Jonas

 

Le Livre de Jonas  © Maria Bozoky – Fair Use. WikiArt

 

La rencontre s’est produite au café Darwin’s sur Mass. Ave., entre Central Square et le MIT. Comme d’habitude, les tables peu nombreuses étaient déjà occupées. Elle a quand même commandé son thé au comptoir, dans l’espoir qu’une chaise se libère entre-temps ; mais personne n’est parti. Il y avait un tabouret sous une petite table où était assis un homme seul, absorbé par son écran d’ordinateur. Se conformant à l’impolitesse hipster des cafés de Cambridge, elle a tiré le tabouret face à lui sans lui dire bonjour et s’est installée sur le bout de table restant. Elle a posé sa tasse à sa droite, sorti ses affaires de son sac, et s’est mise à corriger des copies. Quelques minutes plus tard, elle vit la main de l’homme s’emparer de sa tasse. Elle s’adressa alors à celui dont les yeux étaient toujours rivés sur son écran : « Hmm, sorry, this is my cup ». « Ah, excusez-moi », répondit-il en français en la regardant profondément dans les yeux ; contraste avec sa parfaite inattention à elle des minutes précédentes. Sa réponse dans la langue maternelle commune l’a tout de suite séduite. Voici quelqu’un qui évite la lourdeur des « ah mais vous êtes française » pour aller droit au but, s’est-elle dit. Immédiatement, elle le trouva original, et même, hâtivement, intelligent.

Au café, entre elle et lui, l’heure qui suivit fut silencieuse ; néanmoins, elle s’était contentée de ce bref échange pour concevoir la petite table comme un espace commun. Puis, elle a dû partir. « Au revoir », lui dit-elle, forte de sa politesse. Il a acquiescé d’un sourire timide, a regardé sa montre, s’est levé aussi et a rangé ses affaires. Il a tiré la porte, l’a fait passer, puis lui a dit « Jonas ». Elle fut enchantée.

Ils ont marché dans la même direction, vers Harvard Square. Cet échange laconique avait accouché de longues minutes sans paroles. Elle s’est décidée à renouer le dialogue : « Vous êtes aux États-Unis depuis longtemps ? » Il a souri : « on peut se tutoyer ». Elle avait hésité – dilemme français. C’était un homme de grande taille, les cheveux mi-longs, une certaine beauté lunaire dans les traits du visage, le regard intense, et dont l’âge était difficile à estimer. Il aurait pu avoir vingt-cinq ans comme quarante-cinq ans, une jeunesse qui était certainement le signe qu’il était un universitaire, éternel étudiant donneur de leçon. La conversation ne prit pas la tournure commune qu’elle aurait prise avec à peu près n’importe qui d’autre. Il lui dit : « tu me rappelles quelqu’un ». « Mais tu ne me connais pas », s’insurgea-t-elle avec amusement. « Je parle juste de ton visage ». « Ah, alors peut-être qu’on s’est déjà croisé ! ». « Impossible, cette personne à qui tu ressembles est morte avant ma naissance ». Alors qu’ils remontaient la principale avenue de la ville, cette phrase lui fit l’effet d’une pluie de plomb. N’ayant pas su quoi répondre à ce qu’elle a alors considéré comme la pire entreprise de séduction concevable, elle est restée interdite. Il a rapidement ajouté « C’était ma grand-mère, elle est morte à Auschwitz ».

Le Livre de Jonas  © Maria Bozoky – Fair Use. WikiArt

Quand elle lui a demandé ce qu’il faisait à Boston, il lui a répondu : « je dors, je récupère ».
Dans le pays de l’hyper-productivité où les gens ne dorment pas, sa réponse était savoureuse.

*

Dans les faits, Jonas était astrophysicien. Son brillant parcours pouvait se résumer en quelques mots aux rimes prestigieuses : polytechnicien, normalien, oxfordien, puis heidelbergien, et récemment harvardien. Il était aussi parisien et un peu musicien. Concrètement, il occupait depuis quelques semaines un poste de recherche très prisé au MIT. Un destin fulgurant.

