La vengeance en miroir

« Israël face au vertige de la vengeance » titrait une tribune parue dans Le Monde une semaine après le 7 octobre. Pourtant, c‘est se leurrer d’imaginer qu’Israël agira dans ce registre-là. Danny Trom explique pourquoi il n’y aura pas et ne peut y avoir de vengeance d’Israël en décryptant ce que cette mise en garde, qui se fait partout entendre, charrie imperceptiblement.

 

Oeil, M. C. Escher

 

Le 7 octobre en fin de journée, alors que personne n’avait encore connaissance de l’ampleur de l’événement qui venait de survenir, le Premier ministre d’Israël déclara au public que l’État d’Israël frapperait l’ennemi de toutes ses forces, qu’il se vengerait contre ceux qui avaient commis cette attaque. Vengeance, le mot fut certes lâché, mais pour ne plus ressurgir. Bien qu’il ne visât que les responsables et exécutants du meurtre de masse, la presse internationale, française en particulier, n’a cessé depuis de clamer « Il ne faut pas qu’Israël se venge ». Si la crainte de la vengeance est sur toutes les lèvres, c’est que nous la comprenons presque spontanément. Devant l’effroi du pogrom du 7 octobre, la vengeance, redoutée et réprouvée, est anticipée, sans trop d’égard pour les paroles exactes qui furent, en la circonstance, prononcées.

La vengeance, on le sait, puise sa source dans la volonté d’atteindre immédiatement celui qui nous a atteints. Elle est comme une décharge qui permet d’apaiser la colère dans les meilleurs délais. Dans les sociétés prémodernes, dans les sociétés tribales en particulier, la vengeance est un mode de régulation des rapports conflictuels entre groupes. Le groupe atteint venge son honneur. Ritualisée, la vengeance s’y manifeste par cycles, indéfiniment relancés. Sérielle, sans terme, elle se conforme néanmoins à un code, souvent tacite : les coups échangés doivent demeurer proportionnés. Une vie prise dans un camp appelle à prendre une vie dans le camp adverse, un pillage appelle un pillage, et ainsi de suite. C’est pourquoi les cycles de vengeance se succèdent, rétablissant régulièrement un équilibre dans une relation où chaque partie, à chaque fois, rétablit légitimement son honneur. Aucune partie n’envisage l’élimination du groupe adverse.

La modernité a proscrit la vengeance institutionnalisée. Les États modernes se font la guerre, ils ne se vengent pas. Depuis qu’État et société civile se sont conceptuellement séparés, et depuis la conscription, la guerre doit exclure les civils. Les États modernes ne se vengent pas, bien qu’ils prennent parfois leur revanche. La langue française les distingue heureusement. La guerre moderne est comme un duel entre États, symétriquement disposés, qui mesurent leurs puissances respectives. De cette mesure se dégagent un vainqueur et un vaincu, à laquelle succède un état de paix qui acte le résultat de la guerre. La revanche prend place dans cette logique moderne : elle inaugure un nouveau moment de mesure, à l’initiative du vaincu qui espère cette fois-ci l’emporter. La guerre du Kippour de 1973 fut typiquement une revanche des États arabes suite à leur défaite de 1967.

La mise en garde contre la vengeance d’Israël qui se fait partout entendre, présuppose donc que nous saisissions la violence qu’elle déclenche comme une potentialité inéliminable de notre économie psychique. Car l’affect qui génère la vengeance n’a pas disparu de la palette des affects qui travaille intérieurement chacun de nous, au plan individuel. Pour preuve, le film de vengeance mettant en scène l’individu qui s’affranchit des procédures judiciaires pour réparer directement la perte qu’il a subie est devenu un genre à part entière. Mais cette mise en garde présuppose surtout qu’une humiliation ressentie et un honneur à restaurer puissent s’agréger, se porter du plan individuel au plan collectif, puis se traduire dans la conduite d’un État moderne comme l’est Israël.

