Le Juif errant en politique

Qu’est-ce qui explique l’errance politique de certains Juifs, qui semblent irrésistiblement glisser vers la droite ? Katie Ebner-Landy propose ici de la comprendre à partir de trois paradoxes contre lesquels il faudra lutter pour rasséréner les Juifs de gauche.

 

« Le Juif errant », Estampe, par Grandville (1803 -1843) (o) mahJ

 

Aujourd’hui, à mi-chemin entre la gauche et la droite, on peut observer un phénomène intrigant : le Juif errant en politique. Ce personnage, autrefois ancré plutôt à gauche, glisse progressivement vers la droite. 

Le 15 septembre, Jewish Currents, magazine juif progressiste, a organisé son premier événement public à New York. Une table ronde avait pour tâche d’explorer comment les partis de droite en France, au Brésil, au Royaume-Uni et aux États-Unis ont récemment tendu leurs bras aux Juifs en adoptant une posture de protecteurs. Les spécialistes présents ont décortiqué ce phénomène et mis en lumière l’instrumentalisation des Juifs par la droite politique. Cependant, une question cruciale est restée en suspens : pourquoi cette instrumentalisation a-t-elle trouvé un terrain fertile ? Pour y répondre, il faut renverser la perspective et redonner aux Juifs la maîtrise de leur destin. Quelles sont les motivations profondes de leur glissement politique ?

On ne peut les comprendre qu’en regardant des deux côtés de l’échiquier politique. En effet, ce n’est pas seulement la droite qui a changé de tactique, mais aussi la gauche qui a cessé d’être perçue comme accueillante. Trois paradoxes peuvent expliquer ce revirement.

Nous, la gauche juive diasporique, devons les reconnaître et nous y attaquer, afin d’empêcher qu’ils soient utilisés contre nous.

1. Diaspora contre État-nation

Les États-nations sont une façon peu glorieuse d’organiser le monde. Créés le plus souvent dans la violence, ils sont majoritairement ethnocentriques et excluent les personnes qui ne s’y intègrent pas, que ce soit au moment de leur création ou plus tard. Ils représentent cependant le statu quo, la façon dont le monde existe et fonctionne actuellement. La diaspora est une condition de vie sans État-nation, qui impose de vivre en exil parmi d’autres nations. Quelques populations vivent actuellement en diaspora et n’ont pas d’État-nation. C’est le cas aujourd’hui de nombreux Palestiniens. Historiquement, cette situation a longtemps été celle des Juifs. 

Les organisateurs juifs antisionistes de la table ronde de Jewish Currents ont loué la valeur de la diaspora : parce qu’elle refuse l’unité entre la terre et le peuple, elle encourage la compréhension des autres peuples, le partage des modes de vie, l’effacement des différences essentialistes. Ce faisant, ils s’inscrivent dans une certaine tradition philosophique. Ainsi, le philosophe Theodor Adorno écrivait : « Il fait partie de la morale de ne pas habiter chez soi ». Ces mêmes organisateurs ont critiqué l’État-nation juif et son idéologie fondatrice, le sionisme, en tant que philosophie établissant une sorte de suprématie ethnique. 

Le Juif de gauche est encouragé à idéaliser le Yiddishland et à vénérer les bundistes qui ont refusé la tentation du sionisme. Mais lorsqu’il s’agit des Palestiniens, il se doit de soutenir les aspirations des intéressés à un État.

Le seul panel animé par des organisateurs palestiniens, en revanche, trahissait un désir de nation. Ces orateurs ont déploré la condition de la diaspora : la difficulté de représentation et d’organisation, ainsi que les obstacles extrêmes en matière de dignité et de défense des droits. Une intervenante a évoqué l’idée, pour mettre fin à cette condition, de dépasser le modèle de l’État-nation, sans toutefois pouvoir préciser les implications concrètes d’un tel projet lorsqu’elle fut interrogée. Être un Juif de gauche, c’est avoir une nation et vouloir une diaspora. Être Palestinien, c’est vivre le plus souvent en diaspora et vouloir une nation.

Il s’agit ici autant du présent que du passé. Dans le panthéon de la gauche juive, le Bund (Union générale des travailleurs juifs) occupe une place centrale, en tant que groupe ayant résisté aux sirènes du nationalisme. Lorsqu’il s’agit de raconter sa propre histoire, le Juif de gauche est encouragé à idéaliser le Yiddishland et à vénérer les bundistes qui ont refusé la tentation du sionisme. Mais lorsqu’il s’agit des Palestiniens, il se doit de soutenir les aspirations des intéressés à un État. S’il existait un Bund palestinien, les choses pourraient être différentes, car celui-ci incarnerait alors une alternative diasporique. Mais l’architecture de l’internationalisme socialiste sur laquelle le Bund s’appuyait autrefois fait cruellement défaut. Dans l’état actuel des choses, le Juif de gauche doit refuser le sionisme pour lui-même, tout en encourageant une forme de « sionisme » pour une autre nation.