Sur quoi travaillait-il ? Sur un lien entre la théorie du Big Bang et le rôle des trous noirs dans la formation des galaxies. Elle, la littéraire qui se vantait d’avoir passé haut la main un bac scientifique, d’avoir suivi des cours de mathématiques en classes préparatoires, n’y comprenait pas grand-chose, mais elle avait toujours eu une fascination hautement anxiogène pour l’idée de « trou noir », objet céleste si dense que rien de ce qui le pénètre ne peut s’en échapper. Elle l’écoutait donc régulièrement parler de ce qu’elle concevait comme une sorte de prison cosmique d’une force dévastatrice – mais aussi, selon les recherches de Jonas, créatrice.

Jonas était le fils unique de parents eux-mêmes chercheurs en sciences. Des parents qui portaient la Shoah sur leur dos, des enfants survivants dépouillés de tout, c’est-à-dire de leurs parents. Tous morts pendant la Deuxième Guerre mondiale : les deux parents de la mère de Jonas, ainsi que la grand-mère paternelle (à qui elle, la fille du café, ressemblait physiquement, selon Jonas), exterminés. Quand Jonas lui raconta ce récit, elle pensa, quelques secondes, que le père du père avait eu de la « chance » de s’en être sorti. Mais cette chance lui avait été ravie quelques mois après ; après qu’il eut surmonté les épreuves pourtant insurmontables des « marches de la mort », de son transfert d’Auschwitz vers d’autres camps, vers l’ouest, puis vers le nord. Une « chance » démolie par un camion qui l’avait accidentellement renversé dans une rue allemande libérée, son corps si affaibli n’ayant pu résister au choc. Elle se dit qu’il faudrait inventer un nouveau terme qui désignerait l’injustice suprême d’être soumis à la malchance alors que l’on vient de survivre à une extermination.

« C’est la vie », disait Jonas. C’est-à-dire, la mort qui guette avec acharnement une proie. Un trou noir terrestre, inexorable, dévastateur.

*

Jonas avait quitté l’Europe début 2016, quelques semaines avant leur rencontre. Officiellement, il avait accepté ce poste au MIT, un travail au rythme effréné dans un milieu ultra-compétitif. Mais ce qui l’avait décidé à partir, c’étaient ses insomnies. Il lui avait avoué ce paradoxe, qu’il était venu à Boston pour se reposer, pour pouvoir dormir. Jonas avait cessé de dormir en 2012, quand, en France, des enfants furent exécutés à bout portant, parce qu’ils étaient juifs.

Un trou noir terroriste-islamiste-djihadiste-salafiste-radicaliste-fondamentaliste… Une myriade de termes pour désigner la violence colossale de cette nouvelle figure d’Amalek. Un tueur de juifs, et d’enfants juifs. Des enfants. Comme tous les autres du monde, qui aimaient les mêmes choses, qui riaient aux mêmes plaisanteries, qui avaient peur de l’obscurité et des monstres, qui pleuraient de la même manière que tous les enfants de la Terre. Des enfants qui se trouvaient dans leur école, que les parents avaient choisie pour eux.

 

Jonas avait sombré dans les comment ? de l’insomnie : Comment peut-on tuer des enfants ? Comment ? Comment cet assassin d’une vingtaine d’années n’a-t-il pu reconnaître en ces enfants ses frères et sœurs, ses cousins et cousines, ses neveux et nièces, ses potentiels propres enfants ? Comment a-t-il pu annihiler l’enfance, ce moment de l’humanité la plus commune ? Comment, aujourd’hui, en France, un homme, de sang froid ou de sang chaud, peut-il viser et déclencher son arme sur un petit garçon qui rampe à côté des corps morts de son père et de son frère ? Sur la queue de cheval d’une fillette dans une cour d’école ?

Quand on tue des enfants, on assassine leurs parents aussi. Et quand on abat des parents, on détruit en même temps leurs enfants.

Pour Jonas, ces enfants massacrés de l’école juive toulousaine, c’était ses parents anéantis une deuxième fois. Ses parents, enfants.

Jonas était devenu un concept levinassien : un insomniaque prisonnier d’une vie insoutenable qu’il ne pouvait quitter, car il restait dans une vigilance comme par devoir. Il se trouvait dans l’incapacité de rompre le bloc de présent qui s’abattait sur lui. Levinas écrivait que l’insomnie est « l’impossibilité de déchirer l’envahissant, l’inévitable et l’anonyme bruissement de l’existence » — une épreuve que Jonas ressentait au creux de ses nuits, et qui ne relevait pas de l’angoisse heideggérienne de la mort, mais au contraire, de l’enfer de l’être qui continuait, de cet être qui prenait régulièrement l’aspect du monstre antisémite – un « il y a » qui tuait des enfants juifs.

