L’abattage rituel et l’Europe (Deuxième partie)

L’interdiction de shehita ne mettrait-il pas en péril l’existence même d’un judaïsme européen ? En France, où les rumeurs autour d’un éventuel projet de loi font trembler ceux qui restent attachés à leur pays tout en voulant y maintenir une pratique religieuse déjà menacée, nombreux sont ceux qui la vivraient comme l’humiliation de trop. Chacun comprendra que l’enjeu, dès lors, dépasse le simple confort de la communauté juive : c’est de la pérennité du pacte liant les juifs à la nation qu’il s’agit. Au-delà se jouent l’identité de l’Europe et la place qu’elle entend donner, au XXIe siècle, à ses propres racines hébraïques. Suite de l’essai pour K. de David Haziza sur la shehita en Europe.

 

Soutine, ‘La table’, 1919 © Wikiart

 

Dans la première partie de cette réflexion, je n’ai pas rendu compte du débat, interne au judaïsme, relatif à la shehita et à ses possibles aménagements. Il faut pourtant rappeler que la Torah est une loi vivante. La mise à mort des bêtes est centrale, mais comme d’autres questions qui ne le sont pas moins, il peut exister une certaine marge de manœuvre. D’autant qu’il n’est pas certain que la shehita s’accommode facilement de l’élevage industriel : il est des Juifs observants qui – parce qu’ils estiment que, dans les circonstances actuelles, l’abattage (voire la production d’œufs et de lait) n’est plus cachère ou enfreint le principe interdisant de faire souffrir inutilement un animal – pratiquent le végétarisme. C’était, par exemple, le cas du rav Shlomo Goren, Grand Rabbin de l’État d’Israël de 1973 à 1983 et figure majeure du sionisme religieux.

Dès lors, serait-il possible de mettre en place un étourdissement cachère, par lequel les effets dévastateurs de cette industrie seraient tempérés, et qui ferait en même temps mieux respecter l’esprit de la cacherout ? Certains soutiennent qu’un étourdissement post-égorgement ne poserait en tout cas pas de problème halakhique : les rabbins français Rivon Krygier et Yeshaya Dalsace, du courant masorti, se sont exprimés dans ce sens. Il se murmure même que cet avis fait son chemin au sein du Consistoire central. Pour les vaches et autres « gros » animaux risquant dans certains cas d’agoniser pendant plusieurs minutes, ce genre d’étourdissement serait peut-être une solution appropriée.

Le débat chez les Juifs – Orthodoxes vs. Libéraux ?

Acculé par les événements, l’éminent rav Yehiel Yaakov Weinberg s’intéressa à l’étourdissement dans les années 30[1]. Il s’agissait alors pour lui à la fois de faire respecter la Halakha le plus scrupuleusement possible, et de permettre aux Juifs observants d’Allemagne de manger une viande considérée comme cachère. Il en vint pour cela à permettre, théoriquement, un étourdissement préalable. Il reconnaissait toutefois la difficulté de convaincre le reste de l’orthodoxie en Europe orientale, et donc les risques de division qu’une telle décision impliquerait.

