Après l’affaire Brusselmans, le magazine flamand Humo a encore frappé … Cette fois-ci, c’est le trope antisémite moyenâgeux du « boucher juif » qui se trouve réactivé par une caricature du duo Kama & Seele. Joël Kotek, historien et président de l’Institut Jonathas, revient ici sur l’histoire et l’actualité de l’imagerie antisémite dans la presse belge et internationale.
La séquence meurtrière déclenchée le 7 octobre 2023 par le Hamas n’a pas seulement engendré une catastrophe humanitaire de grande ampleur, elle a également servi de détonateur à une libération de la parole antisémite dans des proportions et sous des formes que l’on croyait reléguées aux marges les plus extrêmes de l’espace public occidental. Bien au-delà des slogans violents ou des propos haineux épisodiques, ce sont des tropes antisémites pluriséculaires – que l’on pensait à jamais disqualifiés par leur association historique avec la Shoah – qui opèrent aujourd’hui un retour tonitruant dans le débat public, et ce parfois jusqu’aux médias les plus respectés. Au centre de ces motifs éculés, celui du Juif tueur d’enfants et buveur de sang refait surface. Le Juif (certes déguisé en sioniste), n’apparaît plus comme citoyen, soldat ou acteur politique, mais comme incarnation surnaturelle du mal absolu. L’imagerie du vampire, du sacrificateur, du boucher – jusque-là instrument de la propagande nazie, des pamphlets d’extrême droite ou de la rhétorique de la gauche radicalement antisioniste – refleurit aujourd’hui… dans la presse grand public européenne.
Quand Humo rejoue Le Stürmer
L’un des exemples les plus inquiétants de cette résurgence est donné par une caricature de Kama & Seele publiée le 31 juillet dernier par le magazine flamand HUMO (n° 4430). Le dessin représente un boucher israélien/sioniste/juif (?) abattant « à Gaza (des enfants palestiniens) sans étourdissement ». L’image est antisémite par son titre, « Abattage sans étourdissement » faisant clairement allusion à l’abattage rituel juif désormais interdit sur le territoire flamand.
Elle l’est aussi par son visuel : le cadavre sanguinolent d’un enfant palestinien entouré d’enfants terrorisés parce que promis au même traitement que leur petit camarade, l’abattoir. Elle l’est enfin par sa légende, laquelle ne laisse place à aucune espèce d’ambiguïté : « Le 7 octobre 2023, Israël envahissait Gaza [Nous soulignons]. Le reste appartient à l’histoire horrible, à un présent glaçant. Et à l’avenir, car le génocide se poursuit sans relâche. »
Vous avez bien lu, selon HUMO, c’est Israël, et non le Hamas, qui aurait été l’envahisseur le 7 octobre. Quant à la formule « le reste appartient à l’histoire », elle interroge sur le passé historique auquel se réfèrent les éditeurs de la légende, visiblement inspirés par les accusations moyenâgeuses de crime rituel juif.
Qu’est-ce qu’HUMO ?
Un média marginal de second plan ? Pas du tout. Humo est un hebdomadaire flamand grand public, fondé en 1936, profondément enraciné dans la vie culturelle de la Belgique néerlandophone. Connu pour son ton irrévérencieux, sa satire acérée et son influence marquée sur la musique et la culture populaire, il a façonné des générations de lecteurs et d’artistes. Si l’on devait chercher un équivalent étranger, il se situerait quelque part entre Télérama, Rolling Stone et The Village Voice : une couverture culturelle grand public mêlée à une voix provocatrice.
Depuis le 7 octobre, HUMO est un révélateur du malaise flamand à l’égard des Juifs. Ses dérapages sont coutumiers. En août 2024, comme l’enquête de Rafael Amselem dans K. l’avait raconté, la magazine avait provoqué un tollé lorsque son chroniqueur Herman Brusselmans écrivit cette phrase stupéfiante : « Je suis tellement en colère que j’ai envie d’enfoncer un couteau bien aiguisé dans la gorge de chaque Juif que je rencontre. » Ces propos déclenchèrent la condamnation des organisations juives, qui les dénoncèrent comme un appel explicite à la violence et comme de l’antisémitisme pur et simple. En vain. L’équipe éditoriale de Humo défendit Brusselmans, rejetant ces mots comme de la satire et laissant la chronique publiée. Malgré le scandale, le magazine soutint d’abord le texte avant de finir par le le retirer discrètement de son site internet. Et pourtant, loin de tirer les leçons de cet épisode et réitérant l’offense, HUMO est allé plus loin en publiant cette caricature antisémite de Kama & Seele.
Qui sont Kama & Seele ?
Kamagurka (Luc Zeebroek, né en 1956) et Herr Seele (Peter van Heirseele, né en 1959) comptent parmi les voix les plus singulières de la vie culturelle flamande. Apparus à la fin des années 1970, ils formèrent un duo mêlant art visuel, satire et performance, introduisant un humour à la fois surréaliste, irrévérencieux et profondément déstabilisant pour le goût dominant. Leur création la plus célèbre, Cowboy Henk est devenue une référence culturelle. Au-delà de cette renommée dans la bande dessinée, Kama et Seele sont un de baromètres culturels de la Flandre : ils occupent une place aussi bien dans les galeries que dans les médias de masse. Ils ont le statut d’icônes culturelles flamandes. Leur détournement antisémite laissera des traces dans une psyché flamande déjà bien troublée par le signifiant juif.
L’image et le sang : archéologie d’un trope antisémite
Le rapprochement avec le mythe médiéval du libelle de sang, à savoir de la pratique juive de l’infanticide, est plus qu’évident : il saute aux yeux. Le nier relève de la pure mauvaise foi. En témoignent ces quelques exemples.

