Rencontre avec Meron Rapoport de “A Land for All”

Journaliste israélien, ancien reporter pour Yediot Aharonot et Haaretz, Meron Rapoport a cofondé avec le Palestinien Awni Al-Mashni l’initiative A Land for All [une terre pour tous], qui propose une solution inédite au conflit israélo-palestinien : deux États pleinement souverains, mais liés par une confédération, Jérusalem pour capitale partagée, une frontière ouverte, et un droit au retour négocié des deux parts. Dans cet entretien, Rapoport revient sur son parcours personnel, sur sa rupture avec le paradigme de la séparation, et sur la nécessité de penser, à rebours des logiques d’exclusion, un avenir fondé sur le partage, la réciprocité et la démocratie.

 

Meron Rapoport

 

K. : Avant d’entrer dans le détail de l’initiative A Land for All, que vous avez cofondée il y a une dizaine d’années avec votre collègue palestinien Awni Al-Mashni, nous aimerions revenir brièvement sur votre parcours. Comment vous présenteriez-vous ?

MR : Je suis né en Israël, mais mon père, lui, était originaire d’Ukraine. Lorsqu’il avait un an, sa famille a déménagé à Vilnius, en Lituanie, où il a vécu jusqu’à l’âge de treize ans. Ils sont arrivés ici, en Palestine, en 1934, si je ne me trompe pas. Ma mère, elle, est née aux États-Unis. Elle est venue elle aussi dans les années 1933 ou 1934, avant la Seconde Guerre mondiale. Tous deux étaient profondément sionistes — ma mère autant que mon père. Mon père a servi dans la brigade juive pendant la Seconde Guerre mondiale, au sein de l’armée britannique. Il a été blessé sur le front italien. Il était très engagé dans le projet sioniste. J’ai grandi dans cet environnement, et je me suis longtemps défini comme un sioniste de gauche. Mais autour de mes vingt-cinq ans, j’ai commencé à prendre de la distance avec cette identité. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à voter pour le Parti communiste, l’un des seuls à alors soutenir clairement la solution à deux États. J’y étais très attaché, mais dans sa forme classique : deux États séparés, l’un juif — Israël —, l’autre palestinien, chacun souverain sur son territoire, avec une frontière nette entre les deux.

K. : Pouvez-vous revenir sur votre parcours personnel et professionnel ? Comment en êtes-vous venu à concevoir cette autre voie, fondée non plus sur la séparation, mais sur le partage entre Israéliens et Palestiniens ?

Je suis né à Tel-Aviv, où j’ai passé l’essentiel de ma vie. 

Je suis journaliste depuis environ trente-cinq ans. J’ai travaillé près de dix ans pour Yediot Aharonot, alors le plus grand quotidien populaire du pays. J’ai ensuite rejoint Haaretz pendant quelques années, avant de travailler à la télévision, où j’étais rédacteur en chef d’une émission de débats. 

C’est à cette époque, à l’été 2011, qu’ont eu lieu en Israël de grandes manifestations sociales. Leur ampleur était considérable. Elles portaient principalement sur des enjeux économiques et sociaux : le coût de la vie, la justice sociale… Je suis convaincu qu’elles ont été en partie inspirées par les soulèvements de la place Tahrir en Égypte. Beaucoup d’Israéliens ont vu dans la chute de Moubarak la preuve qu’un peuple pouvait réellement reprendre la main. Ce moment a été déterminant pour moi. J’ai commencé à percevoir, dans ces mobilisations, l’émergence d’un désir de changement profond en Israël. 

Cette réflexion s’est aussi nourrie d’une expérience personnelle : au cours de cette même année 2011, j’ai passé beaucoup de temps dans les territoires occupés. Pour la première fois, j’ai eu des échanges directs avec des Palestiniens. Nous avons parlé du droit au retour — un sujet dont je ne mesurais pas encore pleinement la portée. J’ai également rencontré des colons, ce qui, là encore, était une expérience totalement nouvelle pour moi. C’est une époque où j’ai aussi passé beaucoup de temps à Jérusalem, et j’ai compris à quel point il serait difficile, voire impossible, de diviser cette ville. C’est là que j’ai commencé à penser que la solution au conflit israélo-palestinien ne pouvait pas passer uniquement par une séparation entre Israéliens et Palestiniens, entre Juifs et Arabes. Il fallait envisager une autre voie. J’ai donc travaillé à ce texte, « Utopie réelle », — au départ pour moi-même — puis je l’ai partagé avec des amis, je l’ai retravaillé, enrichi. Il posait déjà les premiers fondements de ce qui deviendra l’initiative A Land for All

