réagi à un communiqué du « Comité Palestine » de l’EHESS qui parlait de « contexte génocidaire ». Je contestais l’emploi d’une telle expression ; je soulignais que ce recours au terme de génocide, tandis qu’il évitait de pointer les responsabilités du Hamas dans la guerre, ne permettait pas de poser correctement la question des crimes de guerre commis par Israël dans sa riposte, en tant que riposte. Je m’interrogeais enfin sur ce que l’emploi du terme de génocide impliquait dans le rapport à Israël : si l’État des juifs commettait un génocide, ce même État qui avait dû sa reconnaissance internationale au génocide perpétré contre les Juifs d’Europe, alors la légitimité de l’État d’Israël se trouvait touchée au cœur. Ma fille de 19 ans, à laquelle j’avais fait lire cette lettre, avait trouvé que, sur ce dernier point, « j’exagérais ». Une collègue, dans un message privé, m’avait invitée à me défaire de mes « automatismes de pensée hérités ». Je n’avais pas relevé. En revanche, la remarque de ma fille m’avait ébranlée.

Je ne formulerais sans doute pas les choses dans les mêmes termes aujourd’hui. Les dizaines de milliers de morts à Gaza, les privations, les destructions d’une ampleur inouïe, les frappes sur des écoles et des hôpitaux, l’hypothèse de traitements humiliants sur des détenus palestiniens, tout cela accroit lourdement la charge qui doit peser sur l’évaluation de la conduite de la guerre par le gouvernement israélien. L’ONU parle de crimes contre l’humanité. Et il est vrai que, comme juive, j’ai honte, profondément honte de ce qui se passe à Gaza. Même si je sais qu’il y a les otages du 7 octobre, dont le sort ne semble pas vraiment émouvoir hors d’Israël, et si je sais la responsabilité du Hamas et de ses alliés non seulement dans le déclenchement de la guerre mais dans l’exposition des populations civiles, j’ai honte.

« Mme Lyon-Cahen », avait-elle écrit. Il est difficile de décrire ce que j’ai ressenti en le lisant : quelque chose comme une gifle symbolique, une gifle qui laisse une trace, une marque. Le tampon « juif » sur mon nom de famille.

Le 8 mai 2024, la jeune collègue reprenait donc les termes de ma lettre de novembre, dans un courrier qui ne m’était pas adressé mais dont toute la liste de « discussions » était destinataire. Elle citait mon nom par trois fois. Et la troisième fois, un « h » s’était glissé dans le « Caen » de « Lyon-Caen » : « Mme Lyon-Cahen », avait-elle écrit. Il est difficile de décrire ce que j’ai ressenti en le lisant : quelque chose comme une gifle symbolique, une gifle qui laisse une trace, une marque. Le tampon « juif » sur mon nom de famille. C’était sans doute un lapsus, il n’y a rien de plus banal qu’une faute sur un nom de famille. J’ai toutefois réagi vivement, ne voulant pas baisser la tête. Dans un courrier adressé à cette collègue, mais toujours posté sur cette même liste collective, j’ai écrit : « Je note avec consternation comment, à la fin de votre message, vous écorchez mon nom. Sans doute « Lyon-Cahen » fait-il plus juif que « Lyon-Caen » ». C’était cinglant. Au moment où j’ai envoyé ce message, je me suis pourtant demandé si, comme m’avait dit ma fille, je n’exagérais pas un peu.

Bien sûr, la jeune collègue m’a immédiatement écrit, en privé cette fois, pour s’excuser, m’expliquant qu’elle ne « savait pas que mon nom était peut-être juif », − drôle de formule à laquelle j’ai failli rétorquer que, manifestement, quelque chose en elle le savait. Mais cette fois, je n’ai pas répondu, pour ne pas exagérer, justement. Et je me suis dit que cette jeune collègue ne pouvait pas savoir ce que le « h » me faisait, comme marque juive sur un nom dont l’histoire raconte la trajectoire d’une famille de Français juifs. Un patronyme d’abord incertain, comme tous les patronymes juifs d’avant l’émancipation, Caïn, Cain, Cahin, Cahen, Caën, qui se stabilisa au cours du XIXe siècle tout en se singularisant par l’ajout d’un autre nom, Lyon, qui était aussi le nom maternel d’un de mes aïeux. Lyon Jacob Caën selon l’état civil au moment de sa mort en 1870 : Lyon Caen était son nom d’artiste – il était chansonnier à ses heures − et ses fils, Charles et Léon, qui avaient fait des carrières de juristes, avaient souhaité garder le nom de leur père, devenant Charles et Léon Lyon-Caën, ou Lyon-Caen. Un patronyme juif stabilisé sous la forme d’un double nom de villes françaises, un trait d’union entre deux villes comme signe d’alliance avec la France. Alors bien sûr, je me dis que la collègue qui écrit « Lyon-Cahen » ne peut pas savoir qu’elle dénonce cette histoire de stabilisation, qu’elle défait le signe de cette alliance. Mais alors pourquoi ce « h » remonte-t-il à la surface ? Et pourquoi éprouvé-je avec tant de violence ce lapsus comme un marquage, une réassignation, une stigmatisation ?

