Javier Milei : la Torah, son rabbin et les Forces du Ciel

 

À propos de la conjoncture théologico-politique en Argentine

Depuis le 10 décembre, Javier Milei, « el loco » [le fou], est officiellement le nouveau président de l’Argentine. Parmi les éléments stupéfiants de la trajectoire du tribun populiste parvenu au pouvoir : sa relation avec le judaïsme. Il a fait du grand rabbin de la communauté juive marocaine-argentine Acilba son « guide spirituel », et déclaré qu’il consacrerait sa vie à la Torah une fois qu’il aurait accompli la mission politique que Dieu lui a assignée. Francesco Callegaro revient sur l’étrange nœud théologico-politique dans lequel le judaïsme orthodoxe et le sommet de l’État argentin se trouvent aujourd’hui imbriqués.

 

Javier Milei

 

La victoire de Javier Milei aux présidentielles ne cesse d’étonner les observateurs, en Argentine et à l’étranger. On se demande comment cet économiste anarcho-capitaliste échevelé, au verbe aussi agressif que les idées qu’il exprime, a pu remporter les élections avec presque 12 points de différence par rapport au candidat de la coalition péroniste de centre-gauche, alors qu’il a basé sa campagne sur la levée de presque tous les tabous institués depuis le retour de la démocratie en 1983. Milei a avancé et s’est imposé en osant dire l’indicible, en profanant le sacré, en divisant tout ce qui restait d’unité dans une nation déjà éprouvée. Il y a encore 10 ans, personne n’aurait pu imaginer que ses idées se trouveraient aussi massivement diffusées dans la société.

La situation catastrophique de l’économie, avec 140% d’inflation et 40% de pauvres, si elle peut certes suffire à expliquer pourquoi le ministre de l’Économie en fonction, Sergio Massa, était destiné à perdre, ne saurait rendre compte à elle seule du fait qu’il a été écrasé, comme jamais auparavant un candidat du péronisme. Pour commencer à esquisser une explication de l’inexplicable, il faut prendre quelques pas de recul et s’efforcer de reconstruire un processus d’accession à l’État de plus en plus accéléré, qui s’étale en fait sur huit ans. Cette prise de distance par rapport au vertige et au verbiage des élections qui viennent de se terminer s’impose si l’on veut sortir de l’étonnement et essayer de saisir les forces qui, se cumulant l’une après l’autre, ont finalement rendu possible l’impossible. C’est à un point charnière de ce processus qu’on rencontre l’alliance du néo-libéralisme, sinon avec Dieu, du moins avec les rabbins.

L’ascension haute en couleur d’un professeur d’économie

Pour comprendre comment cette rencontre s’est produite, il faut remonter en amont. Avant de critiquer la « casta » – expression qu’il a repris à deux autres partis-mouvements situés à l’opposé du spectre idéologique, Podemos en Espagne et le Mouvement 5 étoiles en Italie -, Milei s’est d’abord fait connaître du grand public en attaquant violemment, dans les années 2015-2018, le gouvernement de Mauricio Macri, accusé d’être trop modéré. C’est le ton adopté et les positions avancées qui lui ont permis de trouver un premier écho médiatique. Le néo-libéralisme à l’état pur, celui de von Mises, Hayek et de l’École autrichienne, la défense à outrance des vertus du marché contre les méfaits de l’État, à coup d’apologues et d’insultes, tel a été le ressort de son succès. Sur ce plan, il n’a cessé depuis de monter en puissance, jusqu’à battre tous les records : le 15 septembre 2023, en pleine campagne électorale pour la présidentielle, l’interview avec le journaliste Tucker Carlson a dépassé en quelques jours, sur X (ancien Twitter), les 420 millions de vues, devenant l’interview la plus vue sur le réseau social et dans l’histoire d’Internet.

