« Kafka se demandait sans cesse : ‘Comment fait-on pour surmonter la vie ?’ » Entretien avec Reiner Stach

Dans une biographie magistrale, dont le premier tome paraît enfin en français grâce aux Éditions du Cherche Midi (les tomes suivants paraîtront à l’automne 2023 et au printemps 2024), Reiner Stach fait surgir avec une minutie scientifique et un rare brio narratif, un Kafka en couleur, pris dans ses contradictions intimes et celles de son temps. Avec ce premier tome dévolu aux années 1910-1915, le lecteur suit pas à pas sa découverte du théâtre yiddish, la consolidation de sa vocation d’écrivain et sa tentative de nouer un lien amoureux et marital avec Felice Bauer au gré d’une relation épistolaire monumentale. Rencontre avec Reiner Stach, l’auteur qui renouvelle notre vision de Kafka et notre perception du genre biographique, et avec son traducteur français, Régis Quatresous.

 

Kafka et sa sœur Ottla

 

Ruth Zylberman : Quelle a été votre première « rencontre » avec Kafka ?

Reiner Stach : Le premier livre que j’ai lu de Kafka, à l’âge de treize ou quatorze ans, a été Le Procès. Des camarades un peu plus âgés que moi me l’avaient conseillé en remarquant que j’aimais lire. Nous l’avons lu et étudié ensemble, sans professeur pour nous aider, mais je ne suis pas certain que nous y ayons compris grand-chose. Ce qui nous a le plus frappés, à l’époque, n’était pas réellement l’aspect tragique du livre, mais plutôt le comique qui s’en dégageait. Peut-être parce que nous n’avions pas le recul suffisant.

Plus tard, au cours de mes études, ce sont les textes autobiographiques de Kafka qui m’ont le plus impressionné. Je les ai lus très lentement, de façon approfondie, et leur lecture m’a beaucoup ému. C’est à ce moment-là que j’ai mis un terme à mes études de mathématiques pour me concentrer sur la littérature. La lecture de Kafka a constitué un vrai tournant existentiel pour moi, c’est elle qui a décidé de mon orientation professionnelle.

Pendant deux ou trois ans, j’ai été un fan de Kafka, un vrai fan, sans la moindre réserve. Puis, quand j’ai décidé de faire une thèse, je me suis dit qu’il fallait que je prenne du recul et que je le lise de façon plus scientifique. La solution que j’ai trouvée a consisté à choisir un sujet qui me permettrait d’associer l’aspect scientifique et l’aspect émotionnel. En l’occurrence, j’ai consacré ma thèse aux figures féminines chez Kafka.

RZ : La « bibliothèque » consacrée à Kafka est immense. Quelles sont les raisons qui vous ont poussé, dans les années 1990, à entreprendre ce travail biographique ?

RS :  Il y avait alors une énorme disproportion entre les ouvrages qui proposaient une interprétation de l’œuvre de Kafka et les livres consacrés à sa vie. 99% du total relevaient de l’interprétation.

Dans les années 90, je fréquentais des gens qui étaient de très bons connaisseurs et lecteurs de Kafka ; mais quand ils voulaient savoir quelque chose sur sa vie, ils lisaient la biographie de Max Brod, qui date des années 30. Si je leur disais : « Vous savez, le texte de Brod a 60 ans et ce n’est pas une vraie biographie, ce sont des mémoires », ils me répondaient : « Que pourrait-on lire d’autre ? ».

Il existait alors, un peu partout dans le monde, de petites introductions à Kafka, avec quelques photographies d’illustration. Il y avait aussi des centaines d’études consacrées à des aspects extrêmement précis de sa vie : sa famille, ses parents, ses professeurs, sa carrière… Mais tous ces articles étaient disséminés dans un certain nombre de revues scientifiques auxquelles les gens n’avaient pas accès. Or je suis du même avis que Nicholas Boyle, le biographe de Goethe : à quoi bon toutes ces données s’il n’y a pas quelqu’un, de temps en temps, qui propose une grande synthèse ? Ça a été la justification de cet immense projet.