L’accusation de crime rituel, signalée dès le Ier siècle de notre ère dans l’Égypte païenne, prend racine dans la chrétienté occidentale à partir du XIIe siècle, pour culminer, au XXe siècle, dans des épisodes comme celui de Kielce où, dans la Pologne d’après-guerre (1946), 42 survivants de la Shoah furent massacrés par une foule fanatisée, au motif qu’ils auraient enlevé un enfant polonais dans le but de le sacrifier. On pouvait croire que ce type de délire aux conséquences meurtrières appartenait à un autre temps, mais il ressurgit aujourd’hui tel quel, faisant appel aux mêmes codes graphiques que ceux du Stürmer, dans un magazine culturel belge.
Le fait ne tient évidemment pas au hasard, antisémitisme secondaire oblige.
Antisémitisme secondaire : une culpabilité refoulée
Le concept d’antisémitisme secondaire fait référence à une haine des Juifs non pas malgré Auschwitz, mais à cause d’Auschwitz. Il ne s’agit pas là d’une simple figure de rhétorique, mais d’un mécanisme psychologique cohérent consistant à transformer sa propre culpabilité à l’égard des Juifs en ressentiment accusatoire. En ce sens, nazifier Israël permet à bon nombre d’héritiers de la collaboration, ainsi qu’à leurs enfants et petits-enfants, de se libérer du poids mémoriel de la Shoah. Rappelons que 67 % des Juifs de Flandre furent exterminés dans un climat de collaboration indéniable. La guerre à Gaza offre, dans ce contexte, un prétexte idéal à une condamnation vertueuse de l’État juif, puisqu’elle se fait au nom des droits humains.

Comme l’écrivait, avec une amertume prophétique, Vladimir Jankélévitch : « Et si les Juifs étaient eux-mêmes des nazis ? Ce serait merveilleux ». Au Nord de la Belgique, cette calomnie l’est assurément, comme en témoignent les dérapages répétitifs des caricaturistes flamands. Deux petits exemples.

