Les Juifs d’Allemagne de l’Est à l’heure de l’extrême droite

Après les inquiétants résultats électoraux dans les Länder d’Allemagne de l’Est — qui ont vu triompher des partis autoritaires, xénophobes et antisémites –, Antonia Sternberger s’interroge sur l’ancrage des idées d’extrême droite dans l’ex-RDA et leur influence sur la vie juive. Son enquête fait ressortir une certaine incapacité à tirer les leçons de l’expérience historique – qu’il s’agisse des crimes nazis ou de la dictature soviétique –, laquelle contraint les juifs d’Allemagne de l’Est à devoir évoluer, non sans un certain courage, dans un environnement oscillant entre ignorance et franche hostilité.  

 

Carte du vote des nationalistes populistes aux élections européennes allemande de 2024[1]

 

Le dimanche 1er septembre 2024, peu après 18 heures, le constat s’est vite imposé : les grands vainqueurs des élections régionales en Saxe et en Thuringe ne relèvent pas du spectre démocratique traditionnel. Bien au contraire, l’AfD, parti d’extrême droite, et le BSW, formation ouvertement prorusse, totalisent à eux deux plus de 40 % des suffrages. Ce raz-de-marée électoral place les deux Länder face à une véritable tempête politique, rendant la formation d’une coalition particulièrement complexe[2].

Quelques semaines plus tard, le Brandebourg suivait le mouvement[3], prouvant une fois de plus que l’hostilité à la démocratie et le désir de systèmes autocratiques sont devenus la norme dans les Länder est-allemands. Cette tendance s’est confirmé en février 2025, lors des élections fédérales, où l’AfD recueille 32 % des voix en Allemagne de l’Est[4], devançant les conservateurs de 13,2 % [Voir les résultats de l’élection].

Depuis des années, tout le monde cherche à comprendre ce mouvement. Des essais et des livres ont été écrits, des reportages filmés et des satires réalisées pour tenter de comprendre ces « nouveaux Länder » et leur orientation politique. Pour chercher à savoir pourquoi leurs habitants adhèrent avec tant d’enthousiasme aux « solutions » populistes et xénophobes de l’AfD — laquelle attise la haine contre les migrants musulmans –, et pourquoi tant de personnes sont fascinées par Vladimir Poutine et considèrent comme justifiée la guerre d’agression brutale menée en Ukraine — après tout, c’est l’OTAN qui a provoqué la Russie…

Certes, on écrit, on parle, on murmure, on crie… Pourtant, un sujet demeure obstinément absent : la situation d’une minorité qui souffre particulièrement de la montée concomitante de l’extrême droite et de l’extrême gauche. On pourrait même dire que les juifs d’Allemagne de l’Est — car c’est d’eux qu’il s’agit — sont désormais ignorés, si tant est qu’ils aient jamais été pris en compte.

Non seulement dans les analyses postélectorales, mais même bien avant celles-ci, les juifs demeurent pratiquement absents de la perception collective en Allemagne de l’Est. Trop souvent, la seule évocation qui subsiste est celle du mémorial de Buchenwald : un lieu dont le directeur fait l’objet de menaces de la part d’extrémistes de droite, qui est régulièrement pris pour cible par des irréductibles et dont l’importance n’est ensuite soulignée et mise en avant que par les partis établis[5]. Ce lieu est également utilisé de temps à autre pour persuader les antisémites repentis de changer d’avis, dans l’espoir naïf qu’une confrontation avec les actes des nationaux-socialistes les amènera à se repentir. Les pierres d’achoppement[6] sont rituellement nettoyées le 9 novembre[7] et de grands discours prononcés le 27 janvier pour marquer la Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de la Shoah. Il ne saurait donc être question d’une représentation fidèle de la vie juive en Allemagne de l’Est, car celle-ci ne relève pas du passé, mais bien du présent. 

Selon une statistique de 2023, environ 125 000 juifs vivraient en Allemagne[8]. Cette population se caractérise par un trait commun : son origine. En effet, plus de 90 % de ses membres sont issus de l’ex-Union soviétique et ont immigré en Allemagne après la chute du régime communiste[9]. La vie juive et ses traditions demeurent discrètes dans les villes allemandes, à moins de savoir précisément où les chercher. Contrairement à ce que l’on observe dans les capitales d’autres pays européens, les quartiers juifs y sont pratiquement inexistants[10].