RZ : Votre travail n’est certainement pas qu’un travail de synthèse ! Grâce à votre enquête minutieuse et exhaustive, fondée sur de nouvelles sources, il nous révèle un Kafka infiniment vivant et inscrit dans son temps. Combien de temps vous a-t-il fallu pour écrire ces trois tomes dont le premier vient juste de paraître en français ?

RS :  J’ai travaillé pendant 18 ans sur cette biographie. Mais si je n’avais pas déjà autant travaillé sur Kafka, surtout pendant ma thèse, et comme relecteur de l’édition critique de ses œuvres aux éditions S. Fischer, il m’aurait fallu beaucoup plus de temps.

RZ : Vous rappelez que Kafka était lui-même un grand lecteur de biographies. Qu’y trouvait-il ?

RS :  Quand on regarde la liste des lectures de Kafka, on a l’impression qu’il lisait des biographies au hasard : celle de Napoléon, celle d’un fermier qui s’était installé et avait prospéré en Amérique du Sud, l’autobiographie d’une féministe ou encore celle d’un explorateur polaire. En fait, il cherchait l’histoire de gens qui avaient un projet et qui étaient parvenus à le mener à bien. Voilà ce qui l’intéressait. Il se demandait sans cesse : « Comment fait-on pour surmonter la vie ? »

Les gens dont il lisait la biographie avaient tous eu de mauvaises conditions de départ pour réaliser leur projet. Si l’on prend le cas de la féministe Lily Braun, elle venait d’une famille très conservatrice avec laquelle elle a dû rompre pour accomplir ce qu’elle voulait. Kafka s’identifiait à cela, il se disait : « Moi aussi, je pars avec un certain handicap, et pourtant je veux devenir écrivain ». Évidemment, il lisait aussi des biographies d’écrivains : Dostoïevski, Flaubert, Kierkegaard, Grillparzer – pas seulement des féministes !

RZ :  Cette question de la manière dont on surmonte la vie est évidemment centrale dans son œuvre.

RS :  Oui, c’est bien cela. Il se demandait : « Où ont-ils puisé l’énergie de surmonter tous ces obstacles ? » Kafka, lui, écrit l’histoire de personnages qui échouent avant d’atteindre leur but. Dans Le Verdict, quelqu’un se heurte au verdict de son père, à savoir une condamnation à mort ; dans Le Procès, Josef K. échoue à cause de son sentiment de culpabilité ; quant à l’Arpenteur du Château, il échoue à rejoindre une communauté. Dans ce qu’il écrit lui-même, Kafka fait donc en quelque sorte le contraire de ce qu’il cherche dans ses lectures biographiques.

Ce qui le choquait particulièrement, c’était de lire la biographie de quelqu’un qui, tout en ayant derrière lui des accomplissements énormes, échouait dans sa vie privée. Par exemple Kierkegaard, qui mentait dans ses relations avec les femmes, qui les traitaient avec cynisme, avec condescendance. Kafka se disait alors : « Ils ont échoué exactement comme moi ».

Quand je parle d’échecs, d’ailleurs, il ne s’agit pas forcément d’échecs concrets, mais de choses très élémentaires. Kafka a par exemple été profondément choqué le jour où il a lu dans la biographie de Franz Grillparzer que celui-ci, qui était très épris d’une femme, avait écrit dans son journal : « J’ai pris Therese sur mes genoux et je n’ai rien ressenti. » Je crois que Kafka, à ce moment-là, a pensé à Felice Bauer, qu’il ne désirait pas vraiment.

Reiner Stach © Le Cherche midi

RZ : Si on en revient à votre biographie de Kafka, j’imagine qu’il a fallu surmonter des réticences ou des peurs concernant une sorte de pulsion voyeuriste. En particulier en France où nous restons notamment très influencés par les écrits anti-biographiques de Proust dans Contre Sainte-Beuve. Sans compter que nous avons également une vision très abstraite de Kafka, quasiment comme un symbole ou comme un quasi-saint selon la version échafaudée par Max Brod.

