« Juive et républicaine : l’école Maïmonide », de Joseph Voignac. Bonnes feuilles.

Les éditions de l’Antilope publient demain le premier livre de Joseph Voignac. Ce jeune historien a enquêté sur une institution atypique : l’école Maïmonide, le premier établissement secondaire juif de France. De sa fondation dans l’entre-deux-guerres jusqu’au début du XXIe, l’auteur dresse le portrait de cette grande institution « juive et républicaine ». Mais à travers l’histoire de cette école, c’est aussi le destin des Juifs en France depuis un siècle qui s’expose : du « réveil juif » de l’entre-deux-guerres, à l’épreuve de la Shoah, de l’accueil des populations juives originaires d’Afrique du Nord à la guerre des Six jours, du renouveau de l’antisémitisme depuis trente ans en passant par l’attraction du sionisme puis de l’État d’Israël. K. propose en exclusivité quelques extraits de ce livre passionnant.

 

L’école Maïmonide dans les années 60

 

Pourquoi s’intéresser à l’école Maïmonide ?

« La bourgeoisie juive envoie ses enfants au lycée, qui les prend. Quelle génération nous préparons-nous ? Où seront demain nos dirigeants, nos “hommes d’œuvres”, notre élite juive ? Loin de moi la pensée d’écarter la jeunesse de l’enseignement public : le judaïsme français a fait un pacte avec la liberté et il ne retournera jamais à un ghetto intellectuel. Mais n’est-il pas nécessaire, et n’est-il pas possible, de former une partie de notre jeunesse dans un établissement juif d’éducation, dans un établissement d’éducation juive ? »

C’est en ces termes qu’en juin 1935, le grand rabbin Maurice Liber annonce dans les colonnes de l’Univers israélite l’ouverture du premier établissement secondaire juif en France.

Selon les fondateurs de l’école Maïmonide, en reléguant l’étude du judaïsme au temps extra-scolaire, le système public français conduirait à un éloignement progressif de l’identité juive. Seul un lycée où des élèves pourraient étudier savoirs juifs et « profanes » conjointement serait à même de garantir la pérennité du judaïsme en France.

Ce constat représente un bouleversement majeur des normes éducatives et idéologiques en vigueur au sein du judaïsme français depuis la Révolution. Conformément à la doctrine assimilationniste française, sur laquelle reposait l’émancipation des Juifs de France à la fin du XVIIIe siècle, le judaïsme était jusqu’alors conçu par les notables communautaires comme une pratique cultuelle ne devant s’exercer que dans l’enceinte des synagogues et des foyers.

De fait, les écoles juives n’avaient pas vocation à concurrencer l’enseignement laïque des écoles publiques. Délibérément limitées à l’instruction primaire, elles visaient à accélérer l’intégration de populations juives défavorisées ou récemment immigrées en leur enseignant le français et un métier.

La volonté des dirigeants communautaires de créer un établissement secondaire juif pour assurer une transmission identitaire paraît donc surprenante.

Si elle pouvait sembler innovante en 1935, cette notion s’est considérablement banalisée aujourd’hui. Aux côtés de l’école Maïmonide existent désormais plus d’une centaine de groupes scolaires juifs en France, regroupant plus de 30 000 élèves.

Malgré la popularité croissante de ce type d’enseignement, le même dilemme ne cesse de se poser : comment assurer la transmission efficace de l’identité juive en France sans tourner le dos à la République ?

Marcus Cohn : la fondation

[Chargé par le Consistoire Central de faire un état des lieux de l’éducation juive en France,] Marcus Cohn inscrit sa réflexion dans une dimension historique. Pour lui, comme pour les autres protagonistes du « réveil juif », la perte d’intérêt des Juifs français pour le judaïsme trouve son origine dans une volonté d’intégration trop marquée à la nation française, au point d’en effacer le particularisme religieux et culturel. Il affirme ainsi : « On a pu croire, au siècle dernier, que pour favoriser l’assimilation de nos coreligionnaires il était utile de réduire au minimum l’enseignement religieux. Aujourd’hui, cet enseignement est de plus en plus nécessaire si on veut combattre la démoralisation croissante de la jeunesse juive qui, ne trouvant pas dans le judaïsme l’idéal qu’elle cherche, devient trop facilement la victime des missionnaires et des agitateurs politiques. »

Reprochant l’excès de zèle de la démarche assimilatrice, Marcus Cohn dresse un bilan accablant des structures éducatives juives en France. Les cours de judaïsme ne délivrent, selon lui, « qu’un enseignement assez élémentaire qui va rarement jusqu’à l’explication d’un texte facile du Pentateuque », pas assez donc pour intéresser durablement une jeunesse juive française à la préservation de son identité.