La violence de ce début de 21e siècle avait trouvé, chez Jonas, un sombre écho avec celle du siècle passé. Ce qui le tenait en retenue du sommeil, il ne l’articulait pas. Emprise du silence, transmis par ses parents, plaies ouvertes de la diaspora des cendres. Certes, Jonas parlait souvent d’un sujet qui le révoltait, peut-être même le seul sujet sur lequel il s’agitait et se mettait en colère. Les migrants et la crise européenne du refuge. Les morts anonymes par noyades méditerranéennes et les camps de « migrants-refusés-réfugiés », comme il disait. Les strates mnésiques se superposaient dans son esprit, ses grands-parents qui avaient cherché refuge, et qui avaient fini dans un trou noir nazi, gazés.

*

Après l’année 2015 en France, où l’antihumanisme et l’antisémitisme triomphèrent dans une apothéose macabre, Jonas, exsangue de sommeil, crut donc pouvoir trouver refuge narcotique aux États-Unis. C’était avant l’élection de novembre 2016. Ces quelques mois de répit, Jonas les passa, en bonne partie, dans son lit. Elle l’appelait parfois au milieu de la journée pour lui proposer une pause-thé et le réveillait. Elle se remémorait la phrase de Schopenhauer : « les animaux d’une intelligence importante », les génies comme Jonas, « dorment longtemps et profondément ».

Le Livre de Jonas  © Maria Bozoky – Fair Use. WikiArt

« Peut-être que ton ami est en dépression ? » avait commenté sa copine Lena, à qui elle avait exposé l’hypersomnie de Jonas, avant d’ajouter : « En tout cas, ton histoire me fait penser à cette pièce de théâtre de Tawfiq Al-Hakim, La Caverne des songes, qui a inspiré Cossery ». A cette époque, Lena faisait des recherches sur le roman Les Fainéants dans la vallée fertile de l’écrivain égyptien Albert Cossery. « Tu sais, je t’en avais peut-être parlé, la pièce s’inspire de la légende des Sept Dormants d’Éphèse, qui raconte l’histoire de jeunes chrétiens qui, en fuyant la persécution d’un empereur païen, s’endorment dans une caverne pendant trois cents ans ». Elle s’est mise à songer au sommeil comme une forme de résistance métaphysique à la terreur qui vrombissait en France et ailleurs. Jonas, un dormeur résistant ?

Il paraissait si heureux de sa capacité de dormir. « Je ne suis plus du mauvais côté de l’Histoire ! » plaisantait-il avec un air glorieux. Il citait souvent une phrase de Cioran qui l’avait marqué : « Le tyran reste éveillé ». D’Hitler à Staline, en passant par Mao, Franco, Pétain, Mobutu, Khomeiny, Pol Pot ou Pinochet et les autres, les dictateurs sont de fameux insomniaques. « Et maintenant on a cet autocrate de Trump qui tweete à cinq heures du matin… » ajouta Jonas, rembruni, dont l’air était redevenu inquiet.

Les insomnies de Jonas se reproduisirent de plus en plus fréquemment, à mesure qu’un visage blanc suprématiste de l’Amérique ressurgissait à la surface, avec violence dès 2017, sur les campus, dans les manifestations, dans les discours et les gestes, à travers les croix gammées et autres graffitis haineux toujours plus nombreux sur les immeubles. Et puis il y eut Pittsburgh. En octobre 2018, alors que Jonas peinait déjà à trouver le sommeil plusieurs fois par semaine, la tuerie dans la synagogue Tree of Life a pérennisé son insomnie. Ce qui s’était passé, et pouvait recommencer, cette attaque sans précédent au pays de James Madison était insoutenable, spécialement pour Jonas : la frappe en « poupée russe » contre des juifs aidant des immigrés. Des juifs qui soutenaient l’HIAS, la Hebrew Immigrant Aid Society à la devise « Welcome the stranger. Protect the Refugee ». Et c’est précisément cela que le tueur voulait viser : le refuge et donc les juifs – une affinité particulière. Refuser l’autre et la vulnérabilité avec la brutalité du fusil d’assaut. Le juif, et, à l’intérieur, le latino, et dedans, le syrien.