RS :  Il existe dans les milieux universitaires une fraction qui rejette effectivement la biographie et qui dénonce ce qu’on appelle le biographisme, à savoir la projection pure et simple de la vie sur l’œuvre, selon la formule : « La vie a influencé l’œuvre de telle ou telle façon ». Mais j’estime qu’il y a une différence entre le voyeurisme et une forme nécessaire de curiosité humaine. Si l’on s’intéresse par exemple à l’histoire du cinéma et à une figure comme Marilyn Monroe, on peut aborder sa personnalité en parlant de sa sexualité : là, on entre dans le voyeurisme. En revanche, si l’on regarde ses films et qu’on se demande : « Comment est-elle arrivée là ? Comment cet art fonctionne-t-il ? Comment a-t-on élevé quelqu’un à cette hauteur avant de la laisser tomber ? », quand on cherche à comprendre, en somme, ça devient tout à fait autre chose. Et encore une fois, je pose une distinction très nette entre la curiosité humaine et le voyeurisme. C’est radicalement différent.

Quand je lis des textes comme ceux de Kafka, qui sont aussi parfaits, qui ont eu et continuent d’avoir un effet aussi massif à l’échelle mondiale, je trouverais inhumain de ne pas me demander comment ces textes ont vu le jour, quel a été le contexte de leur naissance. Comment est-ce possible, et surtout : pourquoi cela arrive-t-il si rarement ? D’où est-ce que cela vient ? Quelles conditions doivent être réunies pour qu’une chose pareille existe ?

J’ai eu beaucoup de conversations avec des universitaires. Et ce qui manque à certains d’entre eux, c’est qu’ils opèrent une distinction entre l’intérêt scientifique et l’intérêt humain de leur objet d’étude. Or, quand on est un intellectuel, je crois qu’il faut faire tomber cette division et alimenter l’intérêt scientifique par l’intérêt humain.

Kafka lui-même écrit « Le point de vue de l’art et celui de la vie diffèrent aussi chez l’artiste lui-même ». Mais, comme je le dis en ouverture du livre, le biographe ne peut s’arrêter là, il est tenu d’expliquer comment une conscience à qui tout donne à penser a pu devenir une conscience qui donne à penser à tous. Telle est ma tâche.

RZ :  Tâche difficile, car comme vous l’écrivez encore « la richesse de l’existence de Kafka s’est déployée pour l’essentiel dans le domaine psychique, dans l’invisible, dans une dimension verticale qui n’a en apparence strictement rien à voir avec son environnement social et qui pourtant le recoupe partout, en tout point ».

RS :  Dans l’introduction, j’ai voulu montrer la vie de Kafka en surface. Or cette vie en surface est un ratage complet. J’ai trouvé intéressant de commencer par une énumération de chiffres très froids : par exemple, on a affaire à un individu qui a écrit des milliers et des milliers de pages – on en connaît 3000, mais il y en a certainement des milliers d’autres –, mais qui n’en a publié que 300 de son vivant… C’est un bilan atroce !

Kafka est mort jeune, il était malade, il est allé trois fois à l’étranger dans sa vie. Ses projets non plus ne se sont pas réalisés : il voulait une famille, des enfants, du succès en tant qu’écrivain. Rien de tout cela n’a abouti. Or j’avais envie de dire aux gens que, si l’on considère cette vie sous cet angle, on ne va jamais pouvoir comprendre d’où viennent les textes, d’où vient leur retentissement incroyable.

Ce que je propose, c’est donc de s’écarter de cette dimension « horizontale », où l’on considère la famille, la carrière, les voyages, et d’introduire une dimension verticale, révélée notamment par son journal. Alors, on s’aperçoit que Kafka avait une vie intérieure extraordinairement riche, et c’est cela qu’il faut envisager.

RZ : Vous avez fait le choix peu conventionnel de publier comme premier tome ce « Temps des Décisions » qui évoque les années 1910-1915[1]. Quelle en a été la raison ?