Je me suis alors mis en recherche de personnalités politiques palestiniennes qui pourrait s’intéresser à cette vision. C’est ainsi que, en 2012, j’ai rencontré Awni Al-Mashni. Dès les premiers mots échangés, le courant est passé. Nous nous sommes compris. Nous avons alors décidé d’organiser une rencontre entre dix Israéliens et dix Palestiniens, à Beit Jala, durant l’été 2012. Cette réunion a marqué le véritable point de départ du mouvement.

K. : Quels en étaient les principes ?

Dès le début, cinq principes fondamentaux ont été posés comme socle de notre démarche :

  1. La reconnaissance de deux États, israélien et palestinien.
  2. Une frontière ouverte entre eux, permettant la libre circulation.
  3. Des institutions communes aux deux États, pour gérer ensemble les enjeux partagés.
  4. Jérusalem comme ville ouverte, capitale partagée des deux peuples.
  5. La nécessité de réparer les injustices du passé — sans en créer de nouvelles.

Ces principes constituent encore aujourd’hui la base de notre projet. Et depuis, nous avons continué à travailler en y étant fidèles, année après année.

K. : Pendant longtemps, le débat a semblé structuré autour d’un double impératif : d’un côté, le refus du droit au retour des réfugiés palestiniens ; de l’autre, l’évacuation des colonies pour permettre une séparation nette entre deux États. Vous-même, avez-vous évolué sur ces questions ? Comment percevez-vous aujourd’hui ces deux points, qui restent parmi les plus sensibles du conflit ?

Longtemps, j’ai en effet pensé que les Palestiniens devaient renoncer au droit au retour, car ce droit menaçait, selon moi, l’existence même de l’État juif. Et de la même manière, je pensais qu’il fallait évacuer les colons, dans le cadre d’une séparation nette entre les deux peuples. C’était une vision que je considérais encore comme possible à l’époque, notamment en tant que journaliste, quand je voyageais en Cisjordanie et à Gaza. Cette solution me semblait réaliste. Mais avec le temps, j’ai changé d’avis — notamment sur la question du droit au retour. J’ai fini par comprendre que ce droit est un point fondamental qu’on ne peut pas simplement ignorer. Et surtout, j’ai réalisé qu’il ne constitue pas nécessairement une menace pour l’existence d’Israël. Il est possible de trouver des solutions qui reconnaissent ce droit, sans mettre en péril l’existence de l’État israélien.

Leur interprétation [celle des colons] est problématique — parfois même dangereuse —, mais elle s’enracine dans une dimension symbolique qu’on ne peut ignorer. 

J’ai aussi commencé à regarder les colons sous un autre angle. Bien sûr, leur présence pose d’évidents problèmes politiques. Mais j’ai compris qu’ils incarnent aussi quelque chose de plus profond dans l’identité juive et hébraïque : un attachement à la terre d’Israël. Ils en offrent une version très déformée, très tordue, mais ce lien entre le peuple juif et cette terre demeure un élément central. Leur interprétation en est problématique — parfois même dangereuse —, mais elle s’enracine dans une dimension symbolique qu’on ne peut ignorer.

K. : Ce point est une véritable nouveauté et un aspect mal connu ou mal compris lorsqu’on parle de A Land for All. Votre initiative ne prône pas le départ des habitants juifs vivant actuellement dans les colonies. L’idée, ce n’est plus qu’il y ait des colonies en tant que telles, mais plutôt que ces lieux deviennent de simples villages — et que les Juifs qui y vivent puissent rester sur place, dans le cadre d’un accord. Ils ne seraient plus des colons au sens politique du terme, mais des résidents, en dehors de l’État hébreu.