Elle tentait souvent d’apporter un peu de légèreté à Jonas – d’être le bouffon pour plus sérieux que soi. Certaines de leurs conversations le faisaient rire. Quand elle lui racontait notamment ses histoires d’amour compliquées et rocambolesques, entre un copain en France pour la famille duquel elle n’était pas assez juive, et un autre aux États-Unis (qu’ils avaient décidé de surnommer « le self-hating Jew ») pour qui elle était trop juive. Il donnait toujours son avis, même s’il était loin d’être expert en relations amoureuses, lui qui se trouvait toujours dans des histoires aussi pesantes qu’éphémères. Il avait eu, notamment, une petite amie chercheuse en mathématiques théoriques, dont la famille avait fui la « guerre civile » en Algérie, ces années noires où l’épouvante était devenue le paysage quotidien. Une fille aux beaux yeux verts qui avait perdu toute sa famille, sauf sa sœur, dans des assassinats plus sordides les uns que les autres. Elle faisait partie de l’élite libérale algéroise, une cible privilégiée des islamistes. Jonas l’avait peut-être choisie parce qu’elle pouvait comprendre les affres de la perte familiale. Mais leur idylle n’avait pas duré… Tout comme son aventure avec cette autre fille, au visage asymétrique et à la silhouette malingre, moitié afghane moitié kirghize, encore plus geek que l’Algérienne, qui travaillait dans la sécurité des réseaux, et était une sorte d’antithèse incarnée de la joie sur Terre.

*

Jonas ne lâcha prise qu’une seule fois, lors d’un fou rire entre eux. C’était pendant les fêtes de Pessah, et comme chaque année, elle essayait de participer en apprenant un nouveau plat ou une nouvelle lecture, sur ces rites qui souvent l’amusaient et toujours l’instruisaient. Ces rituels que les Américains et les internationaux de Boston pratiquaient avec la légèreté qui lui convenait, elle dont la mère vaguement juive était complètement laïque et le père chrétien un athée acharné. Jonas, lui, avait un rapport bien moins ludique à la religion, que son père avait tenu à lui transmettre, malgré l’indifférence de sa mère. Il n’était jamais très enthousiaste pour fêter quoi que ce soit, et préférait « ne pas ». Elle avait dû insister pour qu’il l’accompagne chez ses amis argentins pour le Seder. Elle avait proposé de préparer le haroset, ce mélange de fruits secs moulus qui rappelle symboliquement le mortier qu’utilisaient les esclaves hébreux en Égypte pour les constructions. Quand Jonas vit son plat, son sourire abondant se transforma vite en rire éclatant : « Mais qu’est-ce que c’est que cette quantité astronomique ?! Et qu’est-ce que c’est que ce plat ?! ». Elle avait en effet adopté l’excessivité méditerranéenne des proportions, et, comme elle n’avait à disposition que des petits plats insuffisants pour la montagne de haroset produite, elle avait opté pour une sorte de très grande assiette décorative offerte par une cousine libanaise–une décoration murale qu’elle trouvait hideuse et qu’elle s’était empressée de ranger dans un placard – mais qui pouvait servir de plat, malgré l’inscription de motifs religieux maronites… Des icônes de saint Charbel et, sur les rebords, des symboles chrétiens discrets, mais que l’œil de Jonas avait immédiatement vus.

« On va pouvoir nourrir toute la tribu avec ce haroset de catho marseillais ! »

« Oui, et surtout qu’il risque d’être bon : j’ai ajouté un peu de pommes, de bananes et de jus de citron, aux dates, aux amandes et aux noix ! Ça sera moins étouffe-chrétien ! »

Ce fut à ce dîner que son ami Marko rencontra Jonas. Photojournaliste arrivé à Cambridge par le CAST, le Center for Art, Science and Technology du MIT, Marko était toujours parti en reportage aux quatre coins de la planète. Or il avait, depuis peu, un nouveau petit copain à Boston, ce qui le forçait à passer plus de temps dans cette ville qu’il considérait comme un vaste ennui spatialisé. La seule chose que Marko y appréciait vraiment était les rencontres surréalistes avec les savants de Cambridge, et les scientifiques géniaux du MIT en particulier. Il a, logiquement, tout de suite adoré Jonas, au sens propre du terme. Ils ont discuté la majeure partie de la soirée, et Marko réussit même à convaincre Jonas d’accepter qu’un jour il fasse un reportage sur ses travaux et ses missions dans les plus grands observatoires astronomiques de la planète. La soirée se passait merveilleusement, mais, comme toujours avec Jonas, son air mystérieux se mua progressivement, subtilement, en mélancolie envahissante, comme un gouffre inéluctable qu’il portait en lui et qui se rouvrait dès qu’il s’approchait d’un sentiment proche du bonheur.