La forte exposition dans les médias, traditionnels et nouveaux, si elle a joué à coup sûr un rôle déterminant pour déclencher le phénomène, n’aurait pas pu projeter Milei au niveau où il s’est finalement retrouvé – à la tête de cet État qu’il déteste pourtant – si elle ne lui avait pas permis aussi d’élargir son réseau de relations bien au-delà de l’Université et des milieux journalistiques. C’est le point de départ de sa véritable mutation. Milei a démarré sa carrière de commentateur de l’actualité dans la chaîne America TV, possédée par Eduardo Eurnekian, l’un des hommes les plus riches d’Argentine. Président de Corporación América, un holding qui comprend différentes industries (aéroports, agroalimentaire, énergie, infrastructures), « el armenio » était déjà l’employeur de Milei depuis 2008. En plus de le divertir par ses blagues irrévérentes, il était son analyste économique et son conseiller financier. ​​Selon le livre El loco, du journaliste Juan Luis González, c’est Eurnekian qui a décidé, en 2015, d’installer Milei sur sa chaîne America TV, afin de critiquer le gouvernement de Macri avec qui il était en conflit.

En plus d’un statut fort bien rémunéré, le réhabilitant après un passage à vide qu’il évoque sans jamais détailler ce qu’il a vécu, mis à part l’intimité avec son chien, Conan, avec qui il communique via un médium depuis sa mort en 2017, et qu’il a cloné en donnant à chacun des mastiff anglais qui en sont issus le nom d’un grand économiste néolibéral (Milton Friedman, Murray Rothbard et Robert Lucas), le travail chez Corporación América a apporté à Milei des contacts non seulement avec les médias, mais aussi avec le monde des affaires et de la politique. Eurnekian lui a ouvert des portes qui restent habituellement fermées pour un fils de la classe moyenne, aux prises avec un père ancien chauffeur de bus devenu entrepreneur qui, selon ses récits, n’a cessé de l’humilier.

Mais pour s’imposer au niveau national, surtout en Argentine, Milei avait besoin de plus. Son discours devait porter plus loin : mobiliser les masses, en ouvrant un horizon d’espérance susceptible d’exprimer les désirs refoulés d’une multitude de sujets dispersés. Pour entrer plus directement en contact avec cette société réelle, qui ne se rencontre pas dans les cercles de l’élite, Milei a adopté différentes stratégies, conseillé par sa sœur, Karina, surnommée « el jefe », le chef, au masculin, qu’il a rendu responsable de sa communication, de son image, de son agenda, de l’administration de son patrimoine et de son articulation politique en province, et qu’il semble désormais voir, une fois accompli le passage au judaïsme, comme le Moïse dont il serait, lui, le divulgateur Aaron. Il a ainsi participé comme protagoniste à une œuvre de théâtre, El consultorio de Milei, retransmise ensuite à la télévision, où il a répondu à l’une des énigmes persistantes de l’Argentine : si c’est le pays au monde avec le plus grand nombre de psychologues par habitant, c’est à cause des effets sur les subjectivités d’une économie désastreuse. D’où la nécessité d’avoir un psychanalyste qui soit en fait un économiste, assis sur le fauteuil pour écouter les plaintes récurrentes et répondre aux angoisses montantes des gens ordinaires, en faisant remonter les difficultés du présent aux problèmes structurels engendrés depuis 70 ans par l’organisation de l’économie mise en place par Perón.

Rassemblement en faveur de Javier Milei (c) Lina Etchesuri  
Le tremplin de la pandémie et la stratégie populiste

Si le rire aurait pu permettre à Milei de se faire une place dans l’esprit des masses, ce n’est pas la comédie qui l’a mis en contact avec le mouvement d’ensemble de la société, mais la tragédie de la pandémie. On se dit après coup que l’Un, comme Milei appelle à présent le pouvoir supérieur qui l’inspire, lui a tout de même donné un sacré coup de main. Car il fallait bien une expérience sociale aux prises avec la mort, rendant tangible la capacité de l’État à restreindre les libertés, pour que la fusée du néo-libéralisme à l’état pur commence à décoller. Après avoir attaqué le centre-droit pour son insuffisante radicalité, Milei a ainsi pu s’en prendre, à partir de 2020, à son véritable objet de haine : le socialisme qui, en Argentine, se cache derrière les multiples masques du péronisme. En se prononçant, suite à l’annonce de la prolongation du confinement, en faveur des marches d’opposition au gouvernement, en réalité particulièrement modéré, d’Alberto Fernández, Milei a appelé à manifester le 25 mai 2020 au nom d’une certaine idée de la liberté, incompatible avec la justice sociale. Devant deux cents personnes réunies en face du palais présidentiel de Buenos Aires, il a entamé sa véritable métamorphose. Chargé par la haine collective, il s’apprêtait à devenir le chef d’une extrême droite néo-libérale dont les racines remontent certes à la dictature de 1976, mais qui n’avait jamais joué jusqu’ici le jeu de la démocratie représentative, faute d’un mouvement, d’un parti et d’un chef.