MR : Avant tout, ces habitants doivent accepter d’être soumis à l’autorité de l’État palestinien et respecter la loi palestinienne. C’est essentiel. Le fait qu’ils soient installés là-bas ne leur donne pas de droits sur des terres qui appartiennent à des Palestiniens, notamment sur leurs propriétés privées, qui ont souvent été confisquées pour établir les colonies. Cela ne peut pas fonctionner ainsi. Lorsque sera conclu un accord de paix, il faudra aussi reconnaître ces droits. Cela dit, ils pourront rester sur place, dans le cadre d’un statut similaire à celui existant dans l’espace Schengen de l’Union européenne : des citoyens israéliens résidant en Palestine, tout en conservant leur citoyenneté israélienne.

K. : Et est-ce que, comme en Europe, après un certain nombre d’années de résidence, ils pourraient voter aux élections locales, par exemple ?

MR : Locales, oui. Des juifs pourraient voter pour les élections municipales de Naplouse.

K. : De la même manière, des Palestiniens pourraient vivre dans l’État d’Israël, sous juridiction israélienne, tout en conservant la nationalité palestinienne et une résidence en Israël.

MR : Exactement. Ce principe doit s’appliquer aussi aux réfugiés palestiniens. On sait qu’environ la moitié du peuple palestinien vit aujourd’hui en dehors de la Palestine — en Jordanie, au Liban, en Syrie, dans les pays du Golfe, ou encore en Europe. Ces personnes pourraient recevoir la citoyenneté palestinienne, délivrée par l’État palestinien. En tant que citoyens palestiniens, elles pourraient résider en Israël, tout en conservant leur nationalité, et en bénéficiant d’un statut de résident sur le territoire israélien. Comme vous le disiez, cela suppose bien sûr le respect de la loi israélienne et de la souveraineté de l’État d’Israël.

Ce processus ne peut être que progressif, étalé dans le temps. L’objectif, à terme, serait d’aboutir à une situation semblable à celle que connaît aujourd’hui l’Europe : des frontières ouvertes, une libre circulation. Cela n’empêche pas, bien sûr, qu’en cas de crime grave — notamment d’actes terroristes —, une personne puisse être jugée et interdite d’entrée dans l’autre pays. Mais, en principe, les frontières resteraient ouvertes.

K. : Et concernant les Arabes israéliens, il s’agit d’un système croisé, n’est-ce pas ?

MR : Pour les citoyens arabes en Israël, il est important de le dire clairement : personne ne perdra sa citoyenneté israélienne. Ils resteront pleinement citoyens de l’État d’Israël — cela ne changera pas. Ils ne seront pas de simples résidents, mais bien des citoyens à part entière.

Cela dit, dans le cadre d’une confédération avec des frontières ouvertes entre Israël et la Palestine, je pense que la question de l’identité des minorités arabes palestiniennes en Israël pourra être abordée avec plus de souplesse. Ces citoyens pourront vivre ici et là-bas. Leur mémoire, leur attachement identitaire, leur histoire familiale seront liés à la Palestine — qui ne sera plus perçue comme un pays ennemi, mais comme un pays partenaire.

Ils conserveront leur citoyenneté israélienne, tout en ayant la Palestine comme référence identitaire nationale. Dans un tel contexte, où la Palestine ne sera plus dans une position de confrontation avec Israël, les tensions liées à la double appartenance s’apaiseront. Aujourd’hui, ces citoyens sont souvent contraints de choisir entre deux identités perçues comme opposées. Mais dans une configuration confédérale, cette dualité deviendra naturelle — et bien plus facile à vivre.

K. : Vous avez évoqué tout à l’heure le cas d’une personne ayant commis un crime : que signifie concrètement cette hypothèse dans votre modèle ? Vous proposez de passer du paradigme de la séparation à celui du partage — mais pensez-vous qu’un tel renversement soit réellement possible ? Concrètement, comment imaginez-vous une frontière ouverte entre Israël et la Palestine ? Parlez-vous d’un simple droit de passage avec contrôle, ou d’une frontière sans surveillance ?