Le Livre de Jonas  © Maria Bozoky – Fair Use. WikiArt

Sur le chemin du retour, Jonas proposa un dernier verre chez lui qu’elle accepta sans hésiter, davantage pour la musique (qu’il allumait toujours, à peine passé le pas de la porte) que pour la boisson. Tous les deux étaient des mélomanes aux goûts similaires et très éclectiques, lesquels allaient du jazz de Lester Young à la pop de U2 et aux chansons de Georges Brassens, des Impromptus de Schubert et des concertos pour piano de Rachmaninoff aux duos de Vanessa Paradis et d’Etienne Daho ou de France Gall et de Michel Berger, en passant par Mc Solaar, Bob Dylan, Coldplay, Femi Kuti, Debussy et Astor Piazzolla, et jusqu’à une affection inavouable (dans leurs milieux anti-sarkozistes) pour les mélodies de Carla Bruni. Ils avaient, comme tant d’autres, trouvé, à travers la musique, un langage commun, qu’ils avaient décidé d’honorer par un abonnement à la Boston Symphony. Ce soir-là, Jonas, sans même avoir retiré sa veste, mit immédiatement en marche les enceintes. Étant donné son humeur de plus en plus sombre, elle s’attendait à ce qu’il joue le « BWV543 » d’Alexis Weissenberg, comme il aimait le désigner, le Prélude et fugue en la mineur de Bach, qui les transportait à chaque écoute. Ou bien, un romantique russe, peut-être du Rimski-Korsakov. Il choisit un autre de leurs morceaux préférés, en majeur mais au refrain totalement mineur, comme la vie. La Sérénade pour cordes en mi majeur B.52 de Dvořák. Il avait quelque chose à lui dire, elle le sentait. L’annonce fut brutale, mais pas autant que la révélation qui la suivit. Jonas avait accepté un poste à Caltech, le California Institute of Technology, concurrent direct du Massachusetts Institute of Technology, où il travaillerait en collaboration avec la NASA pour un laboratoire dont il faisait l’éloge. Mais, tout ce qu’elle entendait, elle, c’était que Jonas s’éloignait encore, toujours plus à l’ouest, toujours plus loin de l’Europe. Après Pittsburgh, croyait-il que la Californie serait un abri existentiel ?

Elle se sentait triste face au départ prochain de Jonas, et ses yeux vagabondaient sur la table basse attenante au canapé. Il y avait là une petite pile de photos qui semblaient assez vieilles, et pour se distraire, indiscrète, elle demanda à Jonas de les regarder. Il s’agissait principalement de portraits de ses parents et de lui plus jeune, mais il y avait aussi deux petites photographies d’un jeune couple d’un autre temps, et elle fut choquée par le visage de la femme : elle lui ressemblait énormément, les mêmes pommettes hautes à la russe, les yeux en amande, le visage ovale encadré par des cheveux châtains fins et souples, la peau très claire, une expression contrariée. Jonas n’avait donc pas exagéré, c’était la grand-mère paternelle évoquée lors de leur rencontre. Ils discutèrent succinctement de l’histoire familiale, de son père qui avait cinq ans quand ses parents ont disparu, de son enfance cachée puis amputée. Puis, elle a naturellement demandé s’il avait des photos de ses grands-parents maternels. En un instant, tout a basculé. « Non, ma mère n’a pas eu de parents ». Certes elle savait bien que sa mère était orpheline elle-aussi… Mais ce n’était pas ce qu’il voulait dire : elle n’avait pas eu de parents du tout –depuis le début. Depuis sa naissance. « Elle est née dans la mort, fin 1944 ; son père a été exterminé avant même sa naissance, et sa mère, probablement quelques jours après avoir accouché ». A partir de ce moment, le temps se plia, elle n’a plus pu écouter. Les mots se mirent à flotter comme des entités séparées et sans sémantisation consciente possible. Elle entendait des sons : « caché », « médecins », « expérimentations », « infirmière », « changement de politique en mai 1943 », « sauvée par l’apparence aryenne », « programme de naturalisation », « adoptions », « deuxième famille », « Allemagne », « troisième famille », « France », « Juifs », « non-juifs ». Elle est rentrée chez elle, dissociée.