Surtout, Weinberg n’oubliait pas de rappeler que, par le débat sur la shehita, les nazis « ne cherchaient qu’un prétexte à insulter encore notre loi et à opprimer davantage notre peuple », ajoutant que « [les Sages ont enseigné que] lorsque l’Empire émet un décret visant à faire changer ne fût-ce qu’une coutume mineure – eût-elle trait à la lanière d’une sandale –, l’on doit plutôt mourir et ne pas transgresser »[2]. Ce principe bien connu s’intéresse, au-delà gestes, aux intentions qui les motivent : on peut obéir à une loi qui entrerait en contradiction apparente avec la Torah, pourvu qu’elle ne menace pas l’essence de cette dernière ou n’ait pour finalité la destruction même du judaïsme. L’étourdissement pourrait ne pas constituer d’infraction majeure, mais certainement pas quand c’est le régime nazi qui cherche à l’imposer. Weinberg ajoute ailleurs que le simple fait d’accuser le judaïsme de faire souffrir les animaux est une attaque détestable contre l’« honneur de notre sainte Torah, qui fut la première loi à mettre en garde contre leur souffrance inutile. […] Ces gens ne veulent qu’affamer les Juifs avec leurs sophismes et leur fausse compassion envers les animaux. »[3]. Le caractère apologétique du propos ne doit pas nous faire perdre de vue l’essentiel, à savoir qu’on n’écoute pas les leçons d’ennemis mortels d’Israël et que de leur morale, il n’est rien à apprendre. Il semble, à lire ces lignes « arrachées aux flammes », que le rav Weinberg avait eu quelque douloureuse perception de l’avenir. La « fausse compassion » dont on s’armait alors n’eut en effet pas d’autre issue que d’affamer plus tard, littéralement, des millions de Juifs européens. En se présentant comme des « amis des bêtes », les nazis n’avaient fait que préparer la barbarie ultime, comme il se doit, par l’expression d’une béate mièvrerie.

Toutefois, dans la mesure où l’antisémitisme ne motive plus à lui seul les partisans actuels de l’étourdissement, serait-il possible de s’inspirer des efforts de ce maître sans partager ses réserves ? Peut-être, mais il reste d’abord à savoir si c’est bien le cas : le rejet du judaïsme peut prendre d’autres formes que celles de l’antisémitisme historique. Il est même difficile de ne pas voir qu’une certaine « gêne » vis-à-vis de l’existence juive, jugée archaïque et exotique, explique le mouvement contemporain d’oppositions à l’abattage rituel – comme à la circoncision. Au demeurant, l’étourdissement préalable n’est en rien une solution parfaite à la souffrance animale. Par conséquent, même munis d’une permission aussi prestigieuse que celle du rav Weinberg, il faut se montrer prudents.

Quoiqu’il en soit, il est intéressant de voir comme deux insuffisances juives – en fait deux formes d’idolâtrie, c’est-à-dire de fétichisation d’un aspect essentiel, du judaïsme en l’espèce, au détriment de tous les autres – se répartissent les rôles dans ce débat : celle des libéraux et celle des orthodoxes.

Le judaïsme libéral s’est initialement constitué dans le refus plus ou moins explicite du rite et de la loi : j’y vois l’idolâtrie de la morale et du « sens ». Un critique biblique dirait que toute la tradition sacerdotale a ainsi été désavouée, alors qu’elle est consubstantielle à la foi et à l’être juifs : c’est par le rite que l’homme « fait Dieu », et ce ne sont pas nos lois qui doivent s’interpréter moralement, c’est plutôt la morale juive qui devrait être considérée comme une province de la ritualité[4]. Pensée archaïque, presque païenne, qu’il est bien difficile de défendre lorsqu’on est de son époque (moderne) ou qu’on veut lui plaire. Aujourd’hui, la shehita ne peut en effet qu’offusquer ceux qui veulent que tout ce qui est religieux possède un sens édifiant et soit, de ce fait, présentable. Lorsqu’on approuve la mort sanglante d’animaux dont la simple consommation est elle-même de plus en plus contestée et en un temps où le plastique est partout préféré au sang, à la chair, on ne saurait être présentable.

D’un autre côté, le judaïsme orthodoxe, dont l’histoire est aussi récente que celle de la Réforme juive (en fait, elle lui est même postérieure puisque c’est en réaction à la Haskalah ou aux Lumières juives que s’est constituée, au XIXe siècle, une « orthodoxie ») se caractériserait par un refus non moins grave et condamnable : celui des impératifs éthiques de la Torah. Je parle à tout le moins d’une certaine tendance à minimiser leur importance, à les neutraliser par la stricte observance. Le même critique biblique pourrait voir là un oubli de la tradition et des enseignements prophétiques dont la littérature rabbinique, la philosophie et la mystique juive n’ont pourtant jamais manqué de se faire les héritières : en ce sens, l’orthodoxie innove tout autant que le judaïsme libéral. Que la possibilité de l’étourdissement ne soit, pour certains, même pas envisageable alors que le bien-être animal est, selon le Talmud, une loi de la Torah aussi capitale que les prescriptions de la sheḥita – et que les sages du passé n’avaient, comme on l’a vu, pas si froid aux yeux – en dit long sur l’impasse orthodoxe.

