La vengeance juive exposée à Francfort

Depuis le 18 mars dernier et jusqu’au 3 octobre 2022, le musée juif de Francfort a présenté l’exposition « Vengeance : Histoire et Imaginaire » (« Rache, Geschichte und Fantasie »). Le spectre de cette exposition est large : des récits bibliques aux films de fictions populaires ; de Judith et Holopherne à Quentin Tarantino, le réalisateur d’Inglorious Basterds ; du motif antisémite qui fait des Juifs des êtres vengeurs par essence aux épisodes de l’histoire où des Juifs ont voulu répondre par la vengeance à la violence dont ils étaient les victimes. Elie Petit a rencontré la directrice du musée, Mirjam Wenzel, et le curateur de l’exposition, Erik Riedel, pour les interroger sur les objectifs et les difficultés d’une telle exposition.

 

La première salle de l’exposition ne contient qu’un objet : une batte de baseball vue dans le film Inglorious Basterds de Quentin Tarantino, référence pop qui illustre par excellence la question d’une vengeance juive. Cette batte est le premier des artefacts présentés pour symboliser une violence contenue dans les faits et relâchée dans les têtes, et donc libérée dans les fictions. L’ambiance de l’exposition est sombre. Crédit : Norbert Miguletz

 

Elie Petit : D’où est venue cette idée de concevoir une exposition sur la vengeance dans un musée juif ?

Mirjam Wenzel : L’idée m’est venue alors que j’écrivais une critique de « Désintégrez-vous », le premier recueil d’essais du poète Max Czollek. Dans son principal chapitre – Inglorious Poets – il faisant allusion au célèbre film de Tarantino et développait le thème de la vengeance dans la tradition juive. J’ai immédiatement pensé que ce serait un sujet audacieux pour une exposition dans un musée juif comme le nôtre. J’ai partagé cette idée à mes collègues et nous avons essayé de comprendre pourquoi ce sujet n’avait jamais été travaillé par un musée juif. Il nous a semblé qu’un tel thème était compliqué à traiter parce qu’il doit se confronter au trope antisémite selon lequel les Juifs sont des « êtres vengeurs ». Nous avons donc décidé que notre exposition devrait, d’une part, contrer ce récit et, d’autre part, présenter les échos et les réflexions à son sujet dans la bible, les textes et légendes traditionnels juifs. En outre, nous avons convenu que l’exposition devrait se référer, en son cœur, à des actes réels de vengeance des Juifs contre les auteurs de crimes nazis et commencer par les récits de vengeance juive dans la culture populaire…

Erik Riedel : Ces dernières années, le thème de la vengeance juive est apparu dans un certain nombre de films, de bandes dessinées…. Il y a, bien sûr, « Inglorious Basterds » de Tarantino (2009), la série Amazon Prime « Hunters » avec Al Pacino (2020) et de nombreux autres exemples moins connus. La figure du vengeur juif est ainsi devenue très présente dans la culture populaire. Cependant, elle offre une perspective qui, en Allemagne, n’est pas encore entrée dans le discours général sur la culture juive du présent. Par conséquent, l’un de nos points de départ a été de souligner que la persécution n’entraîne pas seulement la victimisation, mais produit également des fantasmes de représailles et de vengeance…

E.P. : Ce thème est-il tabou, surtout en Allemagne ?

E.R. : Je ne suis pas sûr que le sujet de la vengeance juive soit à proprement parler un tabou. Mais c’est définitivement un sujet sensible. La situation en Allemagne est évidemment particulière : la politique officielle est très attachée à l’idée de réconciliation et de dialogue. La volonté politique est de créer des relations normalisées, un partenariat. Ce sont les mots clés qui apparaissent souvent dans le discours public.