MR : Non, il ne s’agit évidemment pas d’une absence totale de contrôle. Tout dépend des circonstances. Je me souviens par exemple qu’après l’attentat terroriste en France, des contrôles aux frontières ont été rétablis — et c’était parfaitement légitime. Chaque État souverain doit pouvoir exercer un contrôle à ses frontières. Cela va de soi. Mais ce contrôle doit être proportionné à la situation. Si une personne ne fait l’objet d’aucun soupçon, si elle n’a commis aucun crime, elle doit pouvoir franchir la frontière librement. Cela n’empêche pas qu’en cas de menace ou de crise, un État puisse temporairement fermer ses frontières ou renforcer les contrôles pendant quelques jours. Ce sont des mesures ponctuelles, exceptionnelles, mais compatibles avec l’idée générale d’une frontière ouverte.

K. : La solution implique-t-elle le désarmement des individus et des milices, et la concentration du monopole de la force uniquement entre les mains des États ?

MR : Bien sûr. Il est impossible d’envisager une paix durable avec des milices indépendantes. Cela vaut des deux côtés. Aujourd’hui, il existe des groupes armés palestiniens — comme le Hamas, le Jihad islamique et d’autres — qui ne sont pas placés sous l’autorité de l’Autorité palestinienne. Il n’y a pas encore d’État palestinien souverain, certes, mais cette situation ne pourra pas perdurer. Dans un cadre étatique, il ne peut y avoir de milices opérant en dehors du contrôle du pouvoir légitime. Cela vaut également pour Israël et les colonies. Certaines implantations en Cisjordanie fonctionnent aujourd’hui de manière quasi autonome, avec une logique parfois comparable à celle de milices. Là non plus, cette situation ne pourra pas continuer. Dans un cadre confédéral, il faudra que l’usage de la force soit strictement soumis à l’autorité des États.

Soutenir l’existence d’un État qui garantisse au peuple juif le droit à l’autodétermination ne signifie pas être contre les droits des Palestiniens. 

K. : Faut-il procéder au désarmement par la force, ou bien attendre que le paradigme évolue pour que ces organisations acceptent de se ranger à cette proposition et déposent volontairement les armes ?

MR : Le désarmement doit se faire par la loi. C’est une question complexe, bien sûr, mais il existe des précédents. On peut penser, par exemple, à l’Irlande du Nord, avec l’accord du Vendredi saint en 1998 — si je ne me trompe pas. Le processus de désarmement de l’IRA a pris du temps : sept ans environ. Mais au terme de ce processus, la violence a considérablement diminué. Elle n’a pas totalement disparu, mais elle s’est réduite de façon très significative.

J’étais là-bas, et en l’espace de vingt ans, on a recensé peut-être cinq ou six morts liées à des violences nationalistes. Cela montre que c’est possible. Dans notre contexte, cela signifie que le futur gouvernement palestinien devra assumer la responsabilité du désarmement des groupes armés. Cela fera partie intégrante de l’accord. Sans cela, aucun accord politique viable ne pourra voir le jour.

K. : Vous affirmez qu’il est possible d’être sioniste tout en soutenant la solution que vous proposez. Comment articulez-vous ces deux positions, que l’on peut percevoir comme contradictoires ?

MR : Je ne suis pas certain de pouvoir donner une simple définition du mot « sioniste », je crois qu’il existe différentes formes de sionisme. Il y a des sionistes dans notre groupe. Je pense par exemple au rabbin Avi Dabush, qui était candidat pour le parti Meretz lors d’élections passées. Si l’on conserve l’idée d’un Israël avec une majorité juive claire — même dans un cadre où certains Palestiniens, y compris d’anciens réfugiés, choisiraient de vivre en Israël sans en être citoyens et sans voter à la Knesset — alors la majorité juive resterait forte, autour de 80 %. Israël pourrait ainsi préserver son identité en tant qu’État juif : par sa langue, ses coutumes, sa culture, ses jours de repos comme le shabbat, ou encore la composition de ses institutions. 

Cela dit, surtout après la guerre à Gaza, je pense que le sionisme se trouve aujourd’hui face à un défi fondamental : prouver qu’il est possible d’avoir un État hébreu sans domination, sans suprématie juive, sans préjudice pour les Palestiniens. Un État où il n’y aurait pas de privilèges réservés aux Juifs, pas de hiérarchie entre les peuples.