J’aimerais, pour ma part, me garder autant que possible de ces deux idolâtries, et croire que l’Europe pourra un jour offrir au judaïsme le moyen de les renvoyer dos à dos.

Abandonner la cacherout ?

Les Juifs ont besoin de l’Europe et l’Europe des Juifs. Depuis la fin du Moyen Âge, c’est principalement en Europe que le judaïsme s’est épanoui et ces deux entités se sont pour ainsi dire faites l’une avec l’autre : on mesure mal encore tout ce que l’humanisme et les arts de la Renaissance, la modernité politique, les Lumières ou encore le Romantisme doivent au judaïsme – au Talmud et à la Kabbale, à la connaissance des Écritures et à leur exégèse, aux philosophes, philologues et autres savants du monde juif – et l’on soupçonne à peine ce que le XXe siècle a appris d’eux. Il est tout aussi vrai de dire que le judaïsme européen est l’enfant de ce sol qu’il a fertilisé, l’héritier de cette culture qu’il a constituée, que le souffle de l’Europe l’a justement fécondé en retour et à chaque instant : il n’est pas une page de sa vaste littérature qui ne respire l’air des villes, des cafés, des théâtres et des allées, des rivières, des campagnes et des forêts du vieux continent. Or, l’interdiction de la shehita y amènerait la fin de toute vie juive…

D’autres lois juives « archaïques » existent et sont pourtant moins respectées que l’interdiction de manger une viande non conforme à la cacherout : cette dernière constitue un espace entre public et privé, un espace « communautaire ». Elle importe peut-être plus aujourd’hui pour la sociabilité qu’elle fonde que pour les croyances qui la sous-tendent, quoique cette sociabilité fasse partie, en vérité, des croyances en question. Kafka perçut, dès 1911, le pathétique d’une disparition possible à venir, lorsque, ayant assisté à la circoncision de son neveu, il écrivait avoir « vu devant [lui] le judaïsme d’Europe occidentale à une période de transition manifeste dont la fin est imprévisible ». L’assimilation, qu’il n’était alors pas loin d’approuver, et l’antisémitisme étaient responsables. Aujourd’hui, ceux qui intiment aux Juifs l’ordre de changer dans leur religion ne sont plus consciemment antisémites, du moins la plupart du temps. Ils « ont des amis juifs » et ne demandent qu’à les protéger – qui de la violence islamiste, qui de la « tentation du repli », c’est-à-dire d’eux-mêmes. Ces bonnes âmes s’apprêtent pourtant à donner le coup de grâce à l’existence séparée – et donc authentique – de leurs « amis juifs », en interdisant aux autres Juifs, à cette masse qu’ils ne connaissent pas, de manger de la chair, d’être chair comme le peuple juif l’a été sans interruption depuis à peu près trois millénaires – dont deux sur le sol européen.