RS : Ça a été une décision pragmatique. Pour les années 1910-1915, qui sont celles où ont vu le jour ses plus grandes œuvres, nous disposons de sources et de matériaux d’une grande richesse. Par exemple, Kafka n’a commencé à tenir régulièrement son journal qu’à partir de 1910. À cette époque, on peut parfois reconstituer sa vie jour par jour, voire heure par heure, ce qui n’est pas le cas pour les années de jeunesse ni pour les années plus tardives. Au moment où j’ai entamé ce travail, on espérait que l’ouverture du legs de Max Brod permettrait de résoudre ce problème.

Un autre aspect entrait encore en ligne de compte : il me semblait plus intéressant pour le lecteur de commencer par les années qui correspondent à la création de ses premières grandes œuvres et aux grandes décisions que Kafka va devoir prendre.

La première de ces grandes décisions est intervenue après l’écriture du Verdict, en septembre 1912, lorsque Kafka s’est rendu compte qu’il pouvait rester dix heures d’affilée à son bureau et aboutir à un texte achevé. C’est à ce moment-là, véritablement, qu’il a décidé de devenir écrivain.

La deuxième décision, elle, concerne le fait de fonder une famille. Car Kafka ne désirait pas s’écarter de la norme : il considérait que la vie du célibataire – et lui-même se voyait comme un célibataire – était une vie pauvre et inachevée.

Or, après avoir pris ses décisions cruciales à ses yeux – 1912, devenir un écrivain et 1913, épouser Felice Bauer –, Kafka a entamé une lutte pour essayer de concilier ces deux aspects, une lutte qui a duré des années et qui s’est soldée par le fait qu’il a dû choisir l’écriture contre le mariage. Ce sont des décisions centrales, qui ont défini le reste de sa vie.

RZ : À propos de Felice Bauer justement, votre livre dresse un portrait incroyablement documenté et vivant de cette femme que l’on prenait jusqu’alors pour une sorte de fantôme sans intérêt, littéralement vampirisée par Kafka. C’est notamment la thèse d’Elias Canetti dans son livre par ailleurs admirable, L’Autre Procès. Or vous redonnez une véritable existence à cette jeune femme issue de la petite bourgeoisie juive berlinoise, relativement indépendante et autonome.

RS : J’ai en effet découvert beaucoup de choses sur Felice Bauer. Jusqu’alors, on ne savait absolument rien sur son compte, car on possède 500 lettres de Kafka à Felice et seulement quatre cartes postales d’elle. J’ai pu rencontrer son fils aux États-Unis, et il m’a fourni des matériaux très importants qui révèlent le fonctionnement, et parfois le dysfonctionnement, de la famille Bauer. C’était une famille très conservatrice et, en conséquence, Kafka a été tenu à l’écart d’un certain nombre de conflits qui ont pourtant, sans qu’il le sache, beaucoup influencé leur relation. Je suis très heureux d’avoir pu faire ces découvertes, car Felice Bauer a vraiment été l’étincelle qui a déclenché les questions et les décisions essentielles que j’évoquais tout à l’heure.

RZ : La rencontre initiale entre Felice Bauer et Franz Kafka se noue d’ailleurs autour d’une promesse de voyage commun en Palestine. Elle est aussi précédée par une fréquentation assidue des représentations d’une troupe de théâtre yiddish par Kafka. La question de son lien ambivalent, complexe, au judaïsme, sous ses formes variées, est évidemment essentielle. Comment avez-vous abordé cette « part juive » de Kafka ? Qu’est-ce que votre biographie, et en particulier ce tome concernant les années 1910-1915, permet de comprendre de neuf à cet égard ? 

RS : La rencontre avec les comédiens juifs de l’Est a marqué un tournant existentiel pour Kafka, et je lui ai consacré un long chapitre. Pour la première fois, il rencontrait des gens qui vivaient dans la tradition juive sans essayer de s’adapter à leur environnement chrétien. Il était donc possible d’être juif tout en conservant son identité. Cela conférait à ces gens une dignité que Kafka admirait, et leur pauvreté, leur peu d’instruction, le fait que ces comédiens étaient au mieux des amateurs, n’avaient aucune importance à ses yeux.