C’est un vrai tournant pour le sionisme. Mais je crois qu’il peut relever ce défi. Soutenir l’existence d’un État qui garantisse au peuple juif le droit à l’autodétermination ne signifie pas être contre les droits des Palestiniens. Il est possible, oui, d’avoir un Israël qui incarne ce droit juif — sans appropriation, sans suprématie, sans domination.

K. : Un État palestinien devrait garantir les droits de ses citoyens juifs, tout comme un État juif devrait garantir ceux de ses résidents palestiniens. En somme, selon vous, la véritable épreuve démocratique, ce n’est pas seulement la majorité — c’est la manière dont on traite la minorité. C’est bien cela ?

MR : Tout à fait. Et je crois qu’il faut ajouter un point essentiel : dans notre vision, il y a une reconnaissance du fait que les Juifs peuvent vivre partout sur l’ensemble du territoire — que ce soit à l’intérieur des frontières de 1948-49, ou en Cisjordanie, voire à Gaza. Il existe un lien profond, historique, spirituel entre le peuple juif et certains lieux comme Hébron, Bethléem, ou d’autres encore. Ces villes font partie intégrante de notre mémoire collective, de notre héritage. Dans notre approche, cette reconnaissance ne relève pas seulement du sentiment ou de l’émotion. Elle suppose aussi une reconnaissance palestinienne du caractère partagé — juif autant que palestinien — de cette terre. Une terre qui est sacrée pour les deux peuples. Et je pense que pour quiconque se définit comme sioniste, cette reconnaissance mutuelle est un élément fondamental.

Ce sera une houdna bein el kharbein, une trêve entre deux guerres — si l’on refuse d’aborder sérieusement la question du droit au retour (…) Il faut donc trouver une solution qui reconnaisse ce droit — sans mettre en péril l’existence d’Israël.

K. : Nous aimerions que vous précisiez un point central de votre proposition : celui du droit au retour. Comment l’envisagez-vous concrètement pour les réfugiés palestiniens ? Et ce droit s’articule-t-il, dans votre modèle, avec le maintien de la Loi du retour pour les Juifs du monde entier ?

MR : Avant tout, je tiens à préciser un point personnel. Peut-être parce que c’était autour de l’an 2000, pendant la seconde Intifada, et que je me trouvais alors très souvent en Cisjordanie en tant que journaliste. C’est à ce moment-là que, pour la première fois, j’ai rencontré des Palestiniens directement, sans médiation. Et ce fut une véritable révélation. J’ai compris que le droit au retour, bien sûr, est une question politique — je ne suis pas naïf — mais qu’il est avant tout une question intime, familiale, profondément enracinée dans l’expérience personnelle. On ne peut pas ignorer que près de la moitié du peuple palestinien vit hors de Palestine. C’est un fait incontournable. Mon partenaire, Awni Al-Mashni, dit souvent : ce sera une houdna bein el kharbein, une trêve entre deux guerres — si l’on refuse d’aborder sérieusement la question du droit au retour. À Gaza, 70 à 80 % de la population est d’origine réfugiée. Le sentiment d’appartenance nationale y est particulièrement fort, car il repose sur une mémoire familiale directe : ce sont les enfants, petits-enfants, arrière-petits-enfants de réfugiés. On ne peut pas faire abstraction de cette réalité. Il faut donc trouver une solution qui reconnaisse ce droit — sans mettre en péril l’existence d’Israël. Je pense que les propositions que nous avons élaborées vont dans ce sens. Le droit au retour peut s’exercer par l’octroi de la citoyenneté palestinienne. Et ces réfugiés pourraient vivre, en tant que citoyens palestiniens, là où habitaient leurs grands-parents, tout en ayant un statut de résident, par exemple en Israël. C’est fondamental, mais cela ne remettrait pas en cause l’équilibre démographique israélien, notamment au sein de la Knesset. C’est là, selon moi, que se situe le point de tension principal.