M.W. : En Allemagne, les Juifs sont encore perçus principalement comme des victimes. Il n’y a pas encore eu assez de recherches sur des sujets comme la résistance juive et toutes les formes de réponses actives et concrètes des Juifs aux violences commises à leur encontre. Nous avons voulu ouvrir une nouvelle perspective en soulignant le fait que les Juifs, tout au long de l’histoire, ont trouvé des moyens de faire face activement à la réalité – dans des actions réelles, mais aussi dans l’imaginaire. L’exposition met donc l’accent, d’une part, sur l’action juive et, d’autre part, sur les émotions telles que la rage et la colère suscitées par l’expérience de la violence. Ces deux perspectives ne font pas partie intégrante de la perception des Juifs par le public allemand. Mais elles prennent de plus en plus d’importance pour les troisième et quatrième générations de Juifs qui vivent aujourd’hui en Allemagne. Cette exposition est le résultat de l’émergence de ces voix plus jeunes…

E.P. : Le thème de la vengeance est-il présent dans l’histoire de la communauté juive de Francfort, la ville où se déroule l’exposition ?

M.W. : Dans notre exposition, nous racontons l’histoire de David Frankfurter, juif issu d’une famille de Francfort, qui a abattu en 1936 le chef du NSDAP en Suisse, Wilhelm Gustloff. Une autre histoire de vengeance juive dans le camp de personnes déplacées de Francfort, Zeilsheim, est racontée dans le roman « Die Teilacher » de Michel Bergmann et dans son film « Es war einmal in Deutschland ». Lors d’une conférence de presse organisée à l’occasion de notre exposition, Doron Kiesel, le directeur de l’Académie juive actuellement en cours de construction à Francfort par le Conseil des Juifs d’Allemagne, a raconté une autre histoire. Ses parents ont décidé de quitter Israël et de vivre à Francfort alors qu’il était encore enfant. À l’âge de 15 ans, il a décidé qu’il voulait trouver les meurtriers de ses grands-parents et les tuer, sur le champ. Notre exposition lui a rappelé ce fantasme et lui a permis d’en parler en public, pour la première fois… Je pense qu’il existe des histoires inédites comme celle-là dans de nombreuses familles juives qui ont vécu en Allemagne après la Shoah. Elles sont en train d’être découvertes, maintenant, et c’est quelque chose que nous voulions favoriser. Nous voulions autoriser la libération d’un discours sur les histoires et les fantasmes qui ont été réprimés afin de continuer à vivre parmi les meurtriers nazis qui, en majorité, n’étaient pas punis pour leurs crimes monstrueux.

E.P. : Comment la presse, le public et les institutions ont-ils réagi à votre exposition ?

M.W. : Elle a été reçue très positivement. J’étais consciente du fait que la vengeance est un sujet ambigu et que l’exposition pouvait susciter des controverses. Nous avions créé un conseil consultatif pour discuter des sujets particulièrement sensibles – le titre de l’exposition par exemple. Nous avons également mis en place une stratégie de communication concise et avons contacté au préalable certaines personnes et institutions. Mais, au final, l’exposition et le catalogue ont reçu des critiques très positives de la part de la presse et ont connu un énorme succès, tant par le nombre de visiteurs et l’intérêt du public que par le discours qu’ils ont initié. 

L’entretien a été réalisé à l’occasion du congrès de l’Association européenne des musées juifs (l’AEJM), qui s’est tenu du 19 au 21 juin dernier. Y étaient réunis, pour la première fois depuis deux ans, des responsables de musées juifs du continent, impatients d’échanger à nouveau ensemble. Leurs activités ont été mises à mal, pour tous, par le COVID et par la guerre en Ukraine. Le musée juif de Francfort accueillait cette rencontre. Inauguré en novembre 1988 par Helmut Kohl, il fut le premier musée juif autonome de RFA. Fermé pendant 5 ans pour travaux, le bâtiment où le verre et la transparence sont à l’honneur présent des espaces ouverts vers l’extérieur et lumineux. Crédit : Norbert Miguletz

E.P. : Votre travail, aussi bien l’exposition que son catalogue, évoque la pensée juive – biblique et antique – sur la question de la vengeance. Des sources qui ont été abondamment exploitées dans les discours antisémites…

E.R. : Effectivement, une partie de l’exposition est consacrée à démasquer les fausses allégations antisémites qui abusent de ces textes et les instrumentalisent. Par exemple, nous montrons comment certaines citations – comme « œil pour œil, dent pour dent » – sont constamment utilisées par les antisémites, depuis le Moyen-Âge, pour affirmer que la religion juive est vengeresse de manière atavique. Nous expliquons que, contrairement à la croyance et aux arguments populaires, l’interprétation rabbinique de cette citation a toujours été qu’il ne s’agit pas de vengeance sanguinaire. Il s’agit de justice, de recherche d’une compensation appropriée, d’une punition appropriée, de formes appropriées de résolution des conflits.