A la fin de ce premier tome, je raconte une autre rencontre avec des Juifs de l’Est, en l’occurrence les innombrables réfugiés juifs qui avaient dû fuir les Russes pendant la Première Guerre mondiale. Beaucoup d’entre eux étaient profondément religieux et n’éprouvaient aucun attrait pour l’éducation à l’occidentale. Cela a plongé les amis sionistes de Kafka dans l’embarras, mais lui-même a, cette fois encore, admiré l’assurance de ces gens, et il les a observés les yeux grand ouverts.

Je crois que c’est absolument typique de Kafka : même là où il ressent de l’admiration, il ne ferme pas les yeux sur les contradictions et ce qu’elles ont d’insoluble. Lui aussi aspire à une identité enracinée dans la tradition. Mais, en tant qu’intellectuel, il sait très bien que cela restera un vœu pieux dans son cas. On a souvent dit que Kafka était « apolitique ». Mais en l’occurrence, il s’est révélé politiquement plus lucide que tous ses amis. Il faut donc manier de tels jugements avec prudence.

RZ : Pouvez-vous évoquer votre technique d’écriture où s’entrelacent des passages narratifs extrêmement prenants, des mises en situation historiques captivantes et précises et une analyse profonde des grandes thématiques « kafkaïennes » ?

RS : Quand on se penche sur le cas de Kafka, on découvre qu’il y a un petit nombre de grands thèmes récurrents : le problème du père, celui de la sexualité, la question du judaïsme, le problème de l’identité de façon générale. Cette question, aussi : « Suis-je un homme moderne ou encore un homme du XIXᵉ siècle ? ». Puis, il y a les peurs et les angoisses, par exemple la peur d’une dissolution du moi causée par la sexualité.

Ce qui est très typique de Kafka, c’est que, chaque fois qu’il fait face à une décision, ce petit nombre de thèmes essentiels s’active tous à la fois. Si l’on revient par exemple au mariage, on trouve la question du père : « Si je me marie, j’entre sur le terrain de mon père », mais aussi la question du judaïsme : « Si je me marie, j’ai tout de suite un clan, et un ‘clan juif’, sur le dos… »

À chaque fois donc que Kafka prend une grande décision, tout entre en résonance. Et la question qui se pose à moi en tant que biographe, c’est : « Comment représenter cela ? »

Deux options sont envisageables. Je peux analyser chacun de ces thèmes à part, comme dans un essai : d’abord le thème du père, ensuite celui du judaïsme, puis celui de la sexualité. Mais le problème est que tout devient aussitôt très abstrait et, à mon avis, très stérile.

La deuxième solution consiste à écrire de manière romanesque, autrement dit à décrire pas à pas comment les choses se déroulent : ce que Kafka fait, ce que Kafka dit à telle personne à tel moment – parfois, d’ailleurs, ses déclarations se contredisent. Si je procède de cette manière, si je raconte dans le détail, sur ce mode romanesque, je peux espérer que le lecteur, peu à peu, projette son empathie sur ce qui est en train de se passer. Et je crois que c’est aussi la meilleure et la plus gratifiante solution pour le livre et pour le lecteur, car celui-ci développe lui-même une compréhension des événements, une compréhension empathique que ne pourrait pas lui inspirer quelque chose de plus « essayiste ».

RZ :  Précisons tout de même que quand vous dites « romanesque », ce n’est pas de l’invention : tout est fondé sur des sources avérées…

RS : En effet, rien n’est inventé. Quand je parle de roman, je veux dire que j’utilise certaines techniques narratives. Je crée par exemple une tension : quelqu’un survient tout à coup, amène une nouvelle question et, à la fin, Kafka est confronté à une décision. Ce sont des procédés dramatiques. Le but de cette méthode est que le lecteur, pour finir, développe sa propre compréhension et commence à repérer des motifs dans le comportement de Kafka qui lui permettent d’appréhender lui-même la façon dont il va réagir.