Ce n’est pourtant pas un sentiment d’humiliation qui a été suscité en Israël par l’événement du 7 octobre, mais bien plutôt stupeur et deuil. Et il a donné lieu à une critique acerbe à l’encontre du gouvernement et de l’armée. La réponse d’Israël, dans sa tonalité générale, n’a pas consisté à vouloir venger les morts, mais à prendre des mesures pour qu’un tel crime ne puisse pas se reproduire ; et à punir ceux qui ont commis le crime, ses commanditaires et ses exécutants, sous la bannière du Hamas et du Djihad islamique. La punition nous éloigne de l’univers de la vindicte. Elle se situe dans l’orbite de la justice, même en l’absence d’une instance tierce supérieure capable de la rendre avec impartialité. Lors du procès Eichmann, l’État d’Israël se serait-il vengé contre l’Allemagne nazie, ou a-t-il rendu justice lorsqu’un tribunal israélien a condamné à mort et exécuté un responsable de la machinerie d’extermination ? Que cette comparaison soit outrée ou justifiée dépend entièrement de l’interprétation que nous donnons de l’événement du 7 octobre. Après-guerre aussi des voix se firent entendre pour clamer que le procès de Nuremberg était une vengeance des Alliés, et pourtant le droit pénal international, qui vaut pour toutes les nations, a été édifié sur lui.

Alors, si l’on redoute qu’Israël soit pris du « vertige de la vengeance », comme l’écrit Le Monde du 15 octobre, n’est-ce pas d’abord que le sens commun appréhende l’agression du Hamas elle-même, celle qui inaugure le cycle actuel, comme un acte de vengeance ? Que ceux qui contrôlent la Bande de Gaza miment parfois les traits d’un État ne masque pas la réalité de leur conduite  : celle-ci n’a rien d’étatique. Le Hamas ne veut nullement mesurer sa force avec l’État d’Israël — trop faible, il sait ne pas pouvoir l’emporter — mais atteindre la société politique israélienne voisine en visant intentionnellement les civils.

« Le Hamas venge les Palestiniens », voilà alors très exactement ce que renferme d’abord la mise en garde à l’encontre d’une vengeance d’Israël. Cette inversion de l’imputation surdétermine en la déformant la réalité de ce qui se joue dans ce conflit. La passion vengeresse que l’État moderne a domptée surgit ici parce que ce que le Hamas a construit n’est pas un État moderne, mais une base de destruction de la société israélienne, et cela sans égard pour la société palestinienne gazaouie qu’elle considère non pas comme composée des citoyens, mais comme une masse sacrifiable. De cette asymétrie découle une cascade de confusions, dont le soupçon que l’État d’Israël puisse se venger. Comment le ferait-il dans le respect de l’échange rituel, proportionné ? En abattant volontairement un nombre à peu près équivalent ou légèrement supérieur de civils, avec une sauvagerie égale, puis en exposant quelques-unes de ses prises, femmes blessées et enfants, à une foule de Tel-Aviv en liesse ?

Si l’hypothèse que le Hamas se soit livré le 7 octobre à la vindicte est plausible, cela ne nous éclaire que partiellement sur ce qui s’est passé. Où donc les commandos qui ont massacré des civils, hommes, femmes, enfants et nourrissons puisent-ils cette énergie destructrice ? Voilà une question qui nous fascine tous. Le succès de la littérature sur la « Shoah par balle » en est un indice. On voudrait s’insinuer dans la psyché de ceux qui s’abandonnent à l’ivresse meurtrière pour comprendre. Et l’on se demande dans la foulée :  où donc ceux qui, à distance, y applaudissent, jouissent des images télévisuelles de charniers, de corps mutilés et brulés, de bébés décapités, de femmes violées, livrées nues à la foule, puisent-ils leur plaisir ? Les criminels et leurs soutiens un peu partout dans le monde, y compris en Europe, y compris au sein même de nos institutions d’enseignement et de recherche, sont unis dans cette même énigme.

Sont-ils unis dans la colère vengeresse contre Israël, contre les juifs ? Si une vengeance se doit, par construction, d’être proportionnée pour en être une, on peut en douter. Car ce à quoi nous avons assisté le 7 octobre est le déchaînement d’une violence illimitée. Illimitée, elle l’a été en intensité, ce qu’indique l’acharnement sur les corps sans vie. Elle l’a été aussi en extensivité, dès lors que chaque juif, un à un, jusqu’au dernier, était ciblé. Si le Hamas n’a effectivement pas pu réaliser son idéal ce jour-là, il a poussé son ambition exterminatrice au plus loin de ses moyens.

Alors reprenons la crainte partout sur les lèvres qu’Israël se venge. La guerre dans laquelle l’État d’Israël est entraîné ne peut être conventionnelle puisque ne se dresse devant lui aucun État, mais un ennemi existentiel que l’on peine à qualifier. Il lui faut éliminer le Hamas, son appareil, ses milices armées, son infrastructure, et non la population de ce territoire qui n’est jamais visée intentionnellement. Que cet affrontement engendre et engendrera des pertes civiles, euphémisées sous le vocable « dommages collatéraux », ne fait aucun doute. Le public israélien le constate, l’accepte, mais ne s’en réjouit nullement dans son écrasante majorité. Même dans sa composante la moins encline à la compassion dans ces circonstances, il le redoute, sachant que la conduite de son armée est scrutée de près par la communauté et l’opinion publique internationale, tandis que le Hamas table sur un maximum de morts civiles pour preuve de son martyr.