La jeunesse juive, tout particulièrement dans les Länder de l’Est, demeure largement invisible aux yeux de la société allemande. Lorsque l’on s’intéresse aux juifs, c’est presque toujours aux disparus que vont les regards — rarement aux vivants, et encore moins à la nouvelle génération. Au vu des résultats préoccupants des élections, les médias se penchent à nouveau sur les causes du comportement électoral peu démocratique de nombreux citoyens[11].

Pour les juifs d’Allemagne de l’Est, ces résultats électoraux représentent un nouveau danger dont ils doivent se soucier. Depuis le 7 octobre et son cortège de massacres et d’attaques perpétrés par le Hamas, la sécurité des juifs dans toute l’Allemagne s’est considérablement détériorée. La présence policière, déjà indispensable aux abords des synagogues, a été encore renforcée, les événements juifs se déroulent à huis clos ou sous protection policière. Des graffitis antisémites et antisionistes défigurent les rues et les bâtiments universitaires, des étudiants juifs sont agressés et les manifestations pro-palestiniennes s’intensifient d’une semaine à l’autre. 

Alors que des tentatives ont été faites pour dénazifier la société dans les Länder « occupés » par les Alliés occidentaux et qu’une prise de conscience des crimes commis par les nationaux-socialistes s’y est lentement développée, cette question n’a jamais été abordée dans l’ex-RDA.

Les résultats des élections en Saxe, en Thuringe, dans le Brandebourg et en Allemagne de l’Est en général confirment que près de la moitié des électeurs votent pour des partis véhiculant des idées antisémites et anti-israéliennes. Cependant, ces excès antisémites ne sont pas une surprise, du moins pas pour les Länder en question. Alexander Tsyterer, cofondateur de l’Alliance juive d’Allemagne centrale, rapporte avoir été victime de l’antisémitisme pendant ses années d’école. « Un camarade de classe a posé ses mains sur mes épaules et m’a dit : ‘Adolf Hitler soit avec toi’. Ce n’était que le début. D’autres attaques et commentaires antisémites ont suivi. » Il mentionne également qu’il a non seulement été victime d’incidents antisémites odieux, mais qu’il était également détesté par ses camarades de classe en raison de son origine russe. Lorsqu’il a fini par se défendre, Alexander s’est reproché de ne pas avoir réagi plus tôt. Mais cette attitude avait également tenu à sa crainte de se rendre encore plus impopulaire et d’attirer davantage l’attention. L’expérience vécue par Alexander ne fait malheureusement pas exception dans les écoles est-allemandes, dans la plupart desquelles les propos antisémites ne sont ni pris au sérieux ni condamnés. Au lieu de sanctionner les élèves en faute, de nombreux enseignants s’évertuent à trouver des excuses à leur comportement et à éviter une confrontation pourtant urgente avec un antisémitisme social profondément ancré. Dans cette optique, appeler un groupe WhatsApp « Auschwitz Express » ne serait qu’une mauvaise plaisanterie de la part d’adolescents de 15 ans ne connaissant tout simplement rien à ce sujet ; se moquer des chambres à gaz devant un four crématoire au sein d’un lieu de mémoire est certes déplacé, mais pourrait aussi s’expliquer par le fait que l’élève en question était bouleversé par la visite. Le fait que d’autres élèves prétendument stressés refusent de s’arrêter devant ce même four crématoire et, après avoir été interpellés par un camarade courageux, clament haut et fort qu’ils ne se sentent pas touchés par le sort des victimes ne suscite aucune réaction. S’il en allait autrement, en effet, les établissements scolaires seraient contraints de se remettre sérieusement en question et la société devrait admettre que l’antisémitisme n’a jamais disparu, mais qu’il se transmet de génération en génération. Mais les écoles ne considèrent apparemment pas qu’il leur incombe de lutter contre ces excès et de sensibiliser les jeunes.