J’utilise encore d’autres procédés narratifs et stylistiques. Dans le cas de la Première Guerre mondiale, par exemple, je ne veux pas simplement décrire qui a fait la guerre à qui et pourquoi : je veux montrer à la fois l’échelle la plus abstraite et l’échelle la plus intime, le retentissement que cela a eu sur la vie de Kafka.

C’est comme un zoom avant de plus en plus serré. Je pars d’un plan large : Vienne, où trois personnes dans les coulisses décident de déclencher la guerre. Puis je resserre le cadre : que sait la population sur cette guerre et sur ses conséquences ? quel rôle joue la censure qui en dissimule les conséquences ? Je resserre encore : que sait-on à Prague ? que sait-on de la guerre ? Quels sont ses effets dans les milieux cultivés ? Et dans la famille de Kafka ? Et – gros plan final – dans la tête de Kafka ?

Voilà pour la technique narrative. Le fait que je puisse raconter parfois certaines scènes de manière très précise, minute par minute, n’est possible que grâce à des sources, évidemment, et en particulier grâce aux lettres et aux journaux, qui sont moins abondants dans sa jeunesse et à la fin de sa vie. Voilà pourquoi c’est dans ce tome, celui qui vient de paraître en France, qu’on trouve le plus de scènes de ce genre.

Lettre de Kafka adressée à Felice Bauer

RZ :  Ce qui nous permet, à nous lecteurs, de découvrir un Kafka très inséré dans son temps et de rompre avec la vision d’un homme éthéré radicalement coupé du monde comme en témoignerait cette fameuse note souvent citée du Journal et qui fut écrite le jour de la déclaration de la guerre : « 2 août 1914. L’Allemagne a déclaré la guerre à la Russie. Après-midi piscine ».

RS : Ce sont des clichés qui véhiculent l’image d’un poète solitaire et coupé du monde. En réalité, Kafka était bien enraciné socialement. C’était un fonctionnaire et la guerre a eu des conséquences massives sur lui, à la fois en tant que personne privée et dans sa vie professionnelle.

La plus grave de ces conséquences a été de l’empêcher d’émigrer à Berlin, comme il en avait le projet. On ne pouvait plus voyager, il ne pouvait plus rendre visite à Félice Bauer et il était impossible de maintenir une relation dans ces conditions. Le téléphone n’était pas un substitut possible : il n’aimait pas le téléphone, et puis c’était très cher. Sans compter qu’il y avait souvent un censeur qui écoutait les conversations.

Mais la guerre a également eu des conséquences sur son travail. En fait, Kafka en savait bien davantage que la plupart des gens de son entourage, comme je m’en suis aperçu en examinant les dossiers de l’Office d’assurance contre les accidents de travail, où il travaillait. Il faut les lire pour apprendre ce que Kafka savait exactement. Le gouvernement de Vienne faisait d’ailleurs de grands efforts pour cacher ce qu’étaient les conséquences réelles de la guerre. Par exemple : quand on ramenait des blessés du front, c’était le plus souvent dans des trains de marchandises, et, au moment de les débarquer, on dressait une sorte de paravent devant les wagons pour les isoler des passants, aussi bien acoustiquement que visuellement.

Mais Kafka n’avait pas le droit de s’exprimer sur tout ce qu’il savait. Et puisqu’il n’en parle pas, on a l’impression qu’il ne savait rien, ce qui est évidemment faux. C’est une illusion d’optique. Et on le découvre si on consulte les archives de son employeur.

La découverte la plus terrible que j’ai faite concerne le cas des traumatisés de guerre, notamment ceux qu’on appelait les « trembleurs », ceux qui revenaient du front avec des tremblements. Certains médecins estimaient que la plupart de ces gens étaient des simulateurs, et que le meilleur moyen de le savoir était de leur infliger des cures d’électrochocs, dans l’idée qu’ils finiraient par avouer. Et Kafka était au courant, parce qu’il faisait partie de commissions chargées d’examiner la situation de ces soldats. Mais il lui était défendu d’en parler.

RZ :  Vous montrez aussi comment les métaphores très puissantes à l’œuvre dans un certain nombre d’œuvres de Kafka sont issues d’impressions visuelles vécues et ressenties et vous mettez sans cesse en valeur cette circulation entre sa vie personnelle et son moi littéraire.