Quant à la Loi du retour pour les Juifs du monde entier, elle existe aujourd’hui, et rien n’indique qu’elle soit remise en question à court terme. Mais si un jour, dans quarante ans peut-être, Israël décide de la modifier, ce sera une décision parlementaire souveraine. Je me souviens d’ailleurs qu’au début des années 1990, une proposition avait été avancée : permettre à tout Juif de devenir citoyen israélien, mais à la condition d’un séjour préalable de cinq ans comme résident, avec un examen d’hébreu à passer — un peu comme certains modèles européens. Ce serait alors un processus, et non un droit automatique. Pour l’instant, la loi reste inchangée. Mais comme toute loi, elle peut évoluer. L’essentiel est que ces deux réalités — la mémoire palestinienne du déracinement et le droit des Juifs à vivre en Israël — puissent coexister sans se nier mutuellement.

K. : Vous dites qu’il ne faut pas que le droit au retour palestinien menace la démocratie israélienne. Mais prenez-vous également en compte le risque que le droit au retour juif, s’il reste tel quel, et dans le cas de deux États en confédération, puisse à terme mettre en danger la souveraineté ou la majorité démographique palestinienne ? Ou considérez-vous qu’il existe, de fait, une asymétrie structurelle entre ces deux projets ?

MR : Un Juif venant de la diaspora devient citoyen israélien. S’il choisit de vivre en Cisjordanie, ou même en Jordanie, il peut le faire — mais il reste citoyen d’Israël. Il ne vote pas pour le Parlement palestinien. Peut-être qu’il pourrait participer à des élections locales, mais pas nationales. Et quoi qu’il en soit, tout cela devra se faire de manière progressive. On ne peut pas imposer un tel changement du jour au lendemain. Il y a trop de méfiance, trop de blessures, trop de haine accumulée, surtout après toutes ces années de conflit et la guerre récente. Il est évident que la transition devra être graduelle, accompagnée, et fondée sur la reconstruction d’une confiance mutuelle.

Le modèle européen, ou celui de l’Irlande du Nord, reposent sur le partage et l’égalité : des États souverains, mais intégrés dans un mécanisme plus large de coopération. Je crois qu’un modèle similaire pourrait inspirer le paradigme israélo-palestinien.

Je n’aime pas trop multiplier les parallèles, mais regardons tout de même le cas de l’Union européenne. Ce projet est né après une guerre bien plus terrible que toutes celles que nous avons connues ici. Et pourtant, 80 ans plus tard, les frontières y sont ouvertes. Un Français peut vivre à Berlin, un Allemand à Paris — et cela ne pose aucun problème. C’est devenu naturel. Ce qui paraissait impossible après 1945 est devenu évident. Je pense que cela doit nous inspirer.

K. :  Mais ce n’était pas simplement la fin d’une guerre : l’Union européenne s’est construite sur la capitulation complète de l’Allemagne, qui a été divisée. Le parallélisme que vous faites est-il pertinent ?

MR : L’Allemagne a capitulé deux fois. Les conséquences du traité de Versailles, qui a imposé une capitulation totale à l’Allemagne, ont mené, vingt ans plus tard, à la Seconde Guerre mondiale. Après cette seconde guerre, des figures comme Robert Schuman ont compris qu’il ne fallait pas répéter cette erreur. Ils ont choisi de construire une Europe fondée sur l’égalité, la coopération et le partage, plutôt que sur l’humiliation et la soumission. C’est cette orientation politique, et non le désir de revanche, qui a permis d’éviter un nouveau désastre. On a vu ailleurs des exemples qui vont dans le même sens. En Irlande du Nord, ni les catholiques ni les protestants n’ont totalement capitulé. Chacun a dû faire des concessions, certes, mais chacun y a aussi gagné quelque chose. C’est ce compromis qui a rendu l’accord possible.

Je ne dis pas qu’il faut reproduire ces modèles à l’identique. Mais ces expériences montrent qu’il existe une autre voie que celle de la séparation stricte ou de la victoire d’un camp sur l’autre. J’ai vécu en Italie et je suis attentivement la politique italienne. Il y a quelques mois, on a reparlé du Manifeste de Ventotene, un texte remarquable rédigé en 1940 par des opposants à Mussolini, exilés sur une petite île du Tyrrhénien. Ce manifeste appelait à la création d’une Europe libre, unie et fédérale — et il a inspiré une partie du projet européen.