M.W. : « Œil pour œil, dent pour dent » est une formule de rétribution, ou, pour être plus précis, de justice par la rétribution. Dans la Torah, il y a un lien entre la vengeance et la justice. Dieu dit explicitement « la vengeance est à moi » et confirme ainsi qu’il veillera à ce que justice soit rendue – en particulier à son peuple.

E.P. : Quels sont les cas réels de vengeance juive présentés dans l’exposition ?

M.W. : Il y a celui de David Frankfurter que j’ai déjà mentionné. Après avoir tiré sur Wilhelm Gustloff, il a été emprisonné, puis libéré en 1945. Il a écrit ses mémoires sous le titre « Nakam », le mot hébreu déjà utilisé dans la Bible pour désigner la vengeance. Jusqu’à aujourd’hui, ces mémoires ne sont disponibles qu’en hébreu mais nous en publierons la première édition allemande au début du mois d’octobre. Dans l’exposition, nous présentons d’autres actes tels que l’attaque d’Herschel Grynszpan contre le diplomate allemand Ernst von Rath à Paris, en novembre 1938. Nous expliquons la motivation de Grynszpan en tant que membre d’une famille juive polonaise qui a été expulsée du Reich allemand et déportée dans le No-Man’s-Land à la frontière polonaise. Nous présentons des éléments de la Brigade juive de l’armée britannique et racontons l’histoire d’un de ses membres qui a jugé des criminels de guerre nazis par la loi martiale en 1945. Et, bien sûr, nous nous attardons sur le groupe NAKAM d’Abba Kovner. Ce sont là quelques-uns des épisodes qui constituent la partie spécifiquement historique de l’exposition. Mais « Revenge : History and Fantasy » n’est pas une exposition strictement historique. Il est très important de souligner qu’il s’agit principalement d’une exposition consacrée aux fantasmes de vengeance et aux récits de vengeance qui se fondent sur l’expérience juive de la violence extrême et visent à la surmonter. Au cœur de ces récits se trouve l’idée d’un tournant : l’expérience de la violence est redirigée contre l’agresseur.  Ainsi, notre exposition décrit la vengeance comme un acte de retournement de la violence – soit par une personne, soit par Dieu lui-même. 

E.P. : À cet égard, il y a quelque chose d’un peu troublant dans l’exposition. Les histoires de résistance à l’oppression et à la domination étant précisément interprétées comme des histoires de vengeance. Mais la résistance et la vengeance sont des choses très différentes.

E.R. : Je ne pense pas qu’il faille confondre résistance et vengeance. La vengeance est une réaction à une violence qui s’est déjà produite, alors que la résistance est une lutte dans le présent contre l’oppression et la violence en cours. Le thème de la résistance juive a déjà été abordé occasionnellement par les historiens. Il existe quelques publications et expositions consacrées à ce sujet. Il nous a donc paru nécessaire de tracer une ligne claire entre ces deux réalités distinctes. Mais bien sûr, il peut y avoir des doutes ou des imbrications. Par exemple, nous avons décidé d’inclure l’histoire de Judith, tirée de la Bible, assez tôt dans le parcours de l’exposition. On pourrait dire que l’histoire de Judith n’est pas une histoire de vengeance, car elle a tué le général assyrien Holopherne avant ou pendant le siège, avant le début des combats. Il ne s’agit donc pas, à proprement parler, d’un acte de vengeance, j’en conviens. Comme nous le savons, le livre de Judith ne fait pas partie de la Bible hébraïque et présente une histoire fictive qui contredit les histoires racontées ailleurs : nous savons par d’autres récits bibliques que le temple a bel et bien été détruit et que les Judéens ont été enlevés et emmenés en captivité à Babylone. Par conséquent, le chef de l’armée assyrienne n’a pas été décapité mais a vaincu, et l’histoire, telle que racontée dans le livre de Judith, n’a jamais eu lieu. Néanmoins, nous avons pensé que raconter l’histoire comme une forme de contre-histoire et de fiction de la vengeance donnerait à réfléchir.  