Mais peut-être a-t-on mal compris les mises en garde contre une vengeance d’Israël. Ce ne serait pas qu’Israël puisse se venger par la guerre, mais dans la guerre, tel un fond archaïque qui remonterait dans  la conduite des opérations. Il se peut, nul ne peut l’exclure, que de tels actes surviennent, mais ils sont proscrits par le droit de la guerre, redoublé par le code très strict de l’armée. Ce code est-il toujours respecté ? Non bien sûr, mais quand il est enfreint, quand un soldat est saisi par la passion vengeresse, il est généralement sanctionné. Jamais ces transgressions ne sont l’objet d’une fierté.

Alors, malgré l’illimitation de sa violence qui contredit frontalement le code de la vengeance, admettons que Hamas, le 7 octobre, ait vengé les Palestiniens comme d’ailleurs il le soutient souvent. On se demande alors de quoi exactement. Car la violence extrême qui s’est abattue le 7 octobre doit avoir pour ressort l’humiliation maximale des Palestiniens. De quelle humiliation s’agit-il ? De n’avoir pas pu étouffer dans l’œuf l’État d’Israël naissant ? De n’avoir pas pu le rayer de la carte en 1967, ni en 1973 ? De l’occupation par Israël du reste des territoires de la Palestine, hormis Gaza depuis le retrait militaire et l’évacuation des colonies de 2005 ? D’en avoir colonisé des pans en Cisjordanie et d’y réprimer toute résistance armée, avec sa cohorte de brimades et de frustrations pour les Palestiniens ? Ou alors que l’embryon de l’État palestinien confié à l’Autorité palestinienne depuis les accords d’Oslo soit demeuré inféodé à Israël avec lequel elle partage l’objectif d’étouffer le Hamas en Cisjordanie ? Que cette Autorité se soit avérée corrompue, accaparée par une élite prédatrice et dictatoriale, comme c’est la règle dans la région ? Ou alors doit-on décrypter cette humiliation  à travers la rhétorique islamiste du Hamas et du Djihad islamique ? Que des juifs souillent une terre musulmane qui a pour point focal Al-Qods ? Que les juifs, jadis des dhimmis méprisés, soient devenus les maîtres des lieux ? Tout cela se confond et s’amalgame, sans que l’on parvienne à bien distinguer en quoi cette humiliation consiste précisément. Ce qui est certain, c’est qu’elle se coagule en un ressentiment généralisé qui se dissémine à l’échelle de la planète.

Mais pour être restauré dans son honneur encore faut-il être honorable. N’est-ce pas le Hamas qui s’affranchit de toute norme de proportionnalité en échangeant un prisonnier israélien pour mille des siens ? N’est-ce pas sa logique de l’attentat-suicide et la transformation systématique de sa propre population en bouclier humain, qui nous signifient sans relâche que le Hamas et ses alliés ouvertement djihadistes méprisent la vie, toute vie, y compris celle des siens ? « Une vie vaut une vie », insistait une pétition récemment parue dans Le Monde, déplorant que chaque victime israélienne du 7 octobre porte un visage, une histoire, sa singularité, alors que les morts de Gaza demeurent anonymes, sans visages. Cette injustice-là doit-elle aussi être créditée à Israël ou ne devrait-on pas plutôt l’attribuer à la politique exterminatrice du Hamas, à son mépris de la vie et de la cause nationale palestinienne qu’il a probablement fait reculer plus qu’aucun gouvernement israélien, si à droite soit-il, n’eut pu le faire ?

Face à l’auto-humiliation, que faire ? Nous demeurons paralysés. Car rien n’appelle ici à être restauré. Pourtant nous assistons au spectacle des défilés en soutien au Hamas un peu partout dans le monde, y compris dans les rues d’Europe où des pans entiers de la gauche clament appartenir au « sud global ». Pour elle, Israël, son existence, est une humiliation. La passion exterminatrice y est reconduite, par-delà la Shoah. Le front s’est mondialisé. L’Europe, non pas le continent, mais l’idée de l’Europe, tremble sous les pieds des juifs et de ceux pour qui ils importent encore.


Danny Trom

 

 

 

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