Israël pourrait-il être un État normal ? Sans doute pas, soutient Denis Charbit, mais il pourrait certainement prendre ses responsabilités et sortir de la crise généralisée dans laquelle il s’est enferré. Dans son dernier livre, Israël, l’impossible État normal (aux éditions Calmann-Lévy, dans le cadre de la renaissance de la collection ‘Diaspora’, créée par Roger Errera), il interroge en tant que citoyen israélien, les racines de la situation actuelle. K. en publie quelques bonnes feuilles..
On peut se sentir concerné par Israël tout en déplorant, par exemple, la politique de colonisation de la Cisjordanie, le monopole attribué au judaïsme orthodoxe ou encore les inégalités entre populations juive et arabe au détriment de cette dernière. Ces motifs de désaccord peuvent générer des frustrations et des récriminations, sans mener au rejet de l’État d’Israël tel qu’il est au nom de ce qu’il devrait être. Le judaïsme américain en donne l’exemple de manière continue : les courants réformés et conservative, majoritaires aux États-Unis, continuent d’apporter leur appui à Israël en dépit du fait que les autorités de l’État persistent à ne pas reconnaître la validité des actes de mariage et de conversion effectués par les rabbins de leur obédience établis en Israël. Plus ces mutations controversées traversant la société israélienne sont perçues comme profondes et structurelles, et non comme des incidents de parcours relevant d’une conjoncture politique contingente, plus le rapport avec Israël risque de s’affaiblir et de tourner à l’aigre. Nous en avons eu un premier aperçu dans la première partie de l’année 2023, lorsque l’avenir de la démocratie libérale en Israël fut en jeu. Les dirigeants communautaires pouvaient difficilement expliquer que le caractère démocratique d’Israël était une affaire de politique intérieure et qu’il était en conséquence préférable de s’abstenir. Plus concrètement, ils ont eu à résoudre l’imbroglio posé par la visite de ministres du gouvernement dont les opinions politiques étaient considérées comme problématiques.
Le défi majeur reste cependant les relations de plus en plus soutenues d’officiels israéliens avec des partis et des gouvernements dont l’objectif déclaré est de rompre avec la démocratie libérale. On invoquera, à coup sûr, la raison d’État qui suppose de maintenir des rapports officiels constants avec tout gouvernement, nonobstant sa couleur idéologique. Il n’en va pas de même lorsqu’il s’agit de partis politiques que le gouvernement israélien n’est pas tenu de reconnaître ni de rencontrer. Il existe entre le gouvernement israélien et les instances officielles de la communauté juive une règle non écrite en vertu de laquelle le premier suit la ligne officielle de la communauté juive. Cette règle a été violée. Le ministre de la diaspora Amichai Chikli s’est rendu en mai dernier à Madrid pour participer à une réunion des partis d’extrême droite d’Europe. Il s’est entretenu avec la dirigeante du Rassemblement national Marine Le Pen, rompant la coordination avec le Crif sur ce sujet sensible et sans l’avertir. Entre le soutien à Israël, d’une part, le combat contre l’antisémitisme et les relations avec la communauté juive d’autre part, le choix est fait.
Au vu de la vague populiste qui submerge l’Europe, il n’est pas improbable que cela devienne un choix stratégique, analogue à ce qui s’opère depuis quelques années déjà entre Israël et la communauté juive américaine dont l’orientation est démocrate. Le lien avec la communauté juive semble aujourd’hui subordonné à l’alliance avec les évangéliques. Le 7 octobre a-t-il bouleversé, à cet égard, les règles du jeu ? La diaspora a réagi au diapason d’Israël.
Pendant près de soixante-douze heures, le territoire a été envahi. Nul n’a répondu à l’appel, hormis les bonnes volontés qui se sont substituées à l’État qui s’est effondré, a failli et a fait faillite.
