La vente d’un manuscrit médiéval rare sauvera-t-elle les études juives en France ?

Le 19 octobre dernier a été vendu, à New York, l’un des plus vieux manuscrits hébraïques médiévaux conservés en France. Le Mahzor dit « Luzzatto » – du nom du savant italien Samuel David Luzzatto, un de ses précédents propriétaires – était un des joyaux, depuis 1870, de la Bibliothèque de l’Alliance Israélite Universelle. Dans une tribune parue dans Le Monde avant la vente, un collectif de chercheurs et de personnalités appelait à ce qu’il soit classé « œuvre d’intérêt patrimonial majeur » et reste en France. Peine perdue. Un collectionneur privé et anonyme l’a acquis pour plus de huit millions d’euros. Noëmie Duhaut revient sur ces événements et pose la question que ceux-ci suscitent : Pourquoi des archives concernant la vie, la culture et la politique juives, ainsi que les recherches sur ces sujets, peinent-elles à exister en France ?

 

[מחזור לימים נוראים], Rituel de prières pour les fêtes de Tichri, 13ème siècle-14ème siècle, Bibliothèque de l’Alliance Israélite Universelle, MS24.

Le 19 octobre 2021, un livre de prières juif a été vendu aux enchères à Sotheby’s New York pour 8 307 000 dollars. Si l’acheteur a souhaité rester anonyme, le vendeur est bien connu des chercheurs en études juives. Le manuscrit richement enluminé se trouvait dans les collections de l’Alliance Israélite Universelle à Paris depuis 1870.

Auparavant, ce livre de prières présentant la liturgie pour les fêtes de Roch Hachana et Yom Kippour – ou « mahzor » en hébreu – a voyagé à travers les siècles et les communautés juives en Europe. Son périple commence à la fin du XIIIe ou au début du XIVe siècle, quand il a été commandité par une congrégation en Bavière. Il se poursuit en Alsace, puis dans la région du lac de Constance, pour finalement le mener dans une communauté ashkénaze du nord de l’Italie. Par la suite, le mahzor n’est plus utilisé à des fins religieuses mais scientifiques. Le poète, théologien et collectionneur juif italien Samuel David Luzzatto en fait l’acquisition dans la seconde moitié du XIXe siècle.

Les modifications que ses propriétaires successifs ont apportées au texte offrent un aperçu unique sur l’évolution des coutumes liturgiques locales et des statuts juridiques des communautés juives dans l’Europe médiévale et moderne : certaines congrégations y ajoutent de nouveaux poèmes, d’autres sont forcées de censurer le texte et effacent les passages jugés offensants pour le christianisme. La formulation, la sélection et l’ordre des poèmes liturgiques de ce mahzor ne correspondent pas exactement aux coutumes d’autres communautés de rite ashkénaze occidental. En outre, les mahzorim médiévaux n’étaient pas toujours décorés. Les enluminures particulièrement somptueuses de celui vendu par l’Alliance le rendent donc d’autant plus exceptionnel[1].

L’Alliance a été créée à Paris en 1860 pour promouvoir les droits des Juifs dans le monde entier. Rapidement, cette organisation développe un vaste réseau d’écoles juives tout autour du bassin méditerranéen. Dès ses débuts, elle documente méticuleusement sa mission et se dote d’une bibliothèque scientifique. C’est dans ce cadre qu’elle acquiert le mahzor, sous l’impulsion du fondateur de la bibliothèque Isidore Loeb, après la mort de Luzzatto. Aujourd’hui, les archives institutionnelles de l’Alliance permettent aux chercheurs d’explorer l’histoire de la politique, de la philanthropie et de la culture associative juives à travers l’Europe centrale, orientale et occidentale, l’Empire ottoman et le Maghreb à l’époque contemporaine. En plus de ces riches fonds, l’organisation abrite l’une des plus grandes bibliothèques juives d’Europe.

L’Alliance s’inscrit dans le tissu philanthropique juif européen qui s’est développé à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Nombre des associations constituant ce paysage existent encore aujourd’hui, bien que la Shoah et l’expansion de l’Etat-providence les aient forcées à se réinventer. Si ces organisations caritatives ont toujours dépendu des dons et des legs, ceux-ci ont récemment chuté dans le cas de l’Alliance. Cette dernière gère toujours un réseau d’écoles. La bibliothèque et les archives de l’Alliance pèsent lourdement sur son budget. En conséquence, l’organisation a dû vendre son précieux manuscrit et alerter l’opinion à propos de ses difficultés financières. Pour les historiens, le tour qu’ont pris les événements souligne la nécessité de mener davantage de recherches sur l’évolution de la philanthropie juive dans l’Europe d’après-guerre.

Aussi sidérante que soit la somme atteinte par le mahzor, sa vente n’apporte qu’une réponse temporaire. Les directeurs successifs de la bibliothèque de l’Alliance ont cherché une solution plus pérenne aux difficultés financières de l’institution. L’un d’eux a suggéré de changer le statut de la bibliothèque afin qu’elle soit co-financée par la Ville de Paris et l’État français, comme pour le Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme. La direction de l’Alliance a également essayé d’utiliser le dispositif prévu par la loi Aillagon de 2003 visant à promouvoir le mécénat artistique et culturel. Par le biais de réductions d’impôts, cette loi encourage les philanthropes à faire don des œuvres d’art qu’ils acquièrent à des institutions publiques. Dans le cas du mahzor vendu par l’Alliance, c’est un point essentiel, les chercheurs craignent que ce manuscrit ne soit plus accessible. Bien que certains philanthropes juifs français aient manifesté leur intérêt pour ce manuscrit, l’Alliance n’a finalement pas réussi à réunir les fonds nécessaires.

