« Je suis né dans le kibboutz de Kfar Aza. »

En novembre, Ady Walter se rendra au festival du film juif de Hong Kong pour y présenter Shttl. Y sera également projeté The Boy dont l’action se situe dans le Kibboutz de Kfar Aza où son réalisateur, Yahav Winner, a passé sa vie. Et où il a été assassiné le 7 octobre. Avant sa mort, il avait rédigé une présentation de son film. Ady Walter nous a écrit une brève introduction à ce texte qui dévoile douloureusement à quel point les personnes massacrées par le Hamas étaient concernées par la misère de Gaza et voulaient la relance du processus de paix.

 

Une rue du Kibboutz de Kfar Aza – avant le 7 octobre. Wikipedia Commons

 

Tu vois, Yahav, on va faire comme dans un film… C’est notre métier, à toi et à moi, que de raconter des histoires, de leur donner une forme. Dans ce film, on se serait rencontré à Hong Kong. Comme souvent dans les festivals, après la projection de nos films respectifs, l’on se serait retrouvé dans un bar de nuit comme on les aime, autour d’un gin-tonic ou d’un Moscow-mule. Nos verres épais et pleins, petits miroirs posés sur le comptoir, étincelant de vie dans la nuit, nous auraient renvoyé les mille et une lumières de cette ville de Hong Kong où nous avons été invités l’un et l’autre. On aurait parlé de ton film, The Boy, ton court-métrage qui a déjà beaucoup voyagé dans les festivals de cinéma. Je sais qu’il est en partie autobiographique. Je t’aurais dit qu’il est âpre, anxiogène, puissant, terrifiant, prophétique, d’une justesse absolue sur ce bout de territoire où tu as grandi, face à Gaza City. On aurait parlé du mien, Shttl, qui raconte les derniers moments de vie d’un village en Galicie avant sa destruction brutale par l’invasion nazie. J’aurais été surpris par ce que tu aurais pensé de ce film qui s’achève par la danse éperdue de mes jeunes personnages au creux de la forêt de laquelle viendra la catastrophe. Je t’aurais raconté comment mon film a été tourné en Ukraine dans les semaines qui ont précédé son invasion par la Russie et qui va sortir alors que s’embrase Israël, ton pays, et la Palestine, ta voisine dont tu te souciais tant. On aurait échangé, débattu, nous aurions été sûrement émus, et peut-être qu’après, avec d’autres, nous serions allés danser. Mais nous ne sommes pas dans un film. Le tien sera projeté juste avant le mien, au programme de la même soirée, dans ce beau festival de Hong Kong, le 11 novembre. Tu ne seras pas là, et nous ne boirons jamais ce gin-tonic ou ce Moscow-mule, aucune lumière ne scintillera jamais sur nos verres épais, et nous n’irons jamais danser. Je ne te rencontrerai jamais, et je ne te prendrai jamais dans mes bras au troisième verre, camarade réalisateur. La mort est arrivée. Tu as été assassiné, dans ton kibboutz de Kfar Aza, dans lequel précisément se situe ton film The Boy et qui a été détruit d’une manière qui ressemble sans doute à celle qui a détruit le Shtetl qui est au centre de mon film.

Ce 11 novembre, aux  côtés d’Elie le directeur du festival, nous dirons ensemble l’injustice, l’effroi, la sidération, la colère que le monde ne puisse jamais plus par tes yeux s’émerveiller et s’interroger. 

Et je lirai ce texte que tu as écrit pour parler de ton film : 

« Je suis né dans le kibboutz de Kfar Aza en 1986. Je suis le fils aîné de deux parents qui avaient choisi de quitter la ville pour vivre dans un kibboutz et réaliser leur rêve d’avoir une maison avec un jardin. Mon père, qui était un homme beau, fort et dur, a décidé de me donner le nom de Yahav, ce qui signifie à la fois sécurité et espoir. Depuis toujours, j’ai senti le joug de Dieu sur mes épaules : dans ma tête, il y avait des rêves, des réflexions et une grande sensibilité qui me faisaient pleurer dans presque toutes les situations. J’ai grandi dans le kibboutz comme un mâle alpha aux yeux bleus et au corps athlétique – l’un de ceux dont on prédit qu’il deviendra officier d’élite et même, s’il réussit vraiment, pilote. Pourtant, d’aussi loin que je me souvienne, je me suis toujours senti divisé. J’étais un garçon qui n’arrivait pas à grandir. J’essayais d’être sérieux et de me concentrer sur les choses ‘importantes’ de la vie, comme les voitures, les affaires et l’argent, mais je n’y arrivais pas. Au lieu de cela, j’ai pris une guitare et j’ai chanté. Ou je racontais des histoires. 

Je me souviens qu’enfant, la vie dans le kibboutz était comme un paradis sur terre. Des pelouses vertes, une piscine, des chemins où l’on peut marcher pieds nus. Je me souviens que seules les nuits étaient effrayantes. Je dormais dans un lit superposé avec mon petit frère en dessous de moi, privé de sommeil par le son du muezzin venant de Gaza. Mon père était en colère contre moi parce que je ne m’endormais pas. En 2006, le Paradis a commencé à devenir moins magique. Les relations entre Israël et Gaza se sont tendues et des missiles, comme des cadeaux-souvenirs, commençaient à régulièrement tomber sur le kibboutz.

Un jour, une roquette est tombée sur mon voisin Jimmy, le père de mon meilleur ami, et j’ai été le premier à le voir. Cet événement a creusé un trou dans mon cœur et, à partir de ce moment, je me suis engagé sur un chemin dont le retour a été long. Peu après l’incident, j’ai quitté l’armée de mon propre chef. Mon père, mon phare, l’a très mal vécu. Son enfant était devenu fou et tout le kibboutz le savait. Il a commencé à souffrir de douleurs chroniques au genou. Mais au lieu de m’en vouloir, il a digéré sa colère et a fait un geste que je chéris encore aujourd’hui : il m’a emmené travailler avec lui dans les champs, pour que je sois proche de lui.

Nous  roulions en silence, père et fils sur le tracteur, les champs de blé jaune à notre gauche, Gaza à notre droite. Nous ne parlions pas beaucoup mais, à l’époque, sa présence et notre lien constituaient ma bouée de sauvetage. Mon père était mon héros. Je me souviens que c’est dans ces moments que j’ai pris conscience du caractère à la fois absurde et inévitable des guerres. Les chars et les jeeps qui circulaient dans nos champs, écrasant le travail des agriculteurs sans aucune considération – parce que tout est kasher quand il s’agit de mener une opération militaire — se dirigeaient vers la petite et fourbe Gaza, « pour leur montrer ce qu’il en est » ; et qui sait quel genre de vie ils récolteraient là-bas.

Certains jours, je n’arrivais pas à digérer l’idée que des familles entières étaient anéanties à trois kilomètres de chez moi pendant qu’une nouvelle émission de cuisine passait à la télévision. Dans mon film, j’essaie de saisir ce triangle tragique et humain qui unit un thérapeute, un patient et l’absurdité. Mon père (le thérapeute), moi (le patient) ainsi que la situation impossible et sans fin dans et avec la bande de Gaza — l’absurdité. »


Ady Walter / Yahav Winner

 

Festival du film juif de Hong Kong, 11-19 novembre 2023

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