RS : Sa première séparation avec Felice Bauer a eu lieu après une entrevue très dure à l’hôtel Askanischer Hof, à Berlin, en juillet 1914. Lorsque Felice, accompagnée de sa sœur Erna et de son amie Grete Bloch, le met face à ses contradictions, Kafka a immédiatement une impression visuelle :  ces trois femmes qui sont assises en face d’un homme seul. Et il fait de cette image une métaphore : il pense que la situation ressemble à un tribunal, et il commence à se poser des questions à partir de cette métaphore : « Qui est mon juge ? Ai-je besoin d’un avocat ? Quelle est ma faute ? » Il se met à réfléchir de cette façon. Mais, au début, il y a cette impression visuelle d’une chose vécue qui précède de peu le début de la rédaction du Procès. Ce qui ne veut pas dire qu’il écrit de manière autobiographique, mais plutôt qu’il transforme les métaphores en histoires qui jouent un rôle aussi bien dans sa vie personnelle que pour son moi littéraire, sa créativité. C’est comme la circulation du sang.

Je peux l’avancer parce que c’est un motif qui se répète dans sa vie et dans d’autres œuvres. Il existe même une preuve de ce mécanisme, un cas unique où il a décrit les conditions d’écriture d’un de ses récits : Le Verdict. Kafka dit avoir voulu décrire une foule qui aurait traversé un pont. Il n’avait pas d’intrigue à ce moment-là, il est simplement parti de cette image. Et pour finir, il ne reste pas grand-chose de cette vision initiale ; mais le pont, lui, est resté.

RZ : Quels sont vos projets après cette œuvre d’une vie ?

RS :  Mon idée initiale, après la biographie, était que j’avais accumulé tellement de savoir sur l’époque de Kafka – parce que j’ai réellement vécu dans un monde parallèle pendant toutes ces années – que je pourrais en tirer quelque chose. Je pourrais écrire une histoire de la criminologie, ou alors une histoire de la technique à cette époque. Mais la réception de la biographie, qui a été traduite un peu partout, accapare beaucoup de mon temps et je n’ai pas encore réussi à me lancer sérieusement dans un nouveau projet. Une amie critique littéraire que je vois régulièrement m’a dit : « Maintenant, tu es connu dans le monde entier comme biographe, il faut que tu refasses une biographie. » Je veux bien, mais sur qui ? Et surtout : qui pourrait être aussi intéressant que Franz Kafka ?

RZ : Régis Quatresous, vous êtes le traducteur de cette œuvre monumentale. Pouvez-vous évoquer les raisons qui vous ont conduit à retraduire en sus du texte de Reiner Stach, tous les passages cités de Franz Kafka, issus de sa correspondance, de ses Journaux ou de ses textes ? Plus généralement, pouvez-vous évoquer le côté extrêmement « hétéroclite » des traductions de Kafka en français qui est en miroir d’ailleurs avec l’aspect également très « hétéroclite » du corpus de l’œuvre originale elle-même.

Régis Quatresous : En dehors de l’attrait évident qu’il y avait à traduire Kafka, j’ai rencontré deux difficultés techniques. La première est que Reiner Stach, qui s’appuie sur de larges extraits des écrits de Kafka, commente parfois des acceptions ou des effets de sens qui n’ont pas toujours été perçus de la même façon par les traducteurs ; reprendre leurs traductions m’aurait conduit à opérer des jonctions acrobatiques entre la biographie et les textes cités. Dans le même ordre d’idées, il y a le problème de ce qu’on appelle la « consistance terminologique », à savoir le fait de traduire toujours de la même façon un même mot ou concept de l’original : là où Reiner Stach souligne chez Kafka le retour d’un même terme dans des écrits de nature différente ou à de vastes intervalles de temps, les traductions existantes, soumises à d’autres contraintes, n’en rendent pas toujours compte.