*

Après la longue traversée d’un brouillard temporel constitué de pleurs, de fatigue entraînant plus de larmes, apportant plus de brume dans la conscience, elle ouvrit son ordinateur et se mit à lire frénétiquement tous les articles qu’elle pouvait trouver sur « bébés » et « camps de concentration ». Son petit appartement se peuplait de signifiants patibulaires qui prenaient la forme de ses meubles, des objets qui l’entouraient, mais dont la force était plutôt celle de météorites. Le fauteuil s’était transformé en « Bergen-Belsen », les chaises en « Auschwitz », « Mauthausen » et « Freiberg » ; le four dans la cuisine incarnait l’enfer des bébés brûlés vifs, l’évier, le sort des bébés noyés, que leurs mères entendaient s’étouffer sous les mains d’infirmières nazies ; son gilet posé sur le canapé devenait les pauvres bouts de tissus collectés parmi les prisonnières pour former des langes pour le bébé qui n’était pas mort-né ; les livres de sa bibliothèque contenaient les cris réprimés des bébés qui ne devaient pas pleurer pour survivre, ces bébés qui ne pouvaient pas pleurer, pesant tous moins de deux kilos par malnutrition de leurs mères affamées. Ces cris restés intérieurs, ces incroyables pleurs inaudibles dont le silence les a parfois sauvés d’être découverts.

Le Livre de Jonas  © Maria Bozoky – Fair Use. WikiArt

Elle lisait, totalement effarée, les histoires de ces quelques bébés devenus adultes, la dizaine de survivants nés dans les camps, et dont les témoignages étaient devenus les seules paroles possibles de sa nuit. Le verbe absolu au regard duquel tout autre expression humaine était totalement insignifiante. Leurs mères avaient quelquefois survécu, rarement les pères. Mais la mère-bébé de Jonas, elle, elle était seule au monde. Née dans l’antre de l’horreur humaine, née sans cordon ombilical la reliant au monde parental.

Quelque chose d’indescriptible se creusa en elle cette nuit-là, et le jour d’après, et la nuit suivante, comme un gouffre bourdonnant qui l’empêchait de dormir. Elle a d’abord cru que le bruissement venait des pleurs inextinguibles de tous ces bébés morts ; mais, plus elle s’enfonçait dans l’asthénie et le délire d’épuisement, plus elle y voyait clair : ce qui hurlait de douleur en elle, c’était l’idée même d’une mère sans mère, un bébé-maman absolu, être coupé. Une mère « absolue », non pas souveraine comme la sienne, mais dépourvue d’ascendance. La mère-bébé de Jonas, cet être qui portait dès sa naissance le crépuscule du monde, lui apparaissait de plus en plus clairement, dans l’épaisseur obscure de son esprit recru, comme une allégorie spectrale, ruine interdite du geste annihilateur.

Au bout de deux jours, elle faiblissait mais ne parvenait toujours pas à trouver le sommeil, errant d’espace en espace dans son deux-pièces, transportant difficilement son corps de la table au lit, du lit au canapé, du canapé à la fenêtre, de la chaise au lavabo, puis se postant régulièrement devant ses étagères de livres. À un moment, ses yeux se posèrent sur Le Livre de ma mère. Instinctivement, elle l’a ouvert pour y relire les premières phrases qu’y écrit Albert Cohen :

« Chaque homme est seul et tous se fichent de tous et nos douleurs sont une île déserte. Ce n’est pas une raison pour ne pas se consoler, ce soir, dans les bruits finissants de la rue, se consoler, ce soir, avec des mots. Oh, le pauvre perdu qui, devant sa table, se console avec des mots, devant sa table et le téléphone décroché, car il a peur du dehors, et le soir, si le téléphone est décroché, il se sent tout roi et défendu contre les méchants du dehors, si vite méchants, méchants pour rien. »