Dans le plan d’action qui suit ce préambule, Marcus Cohn estime que la survie du judaïsme en France dépend de la fin des barrières entre vie juive et existence laïque. Les deux mondes doivent désormais être conjugués, en particulier dans le domaine de l’éducation.

Pour le jeune pédagogue, une éducation juive efficace ne peut se limiter à un apprentissage sommaire de rites religieux. Pour rendre le judaïsme vivant, attirant et pertinent pour de futurs citoyens français engagés pleinement dans la marche du XXe siècle, il faudrait, au-delà de l’aspect cultuel, mettre en relief les dimensions philosophiques, historiques et même littéraires de la tradition juive. Un tel enseignement ne pourrait être assuré avec succès dans le cadre de cours complémentaires facultatifs. Il faudrait qu’il soit dispensé dans un établissement dédié qui mêlerait ces cours à ceux du programme de l’Éducation nationale.

Le talmud-torah, qui prépare les candidats à l’école rabbinique de la rue Vauquelin à Paris, dispense ce type d’enseignement, mais n’est ouvert qu’aux élèves se destinant à devenir rabbins. Marcus Cohn propose donc d’ouvrir le talmud-torah à des jeunes juifs envisageant tout type de carrières. Arrivés à l’âge adulte, ils seraient, en parallèle de leur vie professionnelle, plus enclins à s’impliquer dans la vie associative juive pour lui apporter un nouvel élan. Marcus Cohn conclut : « Les jeunes gens ainsi formés […] seront les meilleurs auxiliaires du rabbinat. »

Le rapport de Marcus Cohn a un fort retentissement auprès des instances juives : le Consistoire ne se contente pas d’ouvrir le talmud-torah à tous les élèves mais, dès la rentrée de 1935, il met tout un établissement – distinct du talmud-torah – à la disposition du jeune pédagogue. Savoirs religieux et profanes pourront y être enseignés conjointement. C’est la naissance de l’école Maïmonide, premier lycée juif français. L’école prend ce nom en hommage au philosophe et commentateur juif espagnol du XIIe siècle, symbole de la synthèse entre culture classique et culture juive que le nouvel établissement est appelé à mettre en œuvre. […] Marcus Cohn avait conscience qu’en proposant une alternative juive aux lycées de la République, où se mêleraient enseignements religieux et profanes, il bouleversait les normes du franco-judaïsme. […]

Marcus Cohn en 1950 – Collection privée M. Jacques Hober.

Le nouvel établissement ne cherche pas à encourager une désertion des lycées publics : le but est de former une élite communautaire investie dans les institutions juives et dans la vie de la nation. La brochure précise ce double engagement : « Le collège Maïmonide a le désir d’être autre chose qu’une “usine à fabriquer des bacheliers”. Tout en donnant à ses élèves une instruction solide, il se propose avant tout de former leur caractère, de faire d’eux des hommes sincères et intègres, tant intellectuellement que moralement conscients de leurs doubles devoirs envers le judaïsme dont ils sont les héritiers, envers la France dont ils seront les citoyens dévoués. »

Avec l’ouverture du premier lycée juif français en 1935, le « réveil juif » des années 1920 atteint son aboutissement naturel. Pour endiguer les effets jugés corrosifs de l’assimilation de la bourgeoisie juive française, les dirigeants communautaires estiment qu’il ne suffit plus de créer des nouveaux lieux de sociabilité ou d’éducation juive en dehors du temps scolaire ou professionnel. Il faut désormais mêler ces espaces restés séparés pendant près de cent cinquante ans d’émancipation. […]

À l’épreuve de la Shoah

Comment rouvrir une école juive en France après quatre années d’humiliations, de spoliations, de persécutions antisémites au terme desquelles plus de 75 000 Juifs de France ont péri en déportation ? Quel parent voudrait envoyer son enfant dans un établissement juif ? Seulement quelques mois auparavant, le moindre signe d’appartenance au judaïsme faisait courir un risque mortel.