E.P. : Dans le cas de Judith, ça peut être interprété comme une mise en garde préventive pour éviter la persécution. C’est peut-être une histoire qui veut dire : « N’attendez pas d’avoir à penser à la vengeance et tuez d’abord celui qui veut vous tuer »

E.R. : Oui, c’est peut-être le contraire de la vengeance. Mais je ne pense pas que ces deux notions « résistance/vengeance » soient toujours opposées, c’est une question à débattre. Et précisément l’exposition est très axée sur le questionnement, sur les débats que le thème ouvre : Que nous disent ces événements historiques et ces fictions à propos de la vengeance ? Un autre aspect important que nous avons dû aborder, c’est que la vengeance est en quelque sorte considérée comme une notion prémoderne. L’idée que des personnes se fassent justice elles-mêmes n’est pas acceptable dans nos sociétés contemporaines, et pour de bonnes raisons, bien sûr. Mais une question se pose : que se passe-t-il si l’État ou les autorités ne fonctionnent pas ? Que se passe-t-il si la justice n’est pas rendue ? C’est une question très importante dans le contexte de l’histoire juive et du présent juif, en particulier en Allemagne, car le système juridique n’a pas été efficace pour punir les criminels nazis.

Sur un long parcours, le musée propose de se plonger dans une série allant d’épisodes bibliques ou relevant de l’histoire juive traditionnelle, jusqu’aux projets de vengeance de l’après-guerre. Il démontre, exemples à l’appui, que le thème de la vengeance a justement été utilisé contre les Juifs, pour les diffamer et les persécuter. La partie réunissant des témoignages vengeurs de survivants ou de déportés à l’approche de la mort est déchirante. Une salle, enfin, vient collecter les avis des visiteurs. Crédit : Norbert Miguletz

E.P. : À propos de ce contexte, n’avez-vous pas craint que le motif de la vengeance des Juifs puisse produire des effets de déculpabilisation en l’Allemagne ?

E.R. : Notre exposition offre un espace où le visiteur peut imaginer, discuter et élaborer à partir du sujet ambigu qu’est la vengeance. Nous soulignons qu’il n’y a pas eu beaucoup d’actes de vengeance pendant la période nazie ou immédiatement après la guerre. Mais il y a beaucoup de désirs exprimés, d’appels à la vengeance, en particulier de la part des personnes qui furent ensuite assassinées. Nous confrontons les visiteurs à des témoignages qui réclament vengeance et leur demandons implicitement ce que signifie le fait que la justice n’ait jamais été rendue – ni dans les salles d’audience, ni dans les interminables procédures administratives d’indemnisation. Or, cette question ne figure pas dans le débat ou dans l’agenda politique actuel. On peut se demander pourquoi. Dans la dernière salle de l’exposition, nous présentons des propositions artistiques récentes et des références dans la culture populaire : il y a eu beaucoup de bandes dessinées, de films et de séries télévisées sur le sujet, en particulier ces dernières années. Parmi cette production, on peut voir le long métrage « Plan A » sur le groupe NAKAM et Abba Kovner. Celui-ci avait conçu l’un des plans de vengeance les plus radicaux que l’on puisse imaginer, à savoir tuer six millions d’Allemands en représailles du génocide.

E.P. : Dans l’exposition, vous ajoutez les cas des pirates et des criminels juifs, mais il semble qu’aucune source ne lie leurs actions à un motif de vengeance…

E.R. : Dans les deux cas mentionnés, il est vrai qu’il y a peu de sources qui nous renseignent sur leurs motifs…

E.P. : Si un juif commet un crime, doit-on forcément l’associer à un motif de vengeance ? Si les motifs ne sont pas précisément établis, et qu’en outre la surdétermination par la vengeance peut entretenir le récit antisémite, pourquoi l’ajouter à l’exposition ?