C’est dans ce contexte de manifestations et de polémiques contre les restrictions imposées par l’État, surfant sur la vague d’une expérience concrète qui a donné corps à l’idée abstraite de liberté individuelle, que Milei a accentué sa présence sur les réseaux sociaux, avec l’objectif stratégique de conquérir les jeunes oubliés, furieux contre un gouvernement qui les empêchait depuis des mois de sortir et de vivre.

S’ils n’avaient pas encore de nom à cette date – il viendra à la suite de la découverte de la Torah -, ces jeunes ont mis en place assez tôt les dispositifs de diffusion, sur YouTube, Instagram et TikTok, qui ont permis de donner à la « bataille culturelle » de Milei – selon l’expression soixante-huitarde qu’il a repris à la gauche péroniste -, l’ampleur et la résonance dont elle avait besoin pour frapper au cœur l’imaginaire de l’Argentine, jusqu’à le diviser en deux pour de bon.

C’est ainsi à l’occasion de l’une de ses nombreuses diffusions en direct sur Instagram que Milei a annoncé, le 26 septembre 2020, son intention de se présenter comme député national de la ville de Buenos Aires, tremplin de son futur lancement aux présidentielles. Ayant désormais pris pour cible la « caste politique », il a ainsi eu recours à la tactique de mobilisation des masses d’habitude dénoncée par la droite comme le propre des gouvernements populistes de gauche : il s’est immergé dans des bains de foule lors des promenades, appelées « Tours de la Liberté », dans la ville de Buenos Aires et au milieu des quartiers populaires. Le premier moment où Milei a commencé à montrer à tous ce qu’il était devenu se situe à la fin de cette première campagne, en novembre 2021. Au Luna Park, en face de presque 5000 personnes, il a célébré les 17% des voix obtenues dans la ville de Buenos Aires,  voix qui lui ont permis d’entrer au Congrès national avec Victoria Villarruel, future vice-présidente tristement connue pour sa défense des militaires condamnés par la justice civile en raison de leur participation au terrorisme d’État lors de la dernière dictature militaire.

Dans les images du Luna Park qu’on retrouve sur YouTube, on voit Milei monter sur la scène pour chanter, comme il l’a fait tout au long de la campagne, « Panic show », chanson rock que le groupe La Renga avait pensée comme une fable politique. Milei l’a modifiée dans la dernière strophe, pour en faire un hymne du mouvement libéral-libertaire : « Salut à tous, je suis le lion…Je suis le roi d’un monde perdu, je suis le roi et je vais te détruire, toute la caste est (tous les complices sont) de mon appétit ». Ayant ainsi surchauffé la foule, Milei n’arrive pas à entamer son discours de célébration, submergé par les tambours et les trompettes des stades, par les chants de ses supporteurs : « La caste a peur, la caste a peur ».

La rencontre du guide spirituel

On ne saurait sous-estimer les effets de l’hybridation entre le gardien de but et chanteur de rock qu’il a été dans son adolescence, à la tête du groupe Everest, spécialisé dans les chansons des Rolling Stones, et le chef de mouvement politique qu’il est devenu, surtout quand on connait les intrications entre le monde de la musique, du football et de la politique qui caractérisent la vie sociale argentine. C’est pourtant ailleurs, auprès d’un autre roi, que le Lion a finalement trouvé les ressources, subjectives et sociales, pour se lancer dans l’aventure incertaine des présidentielles. C’est ici qu’un certain judaïsme intervient dans la trajectoire.