Face à un tel bouleversement, il était difficile d’imaginer que l’école Maïmonide pût retrouver un fonctionnement normal. Pourtant, dès la rentrée d’octobre 1945, l’établissement rouvre ses portes pour former une nouvelle génération d’élèves. Comme si la guerre n’avait été qu’une interruption passagère dans l’histoire d’une institution appelée à durer.

En réalité, les choses ne sont pas si simples. Marcus Cohn lui-même est réticent à l’idée de reprendre ses activités là où il les avait laissées avant-guerre. Depuis sa captivité, il n’envisage son avenir qu’en Palestine. Le fondateur de l’école Maïmonide n’est pas le seul à vouloir prendre un nouveau départ. L’ancien bras droit de Marcus Cohn, Georges Loinger, engagé de manière héroïque au sein des réseaux de résistance juive, ne souhaite plus s’impliquer dans l’éducation juive. Il préfère vivre son engagement autrement : dans un premier temps, en assistant les organisations sionistes à mettre en place des filières d’immigration clandestine vers la Palestine, puis en dirigeant la branche française de la première compagnie de transport maritime israélienne, la ZIM.

Mais, très vite, un groupe d’anciens élèves de l’école Maïmonide dirigé par Théo Klein se met en place pour convaincre Marcus Cohn de rouvrir son établissement. Le maître accepte finalement et s’engage, avant de s’installer en Palestine, à apporter son concours pour la remise sur pied de l’éducation juive en France.

À cet effet, le 27 juin 1945, Marcus Cohn réunit les survivants du conseil d’administration sous la présidence d’Edmond Fleg, vice-président du conseil avant-guerre. La rentrée est fixée au 1er octobre 1945 mais de nombreuses démarches sont nécessaires pour que l’école puisse se réinstaller dans ses anciens bâtiments. Après avoir servi d’infirmerie militaire pour la Wehrmacht, de maison de retraite pour l’UGIF, les locaux de la rue des Abondances ont été réquisitionnés jusqu’au 15 mai 1945 par l’Engineering Corps de la US Army.

Marcus Cohn se retrouve embarqué dans une aventure personnelle et institutionnelle qui dépasse la simple réouverture de l’école Maïmonide. De retour de captivité, il fait la connaissance d’une nouvelle génération de jeunes Juifs français, formée au PSIL et à Yechouroun pendant la guerre, déterminée à employer son énergie à transmettre l’identité juive. Le pédagogue se rend compte que sa vision fondatrice a porté ses fruits au-delà de ses attentes.

Touché par l’enthousiasme de ses héritiers spirituels, Marcus Cohn accepte naturellement de les prendre sous son aile. Il les aide à démarrer leur carrière en leur offrant leurs premiers postes dans l’enseignement et en les encourageant à prendre des initiatives. […]

Dans un article publié dans la Revue du FSJU en 1954, Emmanuel Levinas fait le bilan des dix dernières années d’éducation juive en France. Il est alors directeur de l’École normale israélite orientale (ENIO), chargée de former les futurs instituteurs de l’AIU. Le texte est un plaidoyer en faveur des méthodes que défend Marcus Cohn depuis les années 1930 : « Dans les universités européennes, on aborde Platon, Montaigne ou Goethe, comme susceptibles d’orienter notre pensée, de modeler notre sensibilité. […] Pauvre Talmud ! Il continue à apparaître comme alluvion de l’histoire que des gens, souvent incapables d’en suivre le plus simple raisonnement, contemplent à vol d’oiseau et jugent avec leur cervelle d’oiseau. On lui cherche à la rigueur des justifications dans Platon, Montaigne et Goethe ; ou on en admet les vérités quand elles concordent avec le sens commun le plus commun. Mais alors, nos écoliers ont raison. Pourquoi se fatiguer aux études hébraïques, puisque le sens commun est partout et qu’on peut lire directement Platon, Montaigne et Goethe ? »

Pour expliquer ce phénomène, l’auteur s’en prend au mépris des universitaires occidentaux pour la pensée juive. Il attribue également une part de responsabilité aux pans les plus conservateurs de l’orthodoxie juive : « Par la faute de quelque génération méfiante à l’égard de l’intellect, le judaïsme a cessé d’être la pensée qu’il est si éminemment. Pitié d’une religion qui, dans la réflexion critique sur le livre – dans la discussion – plaçait cependant son acte spirituel suprême. Pour que la Bible, le Talmud et leurs commentateurs puissent nourrir les âmes, il faut qu’à nouveau, ils nourrissent les cerveaux. » Si, dans un premier temps, les méthodes pédagogiques prônées par Marcus Cohn ont pu paraître controversées, elles ont vite trouvé des relais puissants au sein de la communauté juive française d’après-guerre. Elles se retrouvent ainsi au cœur de la renaissance de la pensée juive en France incarnée par des penseurs tels qu’Emmanuel Levinas mais aussi Jacob Gordin, André Neher, Léon Ashkenazi, Éliane Amado Levy-Valensi. […]