E.R. : Il y a eu des groupes organisés de pirates sépharades qui étaient actifs en Méditerranée mais aussi dans les Caraïbes, et qui attaquaient principalement les navires espagnols. La question se pose donc de savoir si ces attaques peuvent être considérées comme une sorte de vengeance contre l’Espagne, le pays qui a expulsé tous ses Juifs en 1492. Cette perspective est présentée dans notre catalogue par un savant renommé de l’histoire juive, spécialiste de la piraterie juive. Elle est en outre renforcée par le livre populaire d’Edward Kritzler, « Les pirates juifs des Caraïbes ». Selon Kritzler, il y avait davantage de pirates juifs que ce qui est rapporté sur la base de la documentation retrouvée, et certains d’entre eux manifestaient des intentions explicitement juives dans leurs actions. Ce narratif a été accueilli de manière très positive et enthousiaste par les jeunes Juifs des États-Unis et d’Europe, ainsi que par le rabbin de la communauté juive de Francfort, Julien Chaim Soussan, qui en a parlé dans le premier épisode du Podcast associé à l’exposition.

M.W. : Il existe un lien entre le droit, la justice et la vengeance. Nous l’expliquons dans le chapitre de l’exposition intitulé « Hors-la-loi ». Les Juifs ont été exclus par la loi d’un grand nombre d’organisations, de professions et de villes dans la plupart des pays d’Europe, du Moyen-Âge jusqu’au début de l’époque moderne. Ils n’étaient pas autorisés à s’installer dans de nombreux endroits et, lorsqu’ils le faisaient, ils étaient expulsés et assassinés. Or, l’exclusion et la persécution par la loi conduisent à des déviances, à une vie hors la loi et à des organisations hors la loi. Tout au long de l’histoire européenne, les Juifs ont trouvé des moyens de s’organiser en marge de la société. Parfois, ces organisations ont mené des actions contre les oppresseurs, c’est ce qui nous a intéressés ici. Les pirates qui ont attaqué les navires de la flottille espagnole étaient des descendants de Juifs sépharades expulsés d’Espagne. Les voleurs juifs qui attaquaient les villages étaient exclus de la vie sur place. Les gangsters juifs des villes américaines luttaient contre la montée des organisations nazies aux États-Unis qui menaçait leur existence dans le pays où ils venaient d’immigrer. Toutes ces actions étaient motivées par la situation précaire des Juifs à travers l’histoire.

E.R. : La question de la motivation d’un crime est délicate, surtout lorsqu’il s’agit de voleurs juifs du XVIIe et du début du XVIIIe siècle. Ils agissaient essentiellement par pauvreté, n’ayant pas de maison ou de revenu stable car n’étant pas autorisés à s’installer et à exercer une profession. Obligés de se déplacer, ils pouvaient travailler comme « homme à tout faire » ou petits artisans. Certains faisaient du petit commerce et d’autres devenaient des criminels. C’est au regard de ce contexte historique que se pose la question de savoir en quoi le comportement criminel est aussi une rébellion – un acte de vengeance ? – contre une société oppressive. Question qui n’est pas exclusivement juive.

E.P. : À la sortie de l’exposition, force est de constater qu’il n’y a pas beaucoup de vraies histoires de vengeance. Il y a des désirs de vengeance, mais l’acte de vengeance en tant que tel n’est pas la règle, loin de là. La vengeance semble faire partie d’une équation fantasmée, dans un contexte où l’énormité du crime, ainsi que les circonstances politiques et sociales qui suivent la Shoah, rendent le travail de justice impossible…