C’est là en effet une chose que peu de gens mesurent et qu’il faut éclaircir par quelques données concrètes. Si, par exemple, la France décidait, « au nom de la laïcité », d’interdire la kippa dans l’espace public, elle se couvrirait de ridicule et enverrait un fort mauvais signal aux Juifs, mais elle ne toucherait pas, ce faisant, à un fondement de leur pratique religieuse. Après tout, si tant est que la Torah demande vraiment de se couvrir la tête, n’importe quel chapeau fait l’affaire et, sous sa forme aujourd’hui la plus répandue, la kippa est même un couvre-chef assez récent, marginal dans l’histoire et la géographie du costume juif. Il n’en va pas ainsi de la shehita. Il n’existe pas de Juif portant la kippa dans la rue qui ne mange d’abord strictement cachère, ou qui, à tout le moins, s’autoriserait à manger d’une viande qui ne soit pas cachère. La kippa est plus visible, mais elle est superflue par rapport aux règles de l’abattage rituel. On peut très bien, en revanche, respecter la cacherout sans se distinguer par son habillement. Beaucoup de gens croient peut-être sincèrement que l’interdiction de la shehita ne concernerait qu’une poignée d’extrémistes, moins nombreux encore que ceux qui portent la kippa. Il n’en est rien et ce sentiment témoigne d’une ignorance complète, non pas même du judaïsme comme loi, comme foi ou comme doctrine, mais de la sociologie juive.

Nous disposons de données statistiques, déjà anciennes, sur la pratique juive en France : elles sont contenues dans l’étude conduite par Dominique Schnapper, Chantal Bordes-Benayoun et Freddy Raphaël (2009). Malheureusement, cet ouvrage reste vague quant aux détails de ladite pratique – et tend à la faire un peu trop coïncider avec les critères catholiques de la piété, notamment en insistant de façon démesurée sur la participation aux offices religieux. Cela dit, on sait qu’à cette date, 10% des Juifs français se considéraient comme « très pratiquants », 22% « pratiquants » et un peu plus de 21% « assez pratiquants ». Étant donnée la centralité de la cacherout dans la loi et la ritualité juives, on peut donc, en toute certitude, affirmer qu’un tiers des Juifs français (les « très pratiquants » et les « pratiquants ») mange à peu près strictement cachère. À ce tiers, il faudrait ajouter un nombre, difficile à déterminer, de Juifs « assez pratiquants » qui ne mangent que de la viande cachère, où que ce soit ou, au moins, « à la maison ». À titre de comparaison, ceux qui ne boivent que du vin cachère sont, à coup sûr, beaucoup moins nombreux, et cela tient au caractère tardif et quelque peu secondaire des lois de fabrication de ce vin – qui, au fond, ne se différencie pas vraiment, de nos jours, du vin ordinaire. Le Juif qui ne boit que du vin cachère ne mangera, pour commencer, que de la viande cachère, cette dernière règle étant plus importante que l’autre ; et comme pour le port, relativement accessoire, de la kippa, de nombreux Juifs ne mangent que de la viande cachère et boivent cependant de tout vin. Notons que d’autres, qui mangent de la viande non cachère la plupart du temps et même chez eux, privilégient au moins la viande cachère pour les fêtes. Ceux-là peuvent appartenir à la catégorie « assez pratiquante », mais aussi à celle des Juifs « peu pratiquants » (26%).

On trouvera des exceptions, mais dans les deux sens. D’abord, des Juifs se considérant comme « pratiquants », voire « très pratiquants », peuvent être végétariens : aux États-Unis, c’est une tendance de plus en plus répandue dans les milieux Modern Orthodox et il n’y a pas de raison qu’elle ne s’installe pas en France aussi. Ensuite, certains sont « pratiquants » à leurs propres yeux et selon une définition qu’ils sont les seuls à partager, dédaignant les rites de la cacherout au profit d’autres qu’ils jugent plus centraux. Mais d’un autre côté, il est des Juifs « peu pratiquants » qui s’attachent particulièrement à la consommation de viande cachère, notamment parce qu’ils croient sa production plus éthique (ce qui a quelque chose de savoureux) ou, tout simplement, parce qu’ils n’ont jamais mangé autrement et que ce point touche à l’intimité, à la mémoire familiale.

Marchand de bétail juif en Alsace © Wikimedia Commons
La shehita, la vie juive et l’Europe

En somme, on peut donc estimer, en recoupant ces différentes données, que la moitié des Juifs de notre pays mangent de la viande cachère et seraient concernés par son interdiction – ou par les coûts entraînés, comme en Suisse, par l’importation de viande cachère de l’étranger du fait de l’interdiction de la shehita.