Quelques jours plus tard, toujours sur cette liste ouverte, alors que Sciences Po, puis l’ENS, puis un bâtiment de l’EHESS avaient été occupés puis évacués, un autre collègue dénonçait les « effets délétères du tribalisme et des affiliations primaires » sur ceux qui étaient incapables de voir ce qui avait lieu à Gaza (selon lui, un génocide inscrit dans une logique coloniale). Bouleversée par la violence des échanges et par la difficulté croissante d’échanger sur ces sujets avec nos étudiants comme avec mes collègues, j’écrivis alors une lettre ouverte intitulée « Que nous arrive-t-il ? 30 mai 2024 ». Je reprenais la phrase sur les effets délétères en signalant qu’elle flirtait avec les limites de l’antisémitisme. L’auteur de la phrase me répondit sèchement, toujours sur la liste ouverte, « Mme Lyon-Caen, la paranoïa, ça se soigne ».

Par la suite, j’ai reçu beaucoup de mails de soutien contre « les attaques antisémites » dont j’étais l’objet. Ils m’ont réconfortée, mais je n’ai cessé de me demander si c’était bien cela dont il était question. Après tout, j’avais peut-être exagéré… On ne cesse de mettre en garde contre l’instrumentalisation de l’antisémitisme, qui empêcherait de formuler toute critique un peu vive à l’égard d’Israël. Est-ce que je ne tombais pas dans ce travers à mon tour, voyant l’antisémitisme sous l’apparence innocente d’un lapsus en « h » dans un message consacré à Gaza, ou d’une formule alambiquée sur les tribus et les affiliations « primaires », et me drapant dans mon indignation pour ne pas m’indigner d’autre chose, qui est en effet bien plus grave ? Je reste dans ce doute.

Après tout, j’avais peut-être exagéré… On ne cesse de mettre en garde contre l’instrumentalisation de l’antisémitisme, qui empêcherait de formuler toute critique un peu vive à l’égard d’Israël. Est-ce que je ne tombais pas dans ce travers à mon tour ? Je reste dans ce doute.

Et pourtant. Cette histoire de « h » ne me quitte pas. Je suis une historienne de la Shoah. L’antisémitisme est l’un de mes objets d’étude : jusqu’ici, pour moi, il appartenait au passé, à l’histoire et à la mémoire collective et familiale. Je l’ai vu à l’œuvre et au présent en Pologne, pourtant, contre les historiens qui travaillent sur les formes de participation des populations polonaises à l’extermination des Juifs. Mais, comment dire, c’était l’antisémitisme des autres ; il me mettait en colère, mais ne me touchait pas.

Ce matin, en traversant le Palais-Royal, j’ai pensé qu’un « h » pouvait faire interdire la traversée d’un jardin aux Juifs. Au demeurant, l’absence de ce « h » n’avait nullement empêché une partie de ma famille d’être – entre autres choses − interdite d’espaces verts, et déportée. Ce « h » me revient sans cesse, qui me réassigne, qui m’empêche d’entrer en discussion avec les tenants du génocide colonial, de contester une analyse de la situation qui revient tout simplement à effacer toute l’histoire de la formation du foyer national juif en Palestine, puis de la fondation de l’État d’Israël, une analyse qui veut ignorer les responsabilités des pays arabes, hier, comme aujourd’hui du Hamas, de l’Iran et de leurs alliés. Au demeurant, les tenants du « génocide colonial » ne sont pas tellement intéressés par l’histoire : Israël serait un état colonial, non seulement en Cisjordanie (ce qu’il est, indéniablement), mais par nature, et un état colonial animé par une logique génocidaire. Ni l’histoire d’Israël depuis 1947-48, ni le 7 octobre ni le Hamas n’ont de place dans cette narration, sinon au titre de concession. Le tragique indiscutable de la situation actuelle rend absolument inutile toute mise en perspective, qui pourrait passer pour une manière de minimiser.

J’écris ce texte, en ce jour du 14 juin, pour témoigner de ce qui a eu lieu ces derniers mois. Au moment où l’extrême droite est aux portes du pouvoir et qu’une union de la gauche se forme avec une extrême gauche qui a mené sa campagne pour les élections européennes en jouant sciemment avec les signifiés antisémites. Je ne sais toujours pas si je n’exagère pas.

Il me semble que cette incertitude, cette difficulté à savoir, est le signe de l’angoisse dans laquelle nous place la situation, loin de Gaza, ici, face à l’impact de l’événement dans notre société : face à des étudiants indignés, et qui ne peuvent admettre que nous n’adhérions pas aux termes de ce qu’ils tiennent pour le plus juste, le plus pur des soulèvements ; face à ce qui, au cœur de cette indignation que la situation à Gaza ne cesse d’appeler, apparaît : des paroles et des slogans scandaleux (« Varsovie, Treblinka, aujourd’hui Gaza » a-t-on lu à Sciences Po), et de minuscules actes de langage, comme ce « h » si malvenu, qui sépare et qui vient ébranler la confiance que, malgré tout, nous pouvons avoir dans les échanges avec celles et ceux qui sont nos collègues, nos pairs, nos étudiants, parfois nos amis. Que faire de ce « h » qui s’est insinué dans l’histoire d’une Française juive au printemps 2024 ? À ce jour, je ne peux que témoigner de l’inquiétude dans laquelle il me plonge. Mais peut-être que j’exagère.


Judith Lyon-Caen, le 14 juin 2024

Judith Lyon-Caen est historienne, directrice d’études à l’EHESS.

 

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