 

A lire dans K. : Enquête en Allemagne : Une histoire de l’AfD; par Monty Ott

 

L’expression ouverte de positions antisémites en Allemagne de l’Est trouve également son origine dans l’histoire de ces Länder. Alors que des tentatives (plus ou moins fructueuses) ont été faites pour dénazifier la société dans les Länder « occupés » par les Alliés occidentaux et qu’une prise de conscience des crimes commis par les nationaux-socialistes s’y est lentement développée, notamment grâce au travail de Fritz Bauer et aux procès d’Auschwitz dans les années 1960, cette question n’a jamais été abordée dans l’ex-RDA[12].

Cela a eu pour effet de permettre à des discours antisémites et xénophobes de se développer et de se perpétuer au sein des familles, sans jamais être remis en question. Par ailleurs, la vie juive en RDA, comme dans le reste de l’empire soviétique, était réprimée, ce qui rendait difficile pour les juifs de ce pays de développer leur propre identité culturelle et religieuse[13]. En conséquence, le judaïsme, qu’il s’agisse de la religion ou de l’appartenance ethnique, est demeuré largement dans l’ombre. 

Après des années de dictature fasciste national-socialiste, durant lesquelles les juifs ont été persécutés et assassinés en leur qualité « d’ennemis du peuple », quatre décennies supplémentaires se sont écoulées sans véritable remise en question idéologique ni lutte contre l’antisémitisme. Ainsi, pendant près de soixante ans, les juifs ont été perçus non pas comme des membres à part entière de la société allemande, mais comme des étrangers, des individus marginalisés. Dans ce contexte, ni les expériences d’antisémitisme à l’école ni les résultats des dernières élections ne sauraient réellement surprendre.

De nombreuses personnes dans l’est de l’Allemagne semblent avoir oublié ce qui caractérise l’Occident auquel elles appartiennent : la tolérance, le respect des droits humains universels, la démocratie et la liberté de la presse. 

Cette perception résulte notamment de la glorification de la RDA et de l’Union soviétique, laquelle persiste et, même, s’intensifie depuis quelques années. La dictature du SED[14] n’est pas dénoncée comme telle. Dans des interviews, des articles, des livres, sur les réseaux sociaux ou lors de manifestations, certains ne cessent de souligner à quel point la vie était facile en RDA, à quel point tout y était réglementé et, en somme, à quel point le socialisme surpassait le capitalisme. Le paradoxe, c’est que ces mêmes personnes se targuent régulièrement d’être les seules à avoir été sensibilisées à l’émergence d’une nouvelle dictature grâce à leur expérience, et affirment pourtant sans cesse que « tout est pire aujourd’hui que sous la Stasi ». Une telle attitude relève d’une hypocrisie manifeste. 

C’est précisément la persistance de cette ambivalence qui engendre le mélange d’événements observé régulièrement dans les villes d’Allemagne de l’Est. Si vous n’êtes pas confronté aux « manifestations pour la paix » — où l’OTAN, les États-Unis et même l’Ukraine sont accusés d’être responsables de la guerre qui sévit depuis le 22 février 2022 —, vous croiserez des personnes qui dénoncent la « dictature du coronavirus » et n’hésitent pas à se comparer à Anne Frank ou aux résistants de la Rose Blanche. Dans le même temps, les intéressés se persuadent que, contrairement aux « Wessis[15]qui se soumettent sans broncher aux autorités », ils sont capables de reconnaître immédiatement toute tendance antidémocratique. Pourtant, ces mêmes personnes manifestent aux côtés des « citoyens du Reich » et des partisans de Poutine en faveur d’une dictature où les dissidents sont envoyés dans des camps de travail ou meurent mystérieusement après être tombés d’une fenêtre. 