E.R. : Notre idée en concevant l’exposition n’était pas de justifier la vengeance mais de souligner que pendant la persécution, pendant la Shoah et dans l’immédiat après-guerre, l’idée de vengeance était très présente. Nous avons trouvé de nombreuses sources – lettres de déportés, témoignages divers de victimes (je pense notamment aux graffitis dans les cellules de prison) – qui demandent explicitement aux survivants de les venger. Ce besoin était très fort, sans doute était-il psychologiquement nécessaire face à l’approche d’une mort inévitable. Pourtant, cette exhortation à répondre au crime horrible par la vengeance a plus ou moins disparu, progressivement, de la conscience juive après la guerre. En tout cas, à quelques exceptions près, elle n’a pas ou plus été exprimée ouvertement dans le public. Tous les protagonistes juifs qui ont participé à la poursuite des criminels nazis ont souligné qu’il ne s’agissait pas de vengeance, mais de justice. Après-guerre, le récit classique des survivants a été de raconter que leur forme de vengeance était dans le fait même d’avoir survécu, d’avoir créé une famille et d’avoir des enfants…. Aujourd’hui, vous pouvez trouver sur les réseaux sociaux, notamment sur Instagram, de nombreuses photos de survivants âgés entourés de leurs enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants avec comme légende : « Voici notre revanche sur Hitler ! ». Donc, il y a eu une évolution dans la perception de l’idée de vengeance. Pour autant, le fantasme de la vengeance dans sa forme la plus classique n’a pas forcément disparu. La vague de films ou de fictions, dans le sillage de « Inglourious Basterds » de Tarantino, montre que le sujet reste très présent. Il y a un sentiment de justice inachevée vis-à-vis de la Shoah …

La directrice du Musée Mirjam Wenzel et l’un des deux curateurs de l’exposition, Erik Riedel. Les entretiens ont été réalisés, pour K., à deux moments distincts et mêlés pour ce numéro. Crédit : Sandra Hauer

E.P. : Quel effet a ce sentiment sur la manière dont les Juifs sont aujourd’hui situés ou perçus, notamment en Allemagne ?


M.W. : Nous avons reçu des réponses très positives de la part de nombreuses personnes de la communauté juive, car elles se sont senties autorisées à soulever des questions et à parler de leurs émotions, de ce qu’implique de vivre encore dans ce pays après ce qui s’est passé… En ce qui concerne le public non juif, qui représente la majeure partie de nos visiteurs, je ferais une distinction. Je pense que de nombreux visiteurs chrétiens ont réagi très vivement à l’exposition parce qu’elle aborde un sujet qui fait partie de l’antijudaïsme chrétien. Par conséquent, nous avons fait l’objet de beaucoup de commentaires dans la presse chrétienne. Dans la dernière salle de l’exposition, nous avons installé un grand mur de retours critiques qui est maintenant rempli de Post-it. Presque toutes les réactions sont très positives, voire enthousiastes à propos de l’exposition. Mais nous ne savons pas qui les a écrites. Les Allemands non juifs de la deuxième génération laissent-ils des Post-it dans un musée juif ? J’en doute. Pourtant, ce groupe est très représenté parmi notre public. Nous ne savons donc pas vraiment comment ils réagissent, mais nous savons qu’ils viennent. Dans une salle, nous avons reproduit en grandes lettres les citations de ceux qui ont été assassinés et qui demandent à être vengés. Nous les avons installées sur les murs et avons permis aux visiteurs d’emporter une lettre avec eux. Nous avons dû recharger les boîtes chaque semaine car beaucoup les emportaient.

E.P. : Comment, après avoir réalisé cette exposition, définiriez-vous le mot « vengeance » ?

E.R. : De manière très concise, je dirais que la vengeance est une réaction à une injustice et à une violence subie. La vengeance est en quelque sorte l’un des sentiments ou l’une des pulsions humaines les plus fondamentales. C’est une pensée qui est très profondément ancrée dans la nature humaine, et nous devons donc y faire face.

E.P. : Je ne sais pas si l’expression existe en allemand, mais en français, on dit que la vengeance est un plat qui se mange froid…

E.R. : Je pense qu’il y a une expression très similaire en allemand aussi. Une phrase très célèbre de Heinrich Heine dit : « Bien sûr, je suis tout à fait prêt à pardonner à mes ennemis, mais seulement après qu’ils aient été pendus ».


Elie Petit

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