L’écrivain français Jean Genet, au vu des souffrances dont il avait été témoin lors de ses voyages en Palestine, avait anticipé cette contradiction et tenté de la résoudre en une phrase lapidaire. Il avait déclaré qu’il soutiendrait le droit des Palestiniens à un État, jusqu’à ce qu’ils en aient un : « Le jour où les Palestiniens seront institutionnalisés, je ne serai plus à leur côté. Le jour où les Palestiniens deviendront une nation comme les autres nations, je ne serai plus là ». Cette solution, bien que judicieuse, pèche par sa simplicité, car elle exige que nous soyons aveugles aux conséquences de nos convictions politiques. En fait, historiquement, cette perspective aurait exigé des Juifs de gauche qu’ils soutiennent le sionisme avant la création de l’État d’Israël, mais pas après. 

Si l’on veut être cohérent, il ne reste donc plus que de mauvaises options. Soit le Juif de gauche est antisioniste et soutient un Bund palestinien inexistant. Soit il accepte la triste réalité politique de deux nationalismes, destinés respectivement à consolider ou à créer un affreux État-nation voué à accorder la priorité à une population par rapport à une autre, sur la base de caractéristiques arbitraires et essentialistes. Le fait de croire en un nationalisme et d’en critiquer un autre laisse le Juif indécis en proie à un sentiment particulier de mépris. La gauche ne soutenant pas ses aspirations à l’autodétermination, le nationalisme de droite constitue une solution de rechange évidente. Pourquoi d’autres pourraient-ils adopter ce modèle horrible et pas moi ?

2. Indigène contre natif

L’une des solutions à cette difficulté consiste à présenter le sionisme comme un nationalisme spécifiquement néfaste : un nationalisme qui a incité des personnes d’un endroit à s’emparer de terres ailleurs. C’est l’argument du colonialisme de peuplement. Lorsque la singularité du sionisme s’estompe au profit d’une comparaison avec d’autres colonies de peuplement, la gauche a beau jeu de prétendre soutenir toutes les luttes indigènes contre les structures coloniales, considérant le conflit israélo-palestinien comme un cas contemporain parmi d’autres de ce phénomène historique plus large. Mais cet argument se heurte à la difficulté de définir des droits territoriaux « naturels ». 

Certains mots, bien que synonymes, prennent une connotation distincte. À l’instar de la dichotomie expatrié/immigrant, la distinction entre indigène et natif révèle une perception positive opposée à une perception négative d’une même réalité.

Dans des pays comme les États-Unis, le Canada, les pays d’Amérique centrale ou l’Australie, les peuples indigènes sont perçus comme détenteurs de droits territoriaux légitimes, principalement en vertu de leur indigénéité. Une certaine vision de gauche dépeint l’indigène comme une personne de couleur entretenant un lien normatif avec son territoire. Ces individus sont souvent associés à des communautés menacées, dont l’appartenance — comme chez les Navajos ou la bande de Turtle Mountain des Chippewas — peut être déterminée par le quantum de sang[1]. Aux yeux de la gauche, les indigènes méritent protection et soutien.

Les natifs, en revanche, sont catalogués comme des blancs. Ce sont les émeutiers racistes qui ont récemment manifesté dans les rues d’Angleterre, ce sont les « Français de souche » de Marion Maréchal-Le Pen qui se targuent de ne subir aucune influence étrangère. Les natifs se considèrent en croisade pour défendre leur souveraineté sur une terre qu’ils considèrent la leur depuis des siècles, face à des envahisseurs étrangers qui n’apportent que des problèmes. Pour la gauche, ces groupes sont des adversaires qu’il convient de défier et de vilipender.

Nous savons que cette quête d’origines pures s’apparente à un jeu dangereux. Elle déclenche une course déplorable aux preuves divines ou pseudoscientifiques pour tenter d’établir un lien tangible entre un individu et une minuscule parcelle de terre.

Bien que divergeant sur de nombreux points, ces deux types de groupes partagent certains principes fondamentaux. Ils établissent en effet tous deux un lien étroit entre la terre, le temps et l’essence. Dans cette vision, une présence prolongée sur un territoire confère des droits supérieurs. De plus, l’appartenance à cette terre façonnerait l’essence même de l’individu, une idée souvent associée à des caractéristiques biologiques comme le sang ou la couleur de peau. Dans la Grèce antique, ce concept était connu sous le nom d’autochtonie (un mot composé de « soi » et de « sol ») et s’accompagnait d’une mythologie évoquant des gens surgissant des arbres, des champs et des rochers, à l’instar des Spartes nés d’un champ ensemencé de dents de dragons.

Qu’il émane d’un groupe considéré comme indigène ou comme natif, cet argument et sa mythologie devraient alerter la gauche en raison de son essentialisme et de sa conception des droits territoriaux.

Appliquons maintenant cette grille de lecture au cas qui nous occupe. Conscients du pouvoir de cette rhétorique, les deux groupes se sont vus contraints d’exprimer leurs revendications territoriales en termes d’indigénéité. Lors de l’événement organisé par Jewish Currents, cette dynamique a poussé un intervenant palestinien à présenter son profil ADN. Dans d’autres contextes, elle conduit à invoquer des décrets bibliques. Nous savons cependant que cette quête d’origines pures s’apparente à un jeu dangereux. Elle déclenche une course déplorable aux preuves divines ou pseudoscientifiques pour tenter d’établir un lien tangible entre un individu et une minuscule parcelle de terre.