De là à l’antisémitisme, aux agressions racistes et au rejet de la diversité sexuelle, il n’y a qu’un pas. Et il est allégrement franchi lorsque ceux qui décrivent la chute du mur de Berlin comme la transition d’une dictature à une autre alertent, forts de leur expérience historique, sur la logique totalitaire qui consiste à garantir des droits fondamentaux aux minorités. Dans un article publié dans le magazine Der Spiegel le 15 novembre 2024, l’écrivain Lukas Rietzschel décrit avec une grande justesse la situation en Allemagne de l’Est : « L’Allemagne de l’Est est presque en train de mourir de ses comparaisons fétichisées, de ses affirmations et de ses luttes d’usure avec et contre l’Ouest, tournant en rond à tel point qu’elle en oublie qu’elle fait elle-même partie de l’Ouest »[16]. De nombreuses personnes dans l’est de l’Allemagne semblent avoir oublié ce qui caractérise l’Occident auquel elles appartiennent : la tolérance, le respect des droits humains universels, la démocratie et la liberté de la presse. 

Compte tenu du climat qui règne en Allemagne de l’Est depuis plusieurs années, il n’est pas surprenant que la froideur et la haine envers les minorités s’y expriment de manière de plus en plus ouverte, et notamment à l’encontre des juifs. Même à l’approche des élections, la présidente fédérale du BSW[17], Sahra Wagenknecht, n’a pas hésité à attiser les sentiments anti-israéliens en qualifiant les actions de l’État hébreu de « campagne d’extermination » et en appelant à l’arrêt des livraisons d’armes à ce pays[18]. Dans le contexte de tensions qui règne dans l’ensemble de l’Allemagne depuis le 7 octobre, ces initiatives ont contribué à renforcer la méfiance à l’égard d’Israël. Alexander Tsyterer m’a confié qu’il n’était pas surpris par les résultats électoraux du BSW. « C’est évidemment effrayant, mais c’était prévisible. Il y a lieu de noter que le BSW a obtenu ces résultats grâce à une campagne électorale qui ne portait pas sur des questions régionales ou fédérales, mais sur des thèmes extranationaux tels que la guerre en Ukraine. »

Même après les élections, Wagenknecht a appelé à mettre fin à la solidarité germano-israélienne et a laissé planer un doute sur la complicité de l’Allemagne dans d’éventuels crimes de guerre[19]. Le BSW s’inscrit ainsi dans la lignée du parti préféré de Wagenknecht, le SED[20]. Ce dernier avait qualifié le seul État juif au monde de « violateur du droit international » et d’« État agresseur »[21]. D’après un article de Wolfgang Benz publié par le Centre fédéral pour l’éducation politique, l’antisionisme faisait partie intégrante de la doctrine officielle de la RDA[22]. L’État d’Israël faisant en effet figure de pion dans le jeu de la guerre froide, la position résolument anti-israélienne de la RDA était dictée par l’Union soviétique. Dans ce contexte, il n’est guère surprenant que, 25 ans après la chute du mur de Berlin, les théories antisémites et antisionistes continuent de trouver un terreau fertile en Allemagne de l’Est.

Les juifs d’Allemagne de l’Est savent que près de la moitié de leurs concitoyens nourrissent des ressentiments antisémites, ou, à tout le moins, n’accordent pas à ce fléau suffisamment d’importance pour que cela influence réellement leurs choix électoraux.

En plus d’une hostilité prononcée à l’égard d’Israël, les communautés juives subissent également des attaques et des agressions de la part de l’extrême droite. Après avoir atteint un pic dans les années 1990, les attaques de néonazis contre les minorités sont de nouveau en hausse depuis plusieurs années. En 2023, le nombre d’infractions commises par des extrémistes de droite en Allemagne a ainsi augmenté de 22,4 % par rapport à l’année précédente, pour atteindre 25 660 infractions[23].

Depuis la montée en puissance de l’AfD, certaines inhibitions qui existaient encore il y a peu, du moins en partie, semblent s’être progressivement estompées. Lors de réunions électorales de l’AfD, son principal candidat en Thuringe et cofondateur de la « fraction » d’extrême droite interne au parti a cité un slogan des SA , ce qui lui a valu d’être condamné à une amende[24]. Lors d’autres manifestations électorales, il a encouragé les personnes présentes à crier le slogan en question. Il a également hurlé des mots d’ordre glorifiant le national-socialisme et à caractère antisémite en compagnie de néonazis dans plusieurs petites villes de Saxe, dont Grimma[25]. Les journalistes qui questionnent les électeurs de l’AfD sur l’antisémitisme du parti, sa glorification du Troisième Reich ou encore sa banalisation de la Shoah se heurtent à des réponses qui cautionnent ouvertement l’ensemble de ces positions. 