Pour le dire d’un mot, ceux qui ne mangent que de la viande cachère sont donc moins nombreux parmi les fréquentations juives, si elles existent, d’un Gilbert Collard[5], mais ils sont loin d’être la minorité négligeable et fanatique que l’on pourrait s’imaginer. Pour eux, et même ceux qui pourraient parmi eux envisager, soit de devenir végétariens, soit de ne manger de la viande cachère (d’importation) que pour les fêtes ou le Shabbat et n’en pas manger du tout le reste du temps, voire de se montrer plus souple, l’interdiction de la shehita serait un signe d’exclusion, une ultime humiliation, la proverbiale goutte d’eau. Or, si d’aventure ils devaient quitter la France – ce que beaucoup d’entre eux feraient – leur départ se ferait cruellement sentir. D’autant que même ceux qui ne se préoccupent pas du tout de la shehita, dans la mesure où ils restent juifs, dépendent justement de ceux qui s’en préoccupent – des dix hommes présents pour la récitation du Kaddish comme des Sept Bénédictions des épousailles, de ceux qui les marient en témoignant ou en officiant, de ceux qui circoncisent leurs enfants ou les préparent à la majorité religieuse, de tous ceux, enfin, qui remplissent les synagogues, lesquelles n’auraient plus, sans ces « primitifs » dont ils ont parfois un peu honte, qu’à se transformer en musées comme c’est le cas à Venise, à Prague ou en Suisse.

Bien sûr que des Juifs demeureraient, des individus juifs, mais ce qui fait la vie juive, tout le tissu social du judaïsme français se déliterait : Paris et Strasbourg ressembleraient à Genève et Zurich. À terme, le Juif français serait, soit complètement assimilé, incapable de transmettre à son tour le judaïsme à sa descendance, soit (à l’exception des végétariens) religieux et en même temps assez fortuné, austère ou les deux à la fois, pour pouvoir vivre et « pratiquer » là où nul restaurant ne lui serait ouvert, et où la seule viande qu’il pourrait consommer s’achèterait à un prix exorbitant. On comprendra donc que si l’ambition du judaïsme libéral, en France particulièrement, consiste à s’implanter durablement en diaspora et à demeurer indépendant d’Israël tout en façonnant une communauté plus diverse et plus vivante, son désintérêt pour la question de la shehita est un fort mauvais calcul, et cela est vrai de tous les Juifs refusant de se reconnaître dans une dénomination quelconque et qui se considèrent comme simplement « traditionalistes ». Ce sont eux, précisément, qui ont besoin de ce tissu dont, à la rigueur peuvent aussi bien se passer certains des plus religieux que les plus acculturés.

C’est donc la singularité juive qui se joue dans la persistance des rites sacrificiels, parmi lesquels la shehita. Par eux, les Juifs sont chair et défendent la chair. Par eux, peuple rétif à la totalisation, ils portent témoignage pour tous les autres. Tocqueville écrit, dans De la démocratie en Amérique, que « tout était différent dans les anciennes sociétés. L’unité et l’uniformité ne s’y rencontraient nulle part. Tout menace de devenir si semblable dans les nôtres, que la figure particulière de chaque individu se perdra bientôt entièrement dans la physionomie commune. » Dans le passé, les Juifs avaient au moins d’être in cordibus hostes, in codicibus testes l’honneur[6]. Pour la modernité anonyme, ils ne l’ont plus. L’unicité de leur « visage » semble aberrante à ces tenants d’une homogénéité douceâtre, d’un « vivre-ensemble » de l’uniformité. La différence juive est intolérable à ceux qui, n’aimant les Juifs que s’ils leur ressemblent, ne peuvent imaginer que leurs pratiques millénaires appartiennent, comme le son des cloches, à la durée et à l’espace européens. Le babélisme contemporain ne voit en eux que des étrangers ou des primitifs, réfractaires à la « physionomie commune ». D’un côté, les progressistes et mondialistes dénoncent dans la shehita (ou la circoncision) l’attardement de la barbarie ; de l’autre, les réactionnaires et les nationalistes contestent qu’on puisse ne pas ressembler à ses voisins. Car l’homogénéité globale se double, au sein des frontières, de petites homogénéités nationales : le bannissement de la shehita se comprend par Starbucks d’un côté, par la fin des accents et l’aplatissement des identités locales de l’autre.