Comme pour le reste, le Juif de gauche se trouve dans une position délicate. Encouragé à rejeter la propagande du gouvernement israélien — avec ses références aux manuscrits de la mer Morte, à la Judée et à la Samarie —, il devrait pourtant prêter l’oreille à d’autres discours se fondant sur des tests génétiques pour prouver une antériorité de présence. Lorsque la gauche prend ce type d’essentialisme au sérieux, elle perd sa capacité à se dissocier des revendications territoriales exclusives, lesquelles empêchent la coexistence de populations diverses. Lorsque la gauche juive adopte ce principe en bloc, elle se heurte à un autre problème : comment justifier que cette terre appartienne à certains, mais pas à d’autres ?

3. Oppresseur contre opprimé

Cela nous amène à un troisième paradoxe, souvent considéré comme l’argument le plus fort pour résoudre les deux précédents. La gauche est la voix des opprimés face à leurs oppresseurs. Elle embrasse des causes dans le monde entier et se fait l’avocate de ceux qui ont perdu leur maison, leur emploi, leur vie ; de ceux qui n’ont personne pour parler en leur nom, de ceux qui sont oubliés, tués, violés, marginalisés, maltraités. Elle prend le parti des faibles contre les puissants, des minorités contre la majorité.

Un dilemme se pose [au Juif] : pourquoi s’allier à une gauche cherchant à protéger des groupes qui prétendent qu’il a toutes les raisons de les craindre ? Actuellement, la gauche lui demande de faire preuve de courage et de lui faire confiance, de croire qu’en temps de crise, elle sera là pour le soutenir.

Les Juifs, désormais dotés d’un État-nation avec son inhérent lot de violences, ne sont plus perçus comme des opprimés et semblent donc sortir du champ d’action de la gauche. Même s’ils ont été victimes par le passé, ils sont devenus oppresseurs. Ils apparaissent désormais comme un Goliath face aux David palestiniens.

Cet argument, bien que structurellement solide, soulève des questions auxquelles la gauche doit apporter des réponses claires, concernant entre autres les conséquences d’une inversion éventuelle des rôles. Comme Genet le soulignait, le pouvoir passe d’un camp à l’autre.

Lors de la dernière table ronde de l’événement organisé par Jewish Currents, la rédactrice en chef de ce magazine a interrogé les organisateurs palestiniens sur la question de la peur juive. Un intervenant a souligné l’ironie de demander aux Palestiniens de résoudre un problème vieux de plusieurs millénaires. Par souci d’efficacité, il a toutefois admis qu’il faudrait s’efforcer de faire évoluer le récit dominant. Une autre a rejeté l’argument : « Si vous nous mettez en cage et commettez un génocide contre nous, a-t-elle dit, votre peur est justifiée ».

Le Juif se retrouve livré à lui-même, contraint de naviguer seul. Un dilemme se pose alors : pourquoi s’allier à une gauche cherchant à protéger des groupes qui prétendent qu’il a toutes les raisons de les craindre ?

Actuellement, la gauche lui demande de faire preuve de courage et de lui faire confiance, de croire qu’en temps de crise, elle sera là pour le soutenir. Mais le courage et la confiance ne sont pas donnés à tous. Dans un contexte d’incertitude quant à un soutien futur, certains préfèrent se tourner vers la figure rassurante d’un leader fort, même si son antisémitisme à peine voilé est facilement perceptible.

*

Perplexe face à la sélectivité du principe d’autodétermination nationale, poussé à participer au jeu fallacieux de déterminer qui était là en premier et craignant de se retrouver sans protection, le Juif de diaspora se tourne vers la droite pour trouver du soutien. La gauche pourrait encore lui éviter de s’engager sur cette voie, à condition d’aller au-delà de la simple dénonciation des dangers qui l’y attendent.

Que faudrait-il faire pour rassurer le Juif de gauche ? Nous pourrions commencer par reconnaître que cette guerre n’est pas une lutte pour l’internationalisme socialiste, mais une catastrophe humanitaire qui se déroule sous nos yeux. Nous pourrions dire franchement si nous soutenons ou pas les mouvements en faveur des États-nations. Et nous pourrions essayer de suggérer, tant à lui qu’à nous-mêmes, qu’une politique de l’identité — qu’elle soit fondée sur la peur ou sur l’espoir d’une libération — risque de reproduire certaines des tensions qu’elle vise à résoudre.


Katie Ebner-Landy

Katie Ebner-Landy est historienne des idées, actuellement Junior Fellow à Harvard Society of Fellows. Son livre The Character Sketch as Philosophy est à paraître chez Harvard University Press. 

 

Notes

1 NdT : Blood quantum, un terme utilisé pour désigner la mesure de la proportion de sang d’origine autochtone dans un individu, souvent dans le contexte des lois et des politiques relatives à l’appartenance à des groupes autochtones.

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