Lors des interviews télévisées, au lieu de condamner la déformation éhontée de l’histoire par l’AfD et leur culte du NSDAP, les personnes interrogées sourient fièrement aux caméras et professent tranquillement cette vision du monde. Voilà qui prouve une fois de plus que l’AfD n’est pas, comme certains le prétendent, plébiscité par de prétendus électeurs contestataires, mais que, au contraire, la majorité de ses partisans professent résolument une idéologie d’extrême droite, antisémite, islamophobe et xénophobe. L’AfD tente de se donner une apparence démocratique et se sert de ce prétexte pour attirer tous ceux qui, en Allemagne de l’Est, ont toujours professé ces opinions sans oser les exprimer en public. Cette honte s’est dissipée : dans les nouveaux Länder, nombreux sont ceux qui affichent désormais sans réserve leurs convictions d’extrême droite.

L’impact de cette évolution sur la vie juive se traduit par des conséquences à la fois manifestes et particulièrement graves. Au cours du seul mois d’octobre 2024, des pierres d’achoppement[26] ont été arrachées des trottoirs et volées à Zeitz et à Halle, des articles antisémites partagés par Höcke sur les réseaux sociaux, des croix gammées et des slogans nationaux-socialistes barbouillés sur les murs de maisons dans la ville brandebourgeoise de Spremberg, un drapeau allemand remplacé par un drapeau à croix gammée sur un belvédère, des plaques commémoratives recouvertes de graffitis, des saluts hitlériens exécutés à Stollberg et à Grimma, et des pierres d’achoppement recouvertes de plâtre à Weimar[27]

Ces événements ne sont qu’une petite sélection d’incidents antisémites survenus au cours du même mois, le nombre de cas non signalés étant bien plus élevé. Le simple fait de connaître les résultats des élections suffit à transformer l’expérience et le quotidien dans les Länder de l’est de l’Allemagne. Les juifs savent que près de la moitié de leurs concitoyens nourrissent des ressentiments antisémites, ou, à tout le moins, n’accordent pas à ce fléau suffisamment d’importance pour que cela influence réellement leurs choix électoraux.

 

A lire dans K. : Pourquoi les Juifs d’Allemagne parlent-ils russe ?, par Lisa Vapné

 

La vie juive en Allemagne de l’Est ne s’arrête pas pour autant. Au contraire, bien que les juifs ne représentent que 0,003 à 0,008 % de la population des nouveaux Länder et que la majorité d’entre eux soient arrivés en Allemagne en tant que réfugiés « au titre des contingents »[28] après l’effondrement de l’Union soviétique, ils sont en train d’expérimenter quelque chose de très juif : la résilience.

Alexander Tsyterer rapporte que si de jeunes juifs, en particulier, tournent le dos à l’Allemagne de l’Est en raison de leur expérience de l’antisémitisme, ceux qui restent s’organisent de plus en plus. De ce fait, la JAM (Alliance juive d’Allemagne centrale) et Hillel se sont donné pour mission de créer une jeune communauté juive. En outre, comme il y a très peu de juifs dans ces Länder, ces organisations accueillent non seulement les juifs matrilinéaires, mais aussi les juifs patrilinéaires[29]. Toujours selon Alexander, « nous devons nous serrer les coudes précisément parce que nous sommes si peu nombreux ». 

Du fait de leur petit nombre, les choses sont toujours très informelles. Les membres célèbrent le shabbat ensemble et le travail des deux organisations porte lentement ses fruits, suscitant la fierté et la joie d’Alexander. Il semblerait qu’il y ait enfin une jeune communauté juive en Allemagne de l’Est, laquelle habite fièrement sa religion et assume sa judéité surtout face à l’adversité. Ces jeunes refusent de se laisser intimider par l’antisémitisme, sous quelque forme qu’il revête ; ils veulent au contraire être forts, fiers et pleinement juifs. Pour illustrer l’existence de cette jeunesse et les combats qu’elle mène, Alexander collabore au magazine EDA fondé par l’Union fédérale des étudiants juifs. Ses textes publiés vont d’articles couvrant l’insuffisance de la culture du souvenir en Allemagne de l’Est, à des poèmes sur la résilience, en passant par des interviews de propriétaires de restaurants juifs. « Le magazine EDA est pour moi un formidable moyen d’écrire sur la politique et sur l’antisémitisme auquel nous sommes confrontés, en particulier depuis le 7 octobre, mais aussi de signaler au monde que je suis juif, que je vis, que j’ai grandi en Allemagne de l’Est et que j’en suis fier. » 