L’émotion et le trouble ont été unanimes. Les tensions enregistrées au début de l’année 2023 se sont aussitôt dissipées. Tout Israël s’est trouvé plongé dans une crise existentielle, et la diaspora s’est tenue à ses côtés sans réserve. Comme en 1967 et en 1973, des Juifs ont participé à des voyages de solidarité pour se porter au secours du pays meurtri. Signe des temps, c’étaient surtout des seniors. Cette empathie émouvante n’a pas colmaté la brèche ouverte par le massacre : Israël n’a pas été l’État-refuge qu’il s’était engagé solennellement à demeurer pour tous ses ressortissants. Pendant près de soixante-douze heures, le territoire a été envahi. Nul n’a répondu à l’appel, hormis les bonnes volontés qui se sont substituées à l’État qui s’est effondré, a failli et a fait faillite.
Or, l’onde de choc du massacre n’a pas été entendue de la même manière. Alors que l’épreuve a soudé l’Europe, l’Amérique du Nord et Israël, comme l’illustrent les voyages éclair des chefs d’État venus apporter leur soutien diplomatique et militaire, l’opinion a progressivement décroché, émue par les effets des bombardements sur la population civile. C’est alors que les mouvements pro-palestiniens ont lancé une campagne qui ne visait pas seulement à blâmer Israël et à soutenir les civils en Palestine, mais à endosser les objectifs les plus agressifs et belliqueux. La solution à deux États envolée, l’État binational expédié, les mots d’ordre qui ont occupé l’espace et fait sauter les digues étaient les fameux « Free Palestine from the river to the sea », « Abolish Zionism » et, à la veille des Jeux olympiques, « Le génocide n’est pas un sport. Boycottez Israël aux JO ». Outre la mobilisation des étudiants, qui semblait être le seul groupe social à s’être mobilisé, un autre phénomène est apparu.
Quiconque connaît l’agenda d’un think tank sait bien que sa capacité à fournir des éléments de pensée ou de langage à des partis politiques reste limitée à quelques thèmes ou slogans. En France, un parti politique a repris toute la panoplie, y compris le drapeau palestinien et le keffieh, pour faire de cette cause la première destinée à mobiliser ses électeurs. Si l’on s’interroge sur la nature des liens entre antisionisme et antisémitisme, ce qui s’est passé au sein de La France insoumise est un cas d’école qui démontre que ce qui commence dans un registre antisioniste bascule très vite dans le registre antisémite le plus éculé. Les slogans antisionistes, qui visaient le comportement d’Israël stricto sensu, ont pris une tournure antisémite visant, cette fois, les Juifs de France (« Sionistes, hors de nos facs »), tandis que les réactions timides et réservées au viol d’une adolescente juive à Courbevoie, et les accusations calomnieuses à propos de chiens entraînés pour violer des Palestiniennes, puisaient au vieux fonds antisémite séculaire. La boucle était bouclée.
Israël doit rester ce refuge potentiel, mais pour qu’il puisse l’être de manière effective, il est tenu de fournir une autre réponse à la diaspora que celle d’un conflit éternel avec les Palestiniens.
Ce qui avait commencé le 7 octobre pour la diaspora comme un élan de solidarité et implicitement la mise en cause d’Israël comme État-refuge a fini en interrogation, tant en France qu’aux États-Unis, sur ces deux pays et leur capacité à garantir le bien-être des Juifs.
Tandis que des Israéliens s’interrogent sur l’avenir de leur pays, on se demande en diaspora pour combien de temps encore celle-ci restera sûre et s’il n’est pas temps d’envisager Israël comme destination. Une relation plus égalitaire semble émerger de ce maelstrom, mais elle ne trouve pas encore un reflet adéquat dans les discours. Les réflexions catastrophistes sur l’avenir barré de la diaspora fleurissent sur les réseaux sociaux, indépendamment des doutes qui agitent les Israéliens simultanément. Israël doit rester ce refuge potentiel, mais pour qu’il puisse l’être de manière effective, il est tenu de fournir une autre réponse à la diaspora que celle d’un conflit éternel avec les Palestiniens, le monde arabe et l’Islam et d’une transformation de la démocratie israélienne en État théocratique.
Les relations Israël-diaspora ne sont pas réductibles à des sondages et des enquêtes. Elles ont une sociologie, une psychologie, elles ont également une histoire, avec ce que cela signifie de changement, mais aussi de malentendus et de défis, les uns conjoncturels, les autres structurels, que chaque génération sera tenue de résoudre.