Portrait de Théo Dreyfus, le deuxième directeur de Maïmonide après Marcus Cohn.
Herta Cohn-Bendit : prendre soin des survivants et perpétuer l’identité juive

Les Juifs de France sortent de la guerre avec des sentiments très variés sur leur rapport au judaïsme. Comme le craignaient certains cadres communautaires en plein coeur de la tourmente, le traumatisme de la Shoah suscite chez beaucoup un rejet de l’identité juive. Pour d’autres, au contraire, il provoque un sursaut de conscience à propos de l’éducation juive. Pendant l’Occupation, des personnes jusque-là éloignées ont été poussées à se rapprocher de milieux juifs. À la faveur de ces nouveaux contacts, elles se sont familiarisées avec un patrimoine culturel et religieux dont elles ne soupçonnaient pas la richesse. Elles sortent ainsi de la guerre avec une volonté nouvelle de transmettre cet héritage à leurs enfants. Certaines conçoivent cette démarche comme une manière de répondre aux persécutions dont elles ont été l’objet en ne laissant pas disparaître la religion et la culture que les nazis ont voulu anéantir.

Ce sont ces motivations qui, selon son fils Daniel, ont poussé Herta Cohn-Bendit à accepter un poste d’économe à l’école Maïmonide. Pendant dix ans, la mère du futur leader de Mai 68 s’est occupée de l’intendance de l’internat du premier lycée juif français.

Issue d’une famille juive traditionaliste de Poznań, Herta David a effectué des études de droit en Allemagne où elle se destinait à devenir juge pour enfants. Mais en 1933, après l’accession d’Hitler au pouvoir, elle est contrainte de couper court à ses projets et décide de se rendre à Paris avec son compagnon, Erich Cohn-Bendit, avocat engagé dans la défense des opposants au fascisme. Installés dans le quinzième arrondissement, ils participent activement à la vie des réfugiés juifs allemands établis à Paris. […]

[À l’issue de la guerre,] Herta Cohn-Bendit fait désormais sienne cette volonté de perpétuer l’identité juive à travers un engagement dans l’éducation juive. Ainsi, lorsque son mari retourne exercer sa profession en Allemagne, Herta reste à Paris avec ses enfants afin d’y poursuivre sa vocation en faveur de la jeunesse juive.

Si elle consacre sa vie professionnelle à cette cause, elle éprouve de grandes difficultés à y associer ses propres enfants. Daniel Cohn-Bendit, qui passe ses jeudis à l’école Maïmonide, partageant son temps entre les cuisines où on lui offre des friandises et la cour de récréation où il joue au foot avec les plus grands, reconnaît avoir été influencé inconsciemment par cette exposition au milieu juif traditionnel. Se souvenant avoir accompagné sa mère à des spectacles de Pourim, des shabbats et des repas sous la soucca [cabane temporaire érigée à l’occasion de la fête de Souccot] organisés par l’école, il estime avoir acquis une connaissance du rituel juif que beaucoup de Juifs assimilés ne possèdent pas. […]

Photo de classe de l’année scolaire 1953-54. Le jeune Daniel Cohn-Bendit est au premier rang, sur les épaules d’un élève, sa mère, Herta, est au fond (2ème en partant de la gauche).

Avant-guerre, les Juifs de France estimaient devoir justifier l’adéquation de leur comportement religieux avec leur émancipation. Il en était ainsi des fondateurs de l’école Maïmonide qui, dans les années 1930, défendaient régulièrement la légitimité de leur démarche au sein de publications internes, d’articles pour la presse communautaire et de cérémonies officielles. Désormais, la plupart des Juifs français savent qu’aucun discours ne peut les protéger de persécutions.