En concentrant son action en direction de la mémoire, l’Allemagne se soucie avant tout d’elle-même, afin d’assumer sa propre culpabilité et sa responsabilité dans la Shoah. Après tout, les juifs d’Allemagne n’ont nul besoin d’être sensibilisés aux crimes de la Shoah.

L’avenir est très incertain. Les négociations de coalition en cours dans les nouveaux Länder se sont avérées ardues en raison des bons résultats de l’AfD et de la BSW. Après tout, ces deux partis ont pour objectif de remettre en cause, voire de détruire l’ordre démocratique qui constitue le fondement de l’Allemagne actuelle. Ils défendent des positions antisémites et ne manquent aucune occasion de susciter la haine contre les musulmans, les juifs, les migrants et leurs descendants, ainsi que contre Israël. En Saxe, la CDU gouverne en coalition avec le SPD, constituant ainsi un gouvernement minoritaire[30]. En Thuringe, la CDU et le SPD ont été contraints de former une coalition avec le BSW, tandis que dans le Brandebourg, ce sont le SPD et le BSW qui vont gouverner le Land. Ces nouveaux gouvernements témoignent du fait que la démocratie est en danger en Allemagne de l’Est. Le gouvernement minoritaire de Saxe dépend des autres partis pour faire passer des projets de loi au parlement, ce qui s’avère difficile quand au moins deux des groupes parlementaires restants tentent de discréditer et de détruire la démocratie telle que nous la connaissons. 

Bien que l’Allemagne ait, au niveau fédéral, échappé à une telle situation grâce à un gouvernement réunissant la CDU et le SPD sous la direction du nouveau chancelier Friedrich Merz[31], le danger demeure loin d’être écarté. Le parti dit « Alternative pour l’Allemagne » (AfD) est parvenu à obtenir le deuxième meilleur score aux élections du Bundestag, avec 20,8 % des suffrages[32]. Encouragés par la population dans leurs déclarations xénophobes et rétrogrades, ses dirigeants continueront à se radicaliser et à tenter d’empêcher un travail parlementaire harmonieux et digne d’une démocratie afin de l’affaiblir de l’intérieur.

L’objectif de l’AfD est précisément d’affaiblir l’Allemagne autant que possible, en exploitant les peurs et les inquiétudes de la population afin de rallier des partisans, tout en avançant des solutions populistes et simplistes. Ses dirigeants attisent la haine et s’inspirent du modèle national-socialiste, lequel reconnaissait déjà que « la haine est une émotion puissante »[33]. L’AfD et les petits partis d’extrême droite, tels que « Die Heimat », « III. Weg » et « Freie Sachsen », mettront à profit les quatre prochaines années pour mobiliser et radicaliser davantage leurs partisans, ainsi que pour intensifier leur lutte contre « l’élite dirigeante mondiale ». Leurs prises de parole publiques seront inévitablement entachées de propos infâmes, de mensonges, de xénophobie et de théories du complot à caractère antisémite. Reste à espérer que la grande majorité des Allemands fera preuve de résilience et soutiendra les partis et initiatives issus du spectre démocratique, notamment pour protéger la vie juive et tirer les leçons de leur propre histoire, plutôt que de la répéter.

S’agissant de ses souhaits pour l’avenir, Alexander Tsyterer aimerait non seulement que les partis antisémites fassent un mauvais score aux élections, mais aussi qu’une réflexion plus profonde sur la responsabilité allemande soit entamée. Il revient naturellement à l’État allemand de parrainer les mémoriaux des camps de concentration, de garantir la sécurité des communautés juives et de soutenir l’installation de pierres d’achoppement. Toutefois, en agissant ainsi, l’Allemagne se soucie avant tout d’elle-même, afin d’assumer sa propre culpabilité et sa responsabilité dans la Shoah. Après tout, les juifs d’Allemagne n’ont nul besoin d’être sensibilisés aux crimes de la Shoah. Leur famille l’a vécue et n’y a que partiellement survécu. 