[…]
Israël est ma résidence principale ; je partage le sort des Israéliens et c’est leur sort qui me préoccupe ; les destinées de ce pays me concernent et m’inquiètent ; c’est aussi là que je paie mes impôts, dont je sais qu’une partie finance malgré moi les implantations et l’occupation. Cet attachement à Israël, pour le meilleur et pour le pire, ne m’empêche nullement d’être nostalgique de ce rien de temps vécu en France. Les quelques treize ans ont tant compté pour moi. Je ne surprendrai personne en écrivant qu’il est mon paradis perdu, autour duquel gravitent les ombres de Maria Casarès, de Gérard Philipe, de Barbara, de mon institutrice de la rue Paul-Baudry et de mon professeur de français au lycée Carnot, dont je ne saurai jamais les prénoms. Je reste aujourd’hui tout aussi attentif aux mutations actuelles de la France et des Français, mais un hiatus s’est créé : l’histoire qui s’y écrit n’est plus la mienne. Je la regarde en spectateur, et lorsqu’un instant j’y prends la parole, à l’oral ou à l’écrit, c’est le plus souvent à propos d’Israël.
On s’identifie naturellement au pays dont les succès nous touchent ; on appartient surtout au pays dont on peut rougir. Un viol est un viol, un meurtre est un meurtre, un massacre est un massacre, mais je suis plus inquiet lorsque ces actes sont commis en Israël, mon pays. Tel est le sens de mon patriotisme et telles sont les limites que je place à mon universalisme : je pratique le double standard, mais à l’envers. Je suis et serai toujours plus accablé par ce que font les miens que par ce que font mes adversaires. Ce n’est pas normal, j’en conviens. Justifier ce que nous faisons par l’objection habituelle così fan tutte (tous font de même !) me paraît le plus faible des arguments.
Si je considère que ce qui se fait en mon nom est plus grave, cela voudrait dire, replacé dans la situation que nous vivons depuis octobre 2023, que je suis tourmenté par ce déluge de feu qui a touché, au bas mot, 20 000 civils parmi les 50 000 Palestiniens déclarés. Oui, tourmenté, ce qui signifie que l’explication par les « dommages collatéraux » et les « boucliers humains » ne me convainc guère. Toutefois, les 1 200 victimes du 7 octobre m’ont arraché et m’arracheront toujours plus de larmes que les dizaines de milliers de victimes civiles palestiniennes. J’envie ceux qui peuvent dire que la vie d’un Palestinien vaut celle d’un Israélien. (Je les soupçonne de ne pas être capables de soutenir avec la même assurance la proposition inverse, à savoir que la vie d’un Israélien vaut celle d’un Palestinien.)
Tel est le sens de mon patriotisme et telles sont les limites que je place à mon universalisme : je pratique le double standard, mais à l’envers. Je suis et serai toujours plus accablé par ce que font les miens que par ce que font mes adversaires.
Je ne vis pas dans une région en paix où cette équivalence va de soi. Je vis dans une région du monde où l’on pleure ses morts avant de pleurer ceux des autres. Je vis dans une région du monde où le manichéisme a fait des ravages au point que de part et d’autre on fantasme sur la destruction de l’adversaire, où le fantasme colonial et décolonial est identique : le premier est en marche et du second nous avons eu droit à une répétition générale le 7 octobre. Qui pense un instant que les combattants du Hamas se seraient arrêtés dans leur entreprise destructrice s’ils n’avaient été repoussés par Tsahal, lequel est arrivé de toute façon trop tard ? Et c’est pourquoi Tsahal, en dépit des bombardements perpétrés sans retenue, mérite aussi son nom d’armée de défense d’Israël.
Je suis un patriote qui marche sur la tête. Être israélien est une condition exaltante et déchirée. C’est un théâtre où l’on ne s’ennuie jamais et dont je sais le bonheur et le malheur qu’il a pu apporter à ceux qui font ce pays. Ce qui serait normal serait de condamner la violence non en fonction de l’identité des uns et des autres, mais de l’intention, des moyens employés pour donner la mort. Mais je n’en suis pas capable.