Au lendemain de la guerre, nombreux estiment que le judaïsme ne doit plus sacrifier sa pratique ou son étude au nom d’une plus grande discrétion. L’école Maïmonide, sous les traits de son directeur Théo Dreyfus, s’inscrit dans cette démarche. Dans un article pour le premier numéro d’un journal des élèves, intitulé « Faire l’Émancipation » et publié en 1958, Théo Dreyfus écrit ainsi : « Le type français de confession mosaïque et le type libéral aboutissent tous deux – à quelques rarissimes exceptions près – à une émasculation de tout contenu réel et vivant de la tradition juive qui se voit affectée, selon le cas, tantôt du coefficient patriotard, tantôt du coefficient christianisant, ces deux hypostases procédant d’ailleurs du même complexe d’infériorité qui a – hélas – ses lettres de noblesse. […] Dans la majorité des cas, en effet, le processus de dégradation se déroule selon un scénario qui ne nous est que trop connu : une première étape d’affirmation tapageuse de son appartenance à la nation française entraîne inévitablement un second stade qui est le camouflage progressif des liens unissant l’intéressé à la communauté juive. »

S’il se montre particulièrement virulent à l’encontre des Juifs assimilés, l’article reprend en fait des thèses que défendaient déjà les protagonistes du « réveil juif » français des années 1920. Cependant, le ton peu diplomatique qu’emploie Théo Dreyfus dans l’article pour défendre son propos est nouveau. Il signale la volonté de certains animateurs de la vie juive en France de vivre pleinement leur judaïsme sans devoir s’en justifier. […]

L’intégration des Juifs d’Afrique du Nord

Si certaines tensions ont pu se faire sentir au sein de la communauté juive française au sens large, à l’école Maïmonide, la rencontre entre séfarades et ashkénazes se déroule de manière apaisée. Tous les témoignages sur cette période concordent : dans le cadre de l’école, aucune tension n’est perceptible entre Juifs d’Afrique du Nord et Juifs de métropole, tant au niveau des professeurs et du personnel administratif qu’entre les élèves.

Même le problème du rituel à adopter pour les offices religieux organisés dans le cadre de l’établissement ne se pose pas car l’école a, d’emblée, fait le choix de la prononciation israélienne de l’hébreu (qui ressemble davantage à la prononciation des communautés séfarades) et laisse à chaque élève-officiant le soin de diriger l’office selon ses coutumes propres.

Le climat d’ouverture régnant à l’école Maïmonide s’explique également par le caractère plus public du judaïsme d’Afrique du Nord qui conforte la vision fondatrice de l’établissement en faveur d’une identité juive dépassant le cadre strictement cultuel et privé. L’administration de l’école n’a pas attendu les années 1950 pour faire connaître son affection pour le judaïsme nord-africain. Après sa captivité, Jules Braunschvig, ancien président de l’association Maïmonide, envisageait de s’installer au Maroc précisément parce que les mentalités y étaient plus en phase avec sa vision du judaïsme.

De fait, l’école Maïmonide n’hésite pas à recruter ses professeurs et surveillants parmi les Juifs d’Afrique du Nord. Nahum Kabla se souvient que l’école, en 1965, avait payé ses frais de transport depuis la Tunisie afin qu’il puisse se rendre à un entretien d’embauche. Ses collègues de métropole ne comprenaient pas comment, provenant d’un milieu strictement pratiquant, il pouvait posséder à la fois de si vastes connaissances en matière religieuse et enseigner les mathématiques au niveau du lycée.

Or c’est précisément cette capacité à combiner la tradition religieuse à de solides connaissances profanes et une volonté de participer à la vie active qui semble avoir alimenté la curiosité des administrateurs de l’école Maïmonide pour leurs coreligionnaires méridionaux. […]

Plus que la rencontre de deux mondes culturels, l’arrivée des Juifs d’Afrique du Nord à l’école Maïmonide donne lieu à un brassage social inédit. Le système de bourses octroyées par le FSJU et des mécènes privés permet à des enfants en situation précaire de rejoindre un lycée fréquenté par des enfants de la bourgeoisie.

Interrogés sur les principales différences entre enfants séfarades et ashkénazes à cette période, la plupart des témoins évoquent une différence de milieu social plutôt que des divergences culturelles. Le contraste est visible entre le mode de vie des élèves ashkénazes, presque tous externes, retrouvant chaque soir leur famille à la maison dans les quartiers chics de l’ouest parisien et celui des élèves séfarades, principalement internes, devant effectuer de longs trajets les week-ends pour retrouver leurs parents, logés dans de nouvelles barres d’immeubles en banlieue parisienne. Malgré ce contraste évident, personne ne se souvient de tensions sociales.