Alexander, quant à lui, souhaite une véritable promotion de la vie juive tant dans l’Est que dans l’Ouest de l’Allemagne. La nourriture casher devrait être rendue plus accessible, des écoles et des jardins d’enfants juifs devraient être créés, ou, à tout le moins, un enseignement religieux juif devrait être accessible partout. Ses propositions portent sur des aspects du quotidien qui font partie intégrante de la vie juive en Allemagne et qui s’inscrivent en dehors de la seule culture du souvenir. C’est ainsi que la vie juive en Allemagne de l’Est devrait évoluer à l’avenir afin de devenir une composante du quotidien, non seulement pour ceux qui la vivent, mais aussi pour l’ensemble des citoyens, afin que la judaïté est-allemande ne soit plus perçue comme un corps étranger, mais puisse enfin occuper la place qui lui revient. Aux juifs des nouveaux Länder, Alexandre souhaite courage et confiance. « Après la pluie, le beau temps. J’espère que les liens avec les jeunes juifs de toute l’Allemagne se renforceront encore, afin que nous puissions continuer à faire grandir notre communauté, riche de sa diversité, de sa joie et de sa fierté. »


Antonia Sternberger

Notes

1 Cette carte indique la part des suffrages exprimés en faveur des partis populistes-nationalistes, de droite (AfD) comme de gauche (BSW), lors des élections européennes de 2024 en Allemagne. Les pourcentages sont regroupés par tranches de 5 %, allant de 10 % à 49,99 %, selon une échelle de couleurs du bleu clair (faible score) au bleu foncé (score élevé).
2 https://www.bpb.de/kurz-knapp/taegliche-dosis-politik/551829/landtagswahlen-in-thueringen-und-sachsen-ergebnisse/
3 https://wahlergebnisse.brandenburg.de/12/500/20240922/landtagswahl_land/ergebnisse.html
4 Dans le présent article, le terme « Allemagne de l’Est » désigne les Länder de l’est de l’Allemagne actuelle, c’est-à-dire les régions correspondant à l’ancienne République démocratique allemande (RDA). Depuis la réunification, « Allemagne de l’Est » est en effet employé dans un sens politique, économique et socioculturel pour parler des « nouveaux Länder » (Mecklembourg–Poméranie-Occidentale, Brandebourg, Saxe-Anhalt, Saxe, Thuringe) ainsi que de la partie orientale de Berlin.
5 https://www.buchenwald.de/en/newsroom/Statement-des-Internationalen-Komitees-Buchenwald-Dora-und-Kommandos
6 Les Stolpersteine (littéralement « pierres d’achoppement » en allemand) sont de petits pavés commémoratifs en béton, surmontés d’une plaque de laiton gravée, qui sont incrustés dans les trottoirs devant le dernier domicile connu de victimes du nazisme.
7 Date anniversaire de la Nuit de Cristal de 1938.
8 https://de.statista.com/statistik/daten/studie/37092/umfrage/anzahl-der-juden-in-ausgewaehlten-laendern/
9 https://www.bpb.de/themen/migration-integration/kurzdossiers/252561/juedische-kontingentfluechtlinge-und-russlanddeutsche/
10 https://www.ricksteves.com/watch-read-listen/read/articles/europe-jewish-quarters
11 https://www.amadeu-antonio-stiftung.de/bundestagswahl-2025-warum-jugendliche-afd-waehlen-132929/, https://www.deutschlandfunk.de/junge-waehler-rechts-afd-100.html, https://www.tagesschau.de/inland/innenpolitik/wahlverhalten-junge-menschen-100.html
12 https://www.bpb.de/themen/erinnerung/geschichte-und-erinnerung/39814/geschichte-der-erinnerungskultur-in-der-ddr-und-brd/