En juin 2021, un mois avant qu’il n’officialise la création de sa plateforme politique, l’alliance « La Libertad Avanza » – il s’agira du premier parti libertaire de l’histoire à gouverner un pays -, Milei a été la cible, sur les réseaux sociaux, d’accusations de nazisme et de comparaisons avec Hitler qui l’ont profondément blessé. Redoublant comme souvent la mise, il a alors convoqué l’économiste Julio Goldestein, référence de la communauté juive partageant ses idées, pour mettre au point une stratégie. Ce dernier lui a proposé de le présenter à son ami Shimon Axel Wahnish, grand rabbin de la communauté juive marocaine-argentine Acilba, appartenant à un courant orthodoxe moderne. Comme l’a raconté par la suite Goldestein, leur première rencontre s’est rapidement muée en une « réunion cabalistique » au cours de laquelle Wahnish en est venu à dire à Milei, un an avant qu’il ne présente sa candidature, qu’il était le dirigeant d’un « mouvement de libération ». Le futur président en est sorti « enthousiaste », au point de se décider à consacrer sa vie entière à la Torah, une fois qu’il aurait accompli la mission politique que Dieu lui a assignée.

Javier Milei et son « guide spirituel », Shimon Axel Wahnish,, le grand rabbin de la communauté juive marocaine-argentine.

C’est ainsi avec le rabbin Wahnish, qu’il considère aujourd’hui comme son « guide spirituel », que Milei a commencé à s’initier sérieusement au judaïsme, au point d’envisager de s’y convertir, alors qu’il est en principe catholique. En compagnie du maître, par de longues conversations en tête à tête ou des échanges de messages sur Whatsapp, il s’est immergé dans la Torah, avec une finalité à la fois spirituelle et politique : déchiffrer les énigmes du présent à l’aide de métaphores bibliques explosives, afin d’être subjectivement à la hauteur des défis sans cesse posés par une situation de crise ouverte. « C’est une personne que j’aime beaucoup », a déclaré Milei, « et que je consulte régulièrement et parfois les conversations durent deux ou trois heures : il m’encourage à faire une lecture économique de la Torah ». On doit à cette fréquentation de plus en plus intime la ferveur messianique qui s’est emparée depuis du « loco », le fou, comme on appelle Milei dès son adolescence, en raison de son extravagance. L’immanence de la crise économique en cours s’est donc trouvée redoublée par la transcendance d’une résolution politique aux allures théologiques, comme en témoignent les références toujours plus fréquentes, depuis 2021, à des passages pas forcément très connus de l’Ancien Testament.

Identification aux juifs et instrumentalisation du judaïsme

Deux ans plus tard, on retrouve toutes ces références condensées dans l’ouverture du terrifiant acte de clôture de la campagne présidentielle, organisé le 18 octobre 2023 à la Movistar Arena : un stade accueillant d’habitude de grands concerts, construit sur le terrain d’un club juif, Atlanta, dans l’un des quartiers où la communauté est la plus présente, Villa Crespo. Dans une obscurité à peine troublée par les lumières des portables d’environ 13.000 personnes, on voit tout d’un coup se profiler sur l’écran monté au centre de la scène l’image d’un homme avec un instrument en forme de corne : la vibration se détache sur le fond d’une salle éblouie et silencieuse, attendant que le sens de l’appel se révèle. Alors qu’à Roch Hachana on sonne le shofar pour saluer la nouvelle année juive, dans le spectacle de Milei, c’est le signal de la destruction à venir, annoncée par un flot d’images de bâtiments s’effondrant, d’explosions dans l’océan, d’incendies et de vagues, avant que n’apparaisse la phrase : « Milei, la seule solution ».