Joseph Voignac, Juive et républicaine. L’école Maïmonide, Paris, Éditions de l’Antilope, 2022, 256 pages, 21€. Sortie le 19 mai 2022
Renouveau juif, attraction de l’enseignement privé et nouvel antisémitisme : les enjeux du XXIe siècle

À mesure que l’école Maïmonide a gagné en réputation, celle de l’école publique a continué de se détériorer. Aux problèmes de baisse de niveau et de manque d’encadrement s’est ajoutée, à partir des années 2000, la multiplication des actes antisémites en milieu scolaire. Phénomène qui a poussé de plus en plus de parents juifs inquiets pour la sécurité de leurs enfants à les scolariser en école juive. […]

L’attentat de Toulouse, suivi par ceux de janvier 2015 visant les locaux de Charlie Hebdo ainsi que le magasin HyperCacher de la porte de Vincennes, bouleversent les normes sécuritaires en vigueur à l’école Maïmonide. L’opération Sentinelle prévoit, à partir de janvier 2015, le déploiement de soldats français pour protéger des sites jugés sensibles, dont notamment les écoles juives.

Comme en témoigne Sylvia Elbaze, directrice du primaire de 1999 à 2016 : « Ces attentats sont les points culminants qui ont totalement modifié les aspects sécuritaires à l’école. Cela s’est manifesté par l’arrivée de militaires à qui il a fallu dédier deux pièces à vivre dans l’établissement. Tout à coup, il a fallu vivre avec des soldats à l’école. Vivre 24 heures sur 24 avec des soldats armés, ça a été quelque chose de très traumatisant pour les élèves. Sans compter les exercices de confinement, d’alerte. Sans compter les modifications sécuritaires au niveau matériel : l’installation de microphones, de caméras, le rehaussement de la barrière, la construction du nouveau bâtiment dans la cour avec des vitres blindées commandées au ministère de la Défense. On est arrivé à des éléments sécuritaires que jamais dans ma vie je n’aurais pensé connaître en France. »

La présence quotidienne de soldats armés dans l’enceinte de l’école ne manque pas de susciter l’interrogation des plus jeunes. Le personnel tente d’y répondre mais il n’est pas formé à faire face à ce genre de situation. Comme le révèle Sylvia Elbaze : « Il a fallu l’expliquer aux enfants, leur parler. Le seul moyen qu’on a eu pour dédramatiser la situation ça a été de les mettre au contact de ces soldats. Non seulement de faire rentrer les soldats dans les classes pour expliquer le rôle qu’ils avaient mais aussi d’impliquer les élèves. On a fait, par exemple, un roulement de classe : chaque mois, une classe différente était responsable de gâter les soldats en leur donnant des gâteaux et des dessins. Mais on a dû également répondre aux interrogations des élèves qui nous demandaient pourquoi nous devions être gardés par des soldats à l’école. Qu’avions-nous de différent des autres ? »

Outre l’installation d’un climat anxiogène, le nouveau dispositif sécuritaire en vigueur à l’école Maïmonide provoque également un isolement physique et psychologique de ses élèves. Les sorties scolaires deviennent de plus en plus difficiles à mettre en place et les moindres entrées et sorties de l’établissement font l’objet d’un contrôle poussé de la part du personnel de sécurité. Pour Pierre Sobel, élève à l’école Maïmonide dans les années 1960 et parent d’élèves dans les années 2010, le contraste avec l’école de son enfance est saisissant : « Quand j’étais interne, on entrait et on sortait de l’école comme dans un moulin. Je me souviens qu’il nous arrivait, à la récréation, d’aller à la boulangerie voisine acheter un pain au chocolat. Cela est devenu impensable aujourd’hui. L’école s’est bunkerisée. » […]

Si les élèves héritent des angoisses de leurs parents, ils développent également leurs propres inquiétudes vis-à-vis de la société environnante. Bien que la plupart des élèves interrogés se montrent reconnaissants d’avoir pu effectuer leur scolarité dans un établissement où règne une bienveillance et une chaleur quasi familiale, tant dans les rapports avec les professeurs qu’entre camarades, ils regrettent néanmoins que ce cocon les ait surprotégés et ne les ait pas suffisamment préparés à interagir avec le monde non juif. Ils craignent qu’en rejoignant le reste de la société française après le baccalauréat, ils soient incompris ou perçus comme étant en décalage avec la norme ambiante, du fait de leurs pratiques religieuses et de leur surexposition à un milieu socio-culturel restreint et privilégié.