Pas encore. Je suis de la génération du désert, j’ai erré d’Algérie en Israël, puis d’Israël en France, et enfin de France en Israël. Israël est censé être la destination ultime.
Lorsque je m’interroge sur l’implication, dans ma vie, de cette occupation qui n’en finit pas et sur cette pente illibérale qui se prolonge, mon réflexe premier est de ne pas céder, de ne pas m’incliner, de tenir bon face aux rhinocéros ; je le dois à ceux qui m’ont précédé et ont payé du sang, de la sueur et des larmes pour que ce pays advienne, pour que ce pays existe et soit meilleur qu’il n’est, mais une autre voix me susurre : quelles sont mes lignes rouges ? Me faudra-t-il un jour me résoudre à abandonner les miens ? Mais qui sont les miens : les Juifs ou les Israéliens ?
La réponse est sans hésitation : les Juifs peuvent habiter partout dans le monde. Les Israéliens, par définition, ne peuvent le faire qu’en Israël, au sein de cette communauté qui n’est pas une communauté de sang et de foi, mais de langue et de géographie.
Je suis un patriote qui marche sur la tête. Être israélien est une condition exaltante et déchirée.
Arthur Koestler a consacré au Yichouv un roman qui n’a rien perdu de sa pertinence, La Tour d’Ezra (le titre original était beaucoup plus provocateur : « Des voleurs dans la nuit »). Écrivant immédiatement après la proclamation d’indépendance d’Israël, Koestler estimait alors devoir faire « l’analyse d’un miracle ».
Cette notion de « miracle », compréhensible alors, sonne faux aujourd’hui pour en avoir trop usé. Ce pathos pseudo religieux est bon pour les discours officiels, mais il tient de la langue de bois et ne peut, à ce titre, se substituer à un regard exigeant, respectueux de la complexité des hommes et de l’Histoire qu’ils ont faite. Il n’y a pas de bilan des prouesses qui vaille s’il n’est pas complété par un bilan des échecs. À voir les choses tout en rose, à gommer ce qui fait ombre au tableau, on verse dans le roman à l’eau de rose quand ce n’est pas dans la propagande pure et simple ; on se fourvoie dans une autosatisfaction qui prend ses distances avec la vérité. Cela fait chaud au cœur, on se congratule, mais on se leurre et on finit par se lasser. J’entends bien tous ceux qui déclarent que la haine d’Israël est si contagieuse et si répandue de par le monde qu’on est sommé de n’exposer que les lumières d’Israël pour contrebalancer et démentir les ombres, voire la noirceur des traits par lesquels l’État juif est aujourd’hui dénoncé. La critique d’Israël est parfois extrême, souvent odieuse, automatique, systématique et pavlovienne. On peut éprouver instinctivement l’envie de ne rien y ajouter de notre cru qui soit critique de peur de hurler avec la meute. Mais si tel est le dilemme, alors il faut ignorer ce que disent nos adversaires, et ne pas se laisser convaincre que seul ce discours-là doit requérir notre attention. Se soucier des dégâts qu’il produit, assurément il importe de ne pas déserter le terrain laissé libre à la diffamation.
Des initiatives sont prises à cet effet, et elles permettent de rétablir un équilibre qui a été rompu dans certains milieux et, semble-t-il, dans les universités, qui sont le dernier refuge du radicalisme. Mais, de grâce, ne suspendons pas notre oreille et nos regards à cette prose-là uniquement. Si l’on ne s’interroge plus que sur les moyens de l’arrêter, convenons alors qu’un changement de politique est encore le moyen le plus efficace de couper court à ce qui se dit. Au nom d’une légitime riposte, ne faisons pas de cette contre-propagande nécessaire la vérité définitive d’Israël. Un pays ne meurt jamais des exigences qu’on lui adresse.
Denis Charbit
Denis Charbit est politiste et professeur de sciences politiques à l’Open University of Israël (Ra’anana), spécialiste d’Israël et du sionisme, ardent défenseur de la Réconciliation entre Israéliens et Palestiniens.