13 https://www.bpb.de/shop/zeitschriften/izpb/juedisches-leben-348/juedisches-leben-348/341615/juedisches-leben-in-der-ddr/
14 Acronyme de Sozialistische Einheitspartei Deutschlands (Parti socialiste unifié d’Allemagne), le parti communiste ayant fondé et gouverné l’Allemagne de l’Est (République démocratique allemande, RDA) de 1949 jusqu’à la fin du régime en 1989.
15 « Wessis » est un terme informel, péjoratif et familier utilisé en Allemagne pour désigner les personnes originaires de l’ancienne Allemagne de l’Ouest (la République fédérale d’Allemagne, ou RFA) avant la réunification du pays en 1990. Le terme est dérivé de l’allemand « Westen » (qui signifie ouest).
16 https://www.spiegel.de/politik/deutschland/bsw-und-russland-die-ignoranz-sahra-wagenknechts-gegenueber-osteuropa-a-ebdd1768-36db-4dc7-b401-753e6e620e6f?_gl=1*1cr43y2*spon_gcl_au*MTY3Njc5NzAwNS4xNzQ0NDY5NDU0
17 Le BSW (Bündnis Sahra Wagenknecht) est un parti politique allemand fondé en janvier 2024 par Sahra Wagenknecht, figure emblématique issue du parti Die Linke, aux côtés d’Amira Mohamed Ali. Il se présente comme une formation de « gauche conservatrice » ou de « gauche autoritaire », alliant des positions économiques sociales progressistes à une approche plus réservée sur les questions sociétales et migratoires.
18 https://www.zdfheute.de/politik/deutschland/bsw-wagenknecht-judenhass-zentralrat-kritik-100.html
19 https://www.juedische-allgemeine.de/meinung/beim-israelhass-bleibt-sahra-wagenknecht-sich-treu/
20 Voir supra la note de bas de page 11.
21, 22 https://www.bpb.de/themen/deutschlandarchiv/246359/das-israelbild-der-ddr-und-dessen-folgen/
23 https://www.verfassungsschutz.de/DE/themen/rechtsextremismus/zahlen-und-fakten/zahlen-und-fakten_node.html
24 https://www.tagesschau.de/inland/innenpolitik/hoecke-urteil-geldstrafe-100.html, https://www.bbc.com/news/world-europe-69012813
25 https://www.fr.de/politik/afd-bjoern-hoecke-sieg-heil-grimma-saschen-leipzig-nazi-neonazi-rechtsradikale-video-twitter-zr-90976211.html
26 Voir supra la note de bas de page 6.
27 https://www.mdr.de/nachrichten/sachsen-anhalt/landespolitik/stolpersteine-antisemitisch-kriminalitaet-100.html, https://www.geschichte-statt-mythen.de/aktuelles/Hoecke-teilt-NS-Karikatur, https://www.sueddeutsche.de/panorama/extremismus-unbekannte-hinterlassen-nazi-schmierereien-dpa.urn-newsml-dpa-com-20090101-241022-930-267336
28 Dans le contexte de l’exode du bloc de l’Est après la chute du Rideau de fer, de nombreux juifs soviétiques ont bénéficié des politiques d’accueil instaurées en Allemagne après la réunification, notamment à partir de 1991, pour s’y établir. Ces migrants russophones se sont installés pour beaucoup dans les nouveaux Länder sous le statut spécifique de « réfugiés du contingent ».
29 Si, dans le judaïsme traditionnel, la judéité se transmet par la mère, certains courants libéraux acceptent cependant aussi la transmission patrilinéaire, c’est-à-dire par le père, à condition que l’enfant soit élevé dans la tradition juive.
30 https://www.mdr.de/nachrichten/sachsen/politik/landtagswahl/kretschmer-wahl-ministerpraesident-ticker-108.html
31 https://www.bundesregierung.de/breg-de/bundesregierung/bundeskabinett
32 https://www.bundeswahlleiterin.de/bundestagswahlen/2025/ergebnisse/bund-99.html
33 Kershaw, Hitler. 1889-1936, S. 402; Wlekly, Gareth Jones – Chronist der Hungersnot in der Ukraine, S. 173.

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