Il faut se rappeler que, pendant que ces idées voyaient le jour, l’armée nazie avançait à Stalingrad et à Leningrad, et que la Shoah était en cours. Et pourtant, certains ont su penser l’après, imaginer une Europe de la coopération, même au milieu du chaos. Dix ans plus tard, une telle Europe commençait à prendre forme, imparfaite bien sûr, mais réelle. Je crois qu’un modèle similaire pourrait inspirer le paradigme israélo-palestinien. Le modèle européen, ou celui de l’Irlande du Nord, reposent sur le partage et l’égalité : des États souverains, mais intégrés dans un mécanisme plus large de coopération, ce qui garantit une forme de stabilité.

À l’inverse, les modèles de partition rigide créent souvent des conflits prolongés. L’exemple du sous-continent indien est éloquent : la partition entre l’Inde et le Pakistan a généré une guerre quasi permanente depuis plus de 75 ans. En Europe, la partition n’a pas eu lieu. Et même si des tensions subsistent entre certains pays membres de l’Union européenne — comme la Hongrie ou l’Italie — elles ne dégénèrent pas en conflits armés. Une guerre entre membres de l’Union européenne n’apparaît plus aujourd’hui comme une option réaliste.

Nous sommes trop mêlés, trop liés — géographiquement, humainement — pour pouvoir imaginer une séparation totale.

K. : On pense ici à l’expression « ligne de partage », qui ne désigne pas un réel partage. C’est plutôt une frontière de division, une simple ligne qui tranche.

MR : Non, non. Il faut bien distinguer les choses. Il est indispensable de procéder à une séparation politique claire, et de créer un État palestinien pleinement souverain — indépendant sur l’ensemble des territoires de Cisjordanie et de Gaza. Un État à part entière, avec ses institutions, ses frontières, sa souveraineté. Une vraie partition politique, donc, mais fondée sur la coexistence de deux États indépendants. Mais cette séparation ne signifie pas isolement. Comme vous le savez, dans le plan de partage de 1947, le nom officiel était : Partition Plan with Economic Union. Il s’agissait déjà d’un projet confédéral, prévoyant une union économique entre l’État hébreu et l’État arabe — avec une monnaie commune, une coordination fiscale, des droits de passage pour les citoyens arabes à l’intérieur de l’État juif, etc. Ce n’est pas un détail. Cette proposition était déjà une réponse à une réalité profonde : celle d’un territoire où les deux peuples sont imbriqués. Nous sommes trop mêlés, trop liés — géographiquement, humainement — pour pouvoir imaginer une séparation totale. C’est de cette réalité qu’est née l’idée d’une confédération.

K. : Une dernière question. Vous espérez la création de deux États démocratiques. Or, aujourd’hui, même en Europe ou aux États-Unis, les démocraties sont fragilisées, parfois en danger. Pensez-vous que ce système puisse fonctionner autrement qu’avec des démocraties ?

MR : Non, je ne crois pas que ce système puisse fonctionner sans que les deux Etats ne soient démocratiques. Ce serait extrêmement difficile. Mais il faut aussi comprendre que cette solution n’est pas la fin de l’histoire. L’histoire continue, et la lutte pour la démocratie ne s’arrêtera jamais. Cette lutte existe déjà, en Israël comme en Palestine. Personnellement, je préfère faire face aux défis démocratiques que traversent aujourd’hui les États-Unis ou l’Europe, plutôt que de continuer à vivre dans un système fondé sur la violence, la suprématie juive. Car cette violence finit toujours par nous rattraper, tous. Je ne peux pas comparer ce que vivent les Palestiniens, à Gaza ou ailleurs, à ma propre situation — nous ne sommes pas confrontés aux mêmes dangers. Mais le 7 octobre a montré que la violence peut aussi frapper ici, en Israël, frapper les Juifs. Nous avons un besoin vital d’une solution politique qui mette fin à cette spirale. Je crois qu’après, il sera possible de parvenir à un accord honnête, juste, entre nous. Les questions de démocratie, de droits civils, de droits sociaux ne disparaîtront pas, bien sûr. Mais elles devront être portées dans un contexte apaisé, non plus entravées par l’état de guerre. Pour moi, cette lutte pour la démocratie ne s’arrêtera pas avec ma génération. Elle devra se poursuivre — pour celles et ceux qui viendront après.


Propos recueillis par Elie Petit

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