La beauté de cet incipit fut salvatrice ; elle ressentit une secousse qui la poussa à sortir de sa torpeur, et de son appartement. À retrouver l’intersubjectivité, grâce à l’intervention d’un autre qui la délivrerait de l’insomnie, de sa condition d’otage de l’être. Cet autre était un texto qu’elle reçut, après avoir finalement rallumer son téléphone : « Hey my Frenchie, want to come to NY for the weekend ? Oded is organizing a big psychedelic party for Helen’s birthday ». C’était son copain Yoav, son préféré de la bande d’Israéliens déjantés avec qui elle était devenue amie-les-weekends-à-New-York.

*

Jonas l’appela durant cette même journée suivant ces quarante-huit heures de nuit sans sommeil. « Ça va ? » posa-t-il, sentant sa voix vacillante et cassée par le manque de sommeil. « J’ai connu mieux, mais ça va », et d’invoquer une insomnie liée à un grand stress de travail. « Je vais aller à New York ce weekend, ça me changera les idées. » « Je t’accompagne, ça nous fera un bon souvenir que j’emporterai sur la côte ouest. » Son entrain l’étonna, mais elle s’en contenta tout en appréhendant légèrement de le revoir.

Entre un brunch dans West Village, une balade sur la High Line, une visite au Whitney Museum, un verre à Cobble Hill à Brooklyn, et le dîner avec la bande de Yoav avec qui ils s’apprêtaient à passer la soirée, la journée du samedi fût réjouissante, même pour Jonas. Elle avait dormi deux heures pendant le voyage, et se sentait revigorée pour entrer dans la nuit hallucinante des parties de Yoav & Co. Une soirée psychédélique, dans une warehouse de Chelsea ou de Meatpacking district, ces immenses entrepôts qui ne servaient plus au commerce depuis la gentrification folle de ces quartiers centraux du bas de Manhattan. Les drogues y trônaient en abondance : cocaïne, MDMA, kétamine, speed, … Elle et Jonas étaient probablement les deux seuls nerds à ne consommer que de l’alcool. Ce qu’elle aimait, c’était l’esthétique féérique de ces soirées.

Jonas avait remarqué qu’elle regardait Yoav avec une certaine ardeur. Lui et sa beauté solaire étaient inévitables, son humour transnational, ses traits d’esprit et sa chaleur humaine ne pouvaient que la charmer.

– Tu lui plais, lui avait chuchoté Jonas, comme pour l’encourager au badinage.

– Il est sous MD, Jonas… Il ferait son jeu de séduction à n’importe quel être humain en ce moment.

– Non mais j’ai bien vu pendant le dîner, la manière dont il t’écoutait, l’attention qu’il te portait, son plaisir à te regarder quand tes yeux étaient posés ailleurs.

– Non, ça ne marcherait pas. Si beau et pas assez intello, c’est pas le bon combo.

Jonas rit, amusé. Mais il y avait un détachement étrange chez Jonas, qui semblait, malgré ses mouvements, encore plus passif qu’un spectateur dans cette soirée : une flamme éteinte. Le désir ne circulait pas chez lui, alors qu’il était débordant dans cet espace, passant d’un corps à l’autre au rythme effréné de la musique électronique trance. Il était comme soustrait du jeu libidinal qui s’immisçait partout, même dans les refus ou les évitements.

Assise dans un coin à côté de Jonas, elle s’est endormie, enfin.

Le lendemain soir, sur la route du retour pour Boston, il lui dit « ce sont de sacrés fêtards tes copains ». Il y avait une pointe de mépris dans sa remarque. Ou peut-être était-ce la jalousie à peine naissante et déjà évanouie de celui qui ne parvient pas à être heureux, mais dont le spleen est trop engluant pour laisser émerger une quelconque acrimonie.

La veille de son départ pour Caltech, il lui donna rendez-vous à l’observatoire astronomique de Harvard sur Garden Street. Curieuse de la raison de ce lieu, elle redoutait, autant qu’elle admirait, l’attention quasi-romantique de Jonas. Ce fut la première fois qu’elle regarda le ciel à travers une telle lunette, et l’immensité du vertige existentiel égalait celle de la beauté sombre de l’espace.