Dans le public qu’il traverse comme une rockstar, étouffé partout par des bras en accolade, les jeunes en pleine exaltation portent une casquette avec l’inscription « Les Forces du Ciel ». C’est le signifiant qui les a finalement harponnés, comme l’a raconté au journal Clarin l’un d’entre eux : « C’est devenu une identité, nous sommes La Force du Ciel, le militantisme. C’est comme La Cámpora pour le kirchnérisme ». Il s’agit d’une phrase que Milei a tirée du chapitre 3 du livre des Macchabées, qui fait référence à la révolte d’un mouvement de libération juif contre l’armée des envahisseurs grecs en 166 avant J.C. : « Dans une bataille, la victoire ne dépend pas du nombre de soldats, mais des Forces du Ciel ». Les soldats en question ont pour la plupart entre 16 et 30 ans, en majorité des hommes. Ils se sentent exclus des politiques progressistes de ces dernières années, portées par le mouvement féministe et les minorités sexuelles, qu’ils attaquent sur les réseaux en s’en prenant aux chercheurs en sciences sociales qui s’en sont fait l’écho. Surtout, ils en ont assez des hommes politiques qui n’ont pas réussi à trouver une issue à la très longue crise économique et à dessiner clairement un avenir fait des certitudes dont ils ont besoin.

La campagne numérique des Forces du Ciel a été tout à fait déterminante dans le triomphe de Milei, comme le reconnaît après coup Iñaki Gutiérrez, influenceur de 22 ans devenu le « community manager » de sa campagne, et lui ayant recommandé de privilégier TikTok par rapport à Facebook (utilisé par Trump) et Instagram (utilisé par Bolsonaro). C’est à travers ce dispositif que se sont constitués des espaces communautaires sur les réseaux : ils auront permis d’atteindre à moindre frais l’intérieur du pays et de nationaliser ainsi le mouvement, tout en lui donnant un début d’organisation, du moins sur le plan idéologique. Avec une grande efficacité pédagogique, Milei a pu déverser ses idées sur la liberté dans des vidéos TikTok, faisant parvenir ses messages sensationnels à des millions de personnes, au-delà des seuls jeunes qui l’ont d’abord soutenu. Toutes ne se sont pas converties d’un coup au messianisme néolibéral, mais il suffit de parcourir les commentaires circulant sur les réseaux sociaux pour mesurer ce qu’a pu déclencher, auprès des classes populaires, l’invocation du Roi des Rois pour l’investiture du Lion comme leader capable d’arracher la nation à son destin funeste, préfiguré par les chiffres de l’inflation.

Il n’y a alors pas à s’étonner que le premier acte accompli par Milei après sa victoire ait consisté à visiter David Hanania Pinto, un rabbin qui consacre sa vie à conseiller différents présidents ainsi que  le roi du Maroc, dans ce quartier Once de Buenos Aires où, en plus des travailleurs de l’économie populaire, se concentre une importante communauté de juifs orthodoxes. Participant à la cérémonie de la Havdalah, Milei a reçu une bénédiction spéciale de la part du rabbin : « Je demande à Dieu de protéger la nation argentine pour ramener l’Argentine à ce qu’elle était avant. Et je suis sûr qu’avec l’aide de Dieu, ils aident la nation. » À la fin de la cérémonie, Milei est descendu avec lui à l’endroit où se trouve la Torah. Le rabbin a fait en hébreu une prière spéciale pour le succès de la mission du président :

« Que celui qui accorde le salut aux rois et gouverne les princes et dont le règne est un honneur de toute éternité, délivre son serviteur David de l’épée mortelle qui a ouvert un chemin dans la mer et les eaux tumultueuses. Puisse-t-il bénir et soigner et protéger et aider, exalter, magnifier et élever Javier Milei, le très excellent président de la République argentine. Que par sa miséricorde, le Roi des Rois le protège, lui donne la vie et le maintienne libre de toute figuration et de tout mal, que par sa miséricorde le Roi des Rois fasse en sorte que sa destinée soit exaltée et que les jours de son Gouvernement soient prolongés. Que, par sa miséricorde, le Roi des Rois imprègne son cœur, ainsi que celui de ses conseillers et ministres, de miséricorde afin qu’il puisse agir avec bonté envers nous et envers tout le peuple d’Israël. »