Le dessin de HUMO, affublé du titre glaçant « Abattage sans étourdissement », illustre à merveille ce mécanisme d’auto-disculpation. Ce dessin, qui affirme qu’Israël tue volontairement des enfants – cibles désignées d’un génocide en cours –, n’est pas une simple provocation. C’est une reprise, consciente ou inconsciente, d’un imaginaire chrétien millénaire et d’une culpabilité envers les Juifs rarement assumée. Le thème de l’ogre juif, du Juif infanticide, du Juif sanguinaire : autant de figures du répertoire antisémite européen, et désormais arabo-musulman.

L’habitude qui consiste à dépeindre les Juifs comme des ogres et des vampires colle, tel le sparadrap du capitaine Haddock, à l’inconscient collectif de l’Occident chrétien. Ces clichés sont si bien ancrés dans la psyché meurtrie de l’Occident que, à la moindre occasion – et le conflit israélo-palestinien offre en permanence de telles occasions -, ils ressurgissent avec force et férocité : caricatures dévoyées, points de vue outrés et insultants, diabolisation de toute une nation et de tout un peuple.
Et même quand la machine s’emballe et qu’elle devient folle, personne ne fait mine de s’en affecter…
De quoi la caricature d’Humo est-elle le nom ?
HUMO a franchi une ligne rouge : celle qui sépare la critique légitime d’un gouvernement – et Israël, comme toute démocratie, peut et doit être critiqué – de la réactivation de stéréotypes aussi anciens que répugnants. Notre souci n’est pas dedéfendre la personne ou la politique de M. Netanyahou. Loin de là… Il s’agit de dénoncer une mécanique implacable : dès qu’il est question d’Israël (et non de la Russie, de la Chine, du Soudan ou de la Syrie), les pires accusations refleurissent : les dirigeants d’Israël sont des monstres avides de sang ; les Juifs sont leurs complices ; ils rendossent leurs oripeaux anciens et momentanément rangés au magasin des accessoires, ceux de la Bête. L’accusation de génocide, on l’aura bien compris, prend ici le relais de l’accusation de déicide et d’infanticide. Dans les sociétés chrétiennes, on reproche aux Juifs d’avoir tué le Christ. Dans les sociétés sécularisées, on les accuse d’exterminer un peuple entier. Dans un cas comme dans l’autre, les coupables juifs doivent être moralement bannis et exclus de la communauté des hommes. Cette rhétorique du bannissement et de l’exclusion ontologique occupe une place de plus en plus inquiétante dans les médias belges, qu’ils soient néerlandophones ou francophones. L’antisémitisme, qu’on ne l’oublie pas, repose toujours sur une inversion du réel. Le véritable acte génocidaire du 7 octobre 2023 fut celui du Hamas et de ses alliés. Or, rappelons-le, c’est à Israël que le magazine impute ce crime terrible. « Le 7 octobre, y est-il écrit, Israël envahissait Gaza. » Ce n’est pas là seulement une erreur factuelle, c’est une négation délirante des faits : ce jour-là, plus de 1.200 civils israéliens, parmi lesquels des bébés, furent massacrés, mutilés, violés et brûlés, mis en pièces par les commandos du Hamas. Le paradoxe n’est qu’apparent puisque, on ne le sait que trop, dans l’imaginaire antisémite, peu importe la réalité : le Juif est toujours coupable. Même victime, il est bourreau, et ce renversement tient du paradigme.
À cet égard, le correctif apporté par HUMO n’arrange rien. On y lit : « Correction – Dans le numéro 4430 de HUMO, la rédaction a publié une légende accompagnant le tableau de Kama & Seele, qui débutait par la phrase : “Le 7 octobre 2023, Israël a envahi Gaza.” Cette affirmation est factuellement incorrecte : le 7 octobre, c’est le Hamas qui a lancé une attaque, à laquelle Israël a répliqué le jour même par des frappes aériennes. »
Ce démenti est minable, sinon risible. D’ailleurs, la découverte du « factuellement correct » ne semble pas avoir permis à HUMO de s’interroger sur les implications du fait que ce sont les massacres du Hamas qui ont ouvert la séquence meurtrière : la référence au 7 octobre a simplement disparu de la légende, au profit d’un sobre « En octobre 2023, Israël envahissait Gaza ».
HUMO, un média antisémite ?
HUMO doit-il être qualifié de média antisémite ? La question mérite d’être posée, eu égard aux messages antisémites répétés – et à peine subliminaux – que délivre cette publication mois après mois. Ce qui est certain, c’est qu’HUMO a publié une caricature digne du Stürmer, l’hebdomadaire nazi, qui diffusa lui aussi jusqu’en 1945 des images de Juifs infanticides. Tous les crimes de sang commencent par des crimes de plume et d’encre, avait conclu le tribunal de Nuremberg en condamnant le directeur du Stürmer, Julius Streicher, bien qu’il n’ait pas personnellement participé à l’exécution du génocide. Les responsables d’HUMO auront-ils à répondre devant la justice des conséquences de leurs publications, alors que la violence antisémite déferle actuellement sur l’Europe ?
Actuellement, ce n’est nullement le cas, et le plus glaçant dans cette affaire est qu’il y a toutes les chances pour qu’HUMO ne présente aucune excuse et ne soit jamais sanctionné. Dénoncer l’« ogre sioniste » est au contraire des plus gratifiants dans le plat pays belge. L’impunité des antisémites apparaît totale. Au nom de la satire, tout est permis dès qu’il s’agit (il est vrai) des seuls Juifs – et même l’incitation au meurtre, comme en témoigne l’acquittement de Herman Brusselmans . Parions plutôt que Brusselmans et les deux compères Kama & Seele seront honorés assez tôt d’un diplôme de Docteur Honoris Causa de quelques belles universités flamandes. Le prix de la caricature 2025 semble d’ores et déjà acquis à nos deux illustrateurs. Rappelons-le avant de poursuivre : tout crime contre l’humanité est nécessairement précédé de messages et d’images de haine.
Le sang des Juifs : une rhétorique antisémite qui renaît en Belgique
L’antisémitisme n’est pas seulement une haine ou une opinion : c’est une syntaxe, une manière codée d’assigner et de représenter le mal. Ce lexique hérité du Moyen Âge chrétien, réactualisé par la modernité politique, nourri d’imaginaires sacrificiels, d’obsessions sanglantes, de fantasmes de domination, s’il s’est longtemps caché, n’a jamais disparu. Il s’agit d’un feu qui couve et qui n’attend que son heure pour se raviver… La scène change, le script reste le même, jusque tout récemment dans la presse francophone.