Noa, élève de terminale qui a gardé contact avec des amis de son école primaire publique, explique : « Le problème quand on est à Maïmo c’est qu’on est un peu enfermé dans une bulle. On ne connaît pas l’extérieur. On ne vit qu’avec des gens qui pratiquent comme nous la même religion. L’année prochaine, on va en fac. Pour la plupart ça va leur faire bizarre de se retrouver avec des gens qui ne sont pas juifs, d’être avec des chrétiens, des athées, des musulmans. L’éducation à Maïmo ne nous prépare pas assez à ce monde qui nous attend, même si un point positif à Maïmo c’est que tous les profs ne sont pas juifs. »

Elle poursuit : « Mes copines du public n’ont pas du tout la même façon d’être, la même façon d’agir. Je me mets plein de limites mais elles sont beaucoup moins strictes. Par rapport aux sorties, à l’alcool, à la cigarette, aux relations avec les garçons, elles sont beaucoup plus ouvertes que nous et c’est vraiment deux façons de penser différentes. Je pense que je ne pourrais pas être aussi souple sur certaines choses mais, après, il y a aussi des côtés positifs chez elles, c’est qu’elles restent bien ouvertes d’esprit. »

Noa confirme là le soupçon de certains parents vis-à-vis de l’école publique, qu’ils estiment susceptible de favoriser une plus grande permissivité en matière de mœurs. Mais elle révèle également que son alternative a un coût, celui d’une méconnaissance et donc d’une appréhension des élèves pour la société qui les entoure et qu’ils sont appelés, tôt ou tard, à rejoindre : « J’ai une copine qui va commencer ses études à la Sorbonne à la rentrée prochaine et qui m’a dit : “J’ai peur de me retrouver avec des Christophe, des François qui vont se dire : c’est qui cette fille, elle est dans un autre monde.” Il y a un décalage. Elle appréhende cette rencontre avec des personnes qui sont complètement différentes, avec les “purs Français”. »

Il est intéressant de relever que pour Noa et sa camarade, le sentiment d’isolement par rapport à leurs contemporains non juifs se traduit par une remise en question de leur identité française qu’elles distinguent de celle des « purs Français ». Les fondateurs de l’école Maïmonide avaient anticipé, dès 1935, les conséquences potentielles de faire évoluer les élèves dans un environnement juif en vase clos. Ils prévoyaient ainsi que les élèves « suivent quelques cours de sciences dans un collège voisin, où ils p[euvent] communiquer chaque jour avec de jeunes chrétiens de leur âge ».

La direction actuelle de l’établissement est, elle aussi, consciente de l’enjeu. Elle essaye d’y répondre en nouant des liens avec des établissements non juifs pour des projets ad hoc et en organisant les activités sportives au stade et à la patinoire municipales en présence d’élèves d’autres écoles de la ville. Mais elle déplore que les autres établissements ne partagent pas le même enthousiasme pour ces partenariats, qui sont de plus en plus difficiles à mettre en place. […]


Joseph Voignac

 

Joseph Voignac est l’auteur de « Juive et républicaine. L’école Maïmonide« , Paris, Éditions de l’Antilope, 2022, 256 pages, 21€. Sortie le 19 mai 2022.

 

« Dans une démarche à la fois historique et sociologique, l’ouvrage retrace l’histoire de l’école Maïmonide, une école qui allie éducation républicaine et éducation juive. Cette école a vu le jour dans la région parisienne en 1935. Elle a alors traversé les traumatismes et les bouleversements qui ont agité la vie et l’identité des Juifs en France tout au long du XXe siècle. Elle a vu passer des personnalités aussi différentes qu’Elie Wiesel, Serge Klarsfeld, Daniel Sibony ou Daniel Cohn-Bendit dont la mère y a été intendante. Aujourd’hui encore, elle poursuit le projet de transmettre à la fois une éducation républicaine et une éducation juive. L’auteur, ancien élève de « Maïmo », a voulu en savoir plus sur sa propre école. Pour cela, il s’est plongé dans les archives et est parti à la recherche de témoignages écrits ou oraux afin de faire revivre ce qui semblait être au départ une pure utopie. »

Quatrième de couverture.

 

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