Mais si le monde moderne est revenu, parlant à nouveau « une seule langue et tenant un même discours »[7] à la monstrueuse égalité de Babel, le judaïsme y fera toujours pièce. Il a besoin de l’Europe, mais il lui survivra si elle décidait de se défaire de lui par la douceur et la loi – comme elle le fit naguère par la brutalité et l’arbitraire. Souhaitons seulement qu’elle comprenne qu’il relève d’un impératif humain que nous ne mangions pas tous la même chose, que nous ne mangions pas tous de la même manière, que pour certains hommes au moins, se nourrir demeure un acte sacré – et la chance qu’elle a de contenir encore en son sein une force capable d’apprendre la différence au monde, une force qui par sa primitivité même, est bien son dernier lien à la chair et au passé, le dernier lien vivant qui l’unisse à elle-même. Si les Juifs européens, exilés, songeront souvent avec mélancolie au continent qui les a vus naître, le moment viendra, tôt ou tard, où ils pourront reprendre la lyre suspendue. Sans les Juifs, l’Europe, elle, ne sera plus jamais l’Europe. Et qu’elle les ait chassés à force de bienveillance et non de cruauté ne changera rien à l’affaire.


David Haziza

En coopération avec la Fondation Heinrich Böll

Notes

1 Personnalité complexe, à la croisée des mondes. Né en Pologne en 1884, il étudia à la yeshiva de Slabodka, près de Kaunas en Lituanie. Il alliait une connaissance très rigoureuse de la Halakha à un intérêt profond pour le mousar – la spiritualité morale et religieuse issue des enseignements du judaïsme « lituanien » (souvent biélorusse dans les faits), opposé à la fois au hassidisme et à la Haskala ou mouvement juif des Lumières. Y. Y. Weinberg dirigea le séminaire rabbinique de Berlin, devenant alors une figure de la néo-orthodoxie allemande en dépit de ses origines polonaises et de son éducation strictement orthodoxe et « lituanienne ». Étant retourné en Pologne en 1939, il survécut au Ghetto de Varsovie et passa le reste de sa vie en Suisse, à Montreux. Il est connu comme le Seridei Esh, du titre de son recueil de décisions halakhiques « arrachées aux flammes » de la Shoah.
2 Seridei Esh, p.199. Weinberg fait référence à un principe bien connu, énoncé au traité Sanhédrin (74a-b). Seuls le meurtre, l’inceste et l’idolâtrie sont normalement des péchés tels qu’on devrait leur préférer la mort. Dans tous les autres cas, on transgresse car la Torah a été donnée pour qu’en en vive et non pour qu’on en meure. Cependant, si c’est une puissance ennemie d’Israël et de sa loi qui a prescrit de violer un commandement quelconque, alors le martyre est préférable – fût-ce pour respecter la coutume juive ayant trait à la façon dont on attache les lanières de ses sandales.
3 Ibid., p.28.
4 Idel et Mopsik, en parlant de théurgie kabbalistique et en l’enracinant dans la tradition sacerdotale se révèlent très proches de la théologie girardienne. Dieu est fait – en partie du moins – par le rite. Le sacrifice, par sa violence même, est le rite par excellence.
5 Dans la première partie de cet article, je rappelais comment Gilbert Collard, l’avocat médiatique et député RN, appelait ses « amis juifs » à abandonner la viande cachère.
6 « Par le cœur nos ennemis, par leurs livres nos témoins. » Saint Augustin, De la foi aux choses qu’on ne voit pas, VI.
7 Genèse, 11 : 1.

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