La seconde difficulté tient à la situation éditoriale de Kafka en France. Le fait est qu’il n’existe pas de traduction unifiée, « homophonique » de l’ensemble du corpus, ce qui s’explique sans aucun doute par son volume. Même la nouvelle « Pléiade » orchestrée par Jean-Pierre Lefebvre, qui réunit de façon méthodique l’ensemble des écrits de Kafka, présente le travail de plusieurs traducteurs et traductrices différents, qui traduisent nécessairement – et heureusement – avec leur propre subjectivité. En un sens, c’est une excellente chose, car on multiplie ainsi les points de vue sur Kafka. Mais la question se posait autrement pour la traduction de cette biographie. Le lecteur aurait été mal servi si Kafka avait parlé avec plusieurs voix différentes d’une citation à l’autre. Je voulais d’autant plus en tenir compte que Kafka, malgré d’incontestables variations de ton et de style, parle d’une voix très unie d’un bout à l’autre de ses écrits, fictionnels autant qu’intimes. Ce timbre si particulier, qui est aussi le fruit de ce que Reiner Stach et d’autres appellent une « ascèse » stylistique, est même à mon avis une de ses grandes particularités.

Je précise toutefois – je l’ai aussi précisé en tête de ce volume – que j’ai confronté mes traductions à celles déjà proposées par certains de mes confrères et de mes consœurs, et que je les ai même comparées systématiquement dans le cas des journaux et des lettres. Il ne s’agissait évidemment pas de plagier, mais de voir ce que je pouvais proposer de nouveau, et aussi de conjurer l’aspect parfois excessivement isolé – à mon sens – des entreprises de traduction et de retraduction. Je ne crois pas du tout au « progrès » en traduction, mais je crois que le travail issu d’un effort collectif, s’il est plus fastidieux, a quelques chances d’être plus solide, « consolidé ».

Je rejoins donc ce que vous dites sur l’aspect hétéroclite des traductions de Kafka en France. Cette hétérogénéité, qui est peut-être dommageable à différents points de vue, dont ceux que je viens de citer, sera probablement inévitable tant qu’on ne mettra pas les traductions à l’unisson d’une façon ou d’une autre, ce qui serait une tâche immense. Mais plutôt que d’hétérogénéité, il serait peut-être plus juste de parler d’une polyphonie, et de souligner ses aspects positifs. En effet, si on laisse de côté l’opportunité commerciale et le prestige éditorial que représentent les traductions de Kafka, il me semble que leur multiplication dans les cent ans qui nous séparent de sa mort – et je crois que cette multiplicité est réellement un cas unique – prouve que l’œuvre n’en finit pas d’appeler la traduction, c’est-à-dire de nous parler. Ce dynamisme est une chance.

D’ailleurs, les retraductions de ces dernières années étaient vraiment nécessaires. Il a fallu attendre la fin des années 2000 pour que la France commence à découvrir le véritable état matériel de l’œuvre de Kafka, ce que Reiner Stach appelle un « champ de ruines » : cet amas de cahiers, de liasses, de fiches parfois sans ordre, sans date, cette succession ou cet éclatement de fragments… La « vérité » de l’œuvre de Kafka, et son esthétique me semblent indissociables de cette situation matérielle. Entre les dernières éditions philologiquement « réalistes » de l’œuvre et la biographie de Reiner Stach, je crois donc que la France entre dans une nouvelle phase de la réception de Kafka, et que nous sommes plus que jamais en mesure de le comprendre.


Propos recueillis par Ruth Zylberman

Ruth Zylberman est cinéaste et autrice (Les enfants du 209 rue Saint-Maur, Paris Xe ; Le Procès, Prague 1952). Elle a également réalisé, pour France Culture, la série de podcasts : « Felice, Milena, Dora, Ottla : quatre femmes avec Kafka ».

 

Reiner Stach, Kafka, le temps des décisions – Tome 1, traduit par Régis Quatresous, Éditions du Cherche Midi, 2023.

Notes

1 Le tome 2 sur les années plus tardives, Le Temps de la connaissance, paraîtra en français à l’automne et le tome 3, Les Années de jeunesse, au printemps 2024

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