Selfie avec Javier Milei, Twitter.
Les contradictions du moment présent

Milei n’a pas manqué à l’occasion d’exprimer une fois de plus son soutien inconditionnel à Israël dans l’exercice de son droit à la défense et son rejet du terrorisme du Hamas. Il a aussi annoncé qu’il allait aussitôt se rendre à New York pour visiter la tombe du rabbin Menachem Mendel Schneerson, fondateur du mouvement Chabad Lubavitch qui s’oppose au « communisme » à travers un discours aux connotations libertaires. Le dimanche même, Milei a pris l’avion pour New York afin de visiter l’Ohel, lieu sacré où reposent les restes de l’ancien chef religieux orthodoxe : il y avait déjà été en secret pour demander sa bénédiction en vue de l’élection. La visite à la tombe était censée avoir une connotation purement « spirituelle » : « Je vais m’arrêter pour rendre grâce à Hachem (Dieu) pour la place qu’il m’a donnée ». C’est que la « bénédiction s’est réalisée », comme Milei l’a déclaré au journal israélien Kfar Chabad. Mais ce premier voyage à l’étranger a en réalité mêlé les enjeux spirituels et politiques. Car Milei est aussi allé à Washington pour expliquer aux représentants du gouvernement américain, du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale le plan économique qu’il mettra en œuvre dès son entrée en fonction le 10 décembre, sans attendre la reprise des travaux en Parlement au mois de mars.

Il s’agit de l’ensemble de réformes de « choc » qu’il a annoncées le jour de son assomption, le 10 décembre, s’adressant à la foule réunie face au Congrès. Une fois fait le tour des mesures drastiques visant à réduire le déficit fiscal (interdiction de l’émission monétaire, réduction du nombre de Ministères, privatisation des entreprises et œuvres publiques…) et compte tenu de leurs effets désastreux à court terme sur l’emploi, les salaires et le nombre de pauvres et indigents, Milei a achevé son discours en rappelant les fondements du « nouveau contrat social » : « Ce n’est pas un hasard si cette investiture présidentielle a lieu pendant la fête de Hanoukka, la fête de la lumière, car elle célèbre la véritable essence de la liberté. La guerre des Macchabées est le symbole du triomphe des faibles sur les puissants, du petit nombre sur le grand nombre, de la lumière sur les ténèbres et surtout, de la vérité sur le mensonge, car vous savez que je préfère vous dire une vérité inconfortable plutôt qu’un mensonge confortable…Que Dieu bénisse les Argentins et que les forces du ciel nous accompagnent dans ce défi. »

Cet étrange nœud théologico-politique, dans lequel judaïsme orthodoxe et sommet de l’État argentin se trouvent imbriqués, n’a pas, pour l’instant, déclenché de délire antisémite, bien que des messages inquiétants commencent déjà à courir sur les réseaux conspirationnistes de la gauche postcoloniale. L’Argentine est le pays qui compte le plus grand nombre de juifs en Amérique Latine, le cinquième en dehors d’Israël, environ 250.000 personnes. Comme l’a expliqué récemment Alejandro Dujovne, chercheur en sciences sociales au CONICET, directeur du Master en sociologie et analyse culturelle à l’IDAES-UNSAM, spécialiste de la sociologie du monde de l’édition et de l’histoire juive moderne d’Europe et d’Argentine, Milei a en fait une relation livresque avec le judaïsme, basée exclusivement sur la Torah : il ignore de ce fait sa « dimension sociale », le « caractère central de la vie communautaire », l’“extension » et la « vitalité » du « réseau institutionnel composé d’écoles, de clubs sportifs et de synagogues », tout comme la « diversité des points de vue religieux, culturels et politiques qui façonnent la vie juive argentine ». Aussi, malgré son intimité avec la Torah, Milei n’a pas pu établir de liens avec les principales institutions de la communauté, comme la Délégation des associations israélites argentines (DAIA) et la Mutuelle israélite argentine (AMIA). Cette année, le Congrès national a approuvé une loi établissant le 18 juillet comme journée de deuil national pour les victimes de l’attaque contre le siège de l’AMIA en 1994, qui a causé la mort de 85 personnes. Milei a d’abord voté contre, avant de changer d’avis.

« Capitalisme ou barbarie », graffiti dans les rues de Buenos Aires (c) Juan Valeiro

Le 21 septembre, un mois avant le premier tour, quelque 4.000 artistes et intellectuels juifs ont lancé une pétition publique exprimant leur « inquiétude » face à l’“’utilisation politique du judaïsme » de la part de Milei, pour propager des « discours de haine ». On peut y lire notamment la déclaration suivante