Conclusion : Le Juif boucher comme icône de l’inhumanité
Le message diffusé par HUMO est tout sauf neutre. Il mobilise une grammaire ancienne, bien rodée. Le trope du « Juif boucher » est particulièrement révélateur. Il revient sous différentes formes, comme dans cette caricature de Ralph Soupault – dessinateur communiste passé à la collaboration – représentant un Juif armé d’un couteau dans un abattoir.

La figure du Juif boucher est particulièrement prisée dans la presse arabe depuis plus de 40 ans.


L’affiche ci-dessus, éditée en 2002 par l’Union des Étudiants palestiniens et une association d’étudiants de l’Université de San Francisco, démontre les liens directs entre antisionisme et antisémitisme : l’enfant palestinien est clairement décrit comme ayant été « abattu selon les rites juifs ». Il en est de même sur le dessin de l’image 12, réalisé par Eric Buzin, un proche du fasciste français Alain Soral. La grammaire est purement antisémite : « le bétail est abattu … comme le veut le Talmud ».
On se souvient qu’un boucher juif de Londres fut un temps soupçonné d’être… Jack l’Éventreur. Cette obsession n’est pas innocente. Elle inscrit le Juif dans un imaginaire de cruauté, de chair, de sang et de mutilation. Et les images qui la nourrissent ne sont pas que des mots ou des dessins : ce sont des appels – implicites ou explicites – à l’exclusion, à la déshumanisation qui préparent souvent au pire. Surtout pour les Juifs, tradition oblige.
Joël Kotek