« Regarde là, tu vois cet élément qui ressemble à une petite planète irrégulière ? C’est un astéroïde ; il s’appelle Dvořák, en hommage au compositeur que tu aimes. » Les mots chatoyants de Jonas brillaient comme des étoiles. L’astéroïde « (2055) Dvořák » était la transfiguration de leur communion musicale et amicale.

En descendant de l’échelle de l’observatoire, leurs corps s’effleurèrent, et, pour la première fois, la main de Jonas qui la retenait pour qu’elle évite la chute, lui sembla vouloir la retenir tout court. Le temps s’est suspendu un instant, elle a hésité. Mais quelque chose l’empêchait d’aller davantage vers lui. Une crainte ; une gradation dans l’impossibilité, qui lui fit immédiatement penser à ce poème de Rimbaud : « Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises,/ Que buvais-je, à genoux dans cette bruyère/ (…) Que pouvais-je boire dans cette jeune Oise,/ Ormeaux sans voix, gazon sans fleurs, ciel couvert !/ (…) Le vent de Dieu jetait des glaçons aux mares ;/ Pleurant, je voyais de l’or – et ne pus boire. »

Mélancolique, elle regardait Jonas, et ne put l’embrasser.

Dans les mois qui suivirent, ils s’envoyèrent quelques emails. Il lui communiquait, sans grand détail, des impressions de son nouvel environnement, de son enthousiasme pour la nature du grand Ouest, de son inquiétude climatique, de l’extravagance des riches Californiens. Et, aussi, des atteintes antisémites de plus en plus fréquentes sur les campus, de la part de groupes d’activistes, étudiants ou non, qui militaient pour diverses causes minoritaires. Un antisémitisme qui venait, cette fois, non pas de l’Alt-Right, mais de la gauche.

Coincé, Jonas.

Les insomnies s’amplifiaient.

En janvier 2020, Jonas lui apprit qu’il partait pour une mission au Japon, dans le cadre d’une importante collaboration spatiale nippo-américaine, et qu’il devait y rester un an, voire deux, à sa convenance.

*

Quelques mois plus tard, alors qu’elle parlait au téléphone avec la centrale d’information familiale, c’est-à-dire sa mère, elle reçut un texto de Marko : « Putain de merde, regarde tes emails, je t’appelle dès que je termine cette réunion sur Zoom ». Le cœur s’est emporté –attentats ? guerre nucléaire ? une comète fonce sur la Terre ?

Le regard à la fois flou de peur et focalisé d’angoisse, elle lut sans y croire deux titres de dépêches. Quelques mots, les mêmes : Chercheur français, espoir prix Nobel de physique, Japon, mort.

Tout a été indistinct après. Elle fit un malaise.

*

Une Saison en Enfer.

Un jour de l’été 2020, en pleine pandémie, durant ces vies confinées, diminuées, maltraitées pour certains, en paix pour d’autres, le monde s’est fendu. Jonas s’est suicidé. Il avait 42 ans.

Le Livre de Jonas  © Maria Bozoky – Fair Use. WikiArt

Il s’est donné la mort, celle-là qui le hantait depuis le cœur de l’Europe. Un trou noir l’avait poursuivi et avalé.

Elle écoute la chanson de Dominique A. et Fredrika Stahl, et pense à Jonas.

« Finalement la bête

Aura le dernier mot

Il est quand même étrange

De se croire sauvé

Finalement les hommes

Font toujours ce qu’il faut

Pour que meure l’été

(…)

Finalement les regrets

Ne seront pas de trop

Finalement le jour

Baissera le rideau

Finalement les étoiles

S’éteindront sous la pluie

Finalement la nuit »

Finalement, la nuit. La sienne. La leur. Celle d’une Europe qui perd quelque chose de précieux. Et, évidemment, celle des parents de Jonas, qui n’ont pas eu le droit d’être des enfants, et qui ont connu la violence innommable de cesser d’être parents.

Un jour, Jonas lui avait parlé de l’existence de « trous blancs ». Contrairement aux trous noirs, qui comprennent un « horizon futur » (c’est-à-dire une région qui ne peut être quittée une fois qu’un élément l’a pénétrée), les trous blancs délimitent un « horizon passé », comme le nomment les scientifiques : une région où il est impossible de rester. Un lieu que l’on ne peut que quitter, infinie répétition.


Mona El Khoury

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