L’État français a joué un rôle peu glorieux dans la suite des événements ayant contraint l’Alliance à se séparer du manuscrit. Pour bénéficier de la loi Aillagon, un objet doit être classé au patrimoine national, ce que le ministère de la Culture a refusé de faire dans le cas du mahzor. Selon le président de l’Alliance, la raison invoquée est que l’État français possède déjà deux manuscrits de nature et valeur similaires et ne souhaite donc pas investir un euro de plus dans ce type d’ouvrage[2]. Cette prise de position soulève bien des questions sur la place que l’État envisage pour l’histoire et la culture juives en France. La singularité ou la valeur d’un objet ne sont que deux critères parmi d’autres dans les politiques de protection du patrimoine, d’autant plus que le cadre juridique français est particulièrement flou dans le cas du patrimoine écrit[3]. Cela laisse place à des interprétations subjectives dans la sélection de ce qui constitue la mémoire nationale ou de ce qui présente un intérêt public.

La question de l’avenir de la bibliothèque de l’Alliance n’est pas nouvelle. L’organisation a quitté son immeuble historique de rue La Bruyère en 2016 par souci d’économie. Les tentatives pour trouver des institutions susceptibles d’héberger ses collections sont restées infructueuses jusqu’à présent. Les démarches auprès de fondations reconnues d’utilité publique telles que le Mémorial de la Shoah, qui abrite le Centre de documentation juive contemporaine, ou la Fondation pour la Mémoire de la Shoah ou d’établissements publics tels que la Bibliothèque nationale de France n’ont pas abouti.

Rituel de prières pour les fêtes de Tichri, 13ème siècle-14ème siècle, Bibliothèque de l’Alliance Israélite Universelle, page 22.

Pourquoi des archives concernant la vie, la culture et la politique juives, ainsi que les recherches sur ces sujets, peinent-elles à exister en France ? Tout d’abord, la culture politique française porte traditionnellement un regard défavorable sur le « communautarisme » – un terme tellement ancré dans le contexte français qu’il est intraduisible – ou ce qui est perçu comme tel. Cible de nombreuses critiques ces dernières années, ce modèle de société pense l’intégration des individus mais néglige celles des groupes. L’études des communautés – qu’elle soient définies par le genre, l’ethnicité, ou la religion – a percé plus difficilement en France que dans les pays anglo-saxons où les licences, masters, et centre de recherches dans ces domaines existent depuis déjà plusieurs décennies. D’autre part, le récit national décrivant la France comme État résolument laïc n’encourage pas l’étude des religions et des communautés religieuses. En conséquence, les départements d’études juives se comptent encore sur les doigts d’une main, ce qui est saisissant pour un pays où vit la plus grande communauté juive d’Europe et la troisième dans le monde.

Jusqu’à présent, les études juives en France ont réussi à compenser les effets paralysants du système académique français par des financements externes. La Fondation pour la Mémoire de la Shoah, créée en 2000 avec une dotation provenant de la restitution des « biens juifs » spoliés pendant la guerre, est à cet égard particulièrement importante. Comme son nom l’indique, elle finance principalement des projets concernant la Shoah et sa mémoire, d’autres génocides et l’antisémitisme. Comparativement, l’investissement de la Fondation dans le cadre de sa commission « culture juive » reste limité, notamment en ce qui concerne le financement de la recherche. L’objectif premier de l’organisation reste d’encourager la transmission mémorielle et de promouvoir l’éducation sur la Shoah et l’antisémitisme au sein de la société française.

Or, ce que le mahzor vendu chez Sotheby’s nous montre, c’est la créativité, la pratique religieuse et la vie spirituelle au sein de la communauté juive, aspects de la vie juive peu étudiés ou montrés en France. Le désengagement progressif de l’État pousse les institutions culturelles et scientifiques à se tourner vers les financements privés. Dans un tel contexte de compétition pour les ressources, il n’est pas surprenant que toutes les portes auxquelles l’Alliance a frappé soient restées fermées. La vente du mahzor souligne à quel point les mesures d’austérité néolibérales obligent les organisations philanthropiques juives à repenser leur mission une fois de plus.

P.S. : je vous invite à jeter un coup d’œil à ce magnifique manuscrit, il vaut vraiment le détour !

Noëmie Duhaut

Noëmie Duhaut est chercheuse à l’Institut Leibniz d’histoire européenne à Mayence et actuellement professeure invitée au Centre d’études juives de l’Université de Graz. Ses recherches portent sur l’histoire des Juifs en Europe à l’époque contemporaine, la politique juive et le droit international. Ses recherches ont été publiées dans Archives juives et French historical studies.

 

Une version antérieure de cet article a été publiée dans History Matters, le blog du Département d’histoire de l’Université de Sheffield.

Notes

1 Sa description sur le site de Sothebys
2 Actualité juive, 30 Septembre 2021.
3 Fabienne Henryot, “Introduction. Le Patrimoine Écrit : Histoire et enjeux d’un concept,” in La fabrique du patrimoine écrit : Objets, acteurs, usages sociaux, ed. Fabienne Henryot (Villeurbanne : Presses de l’enssib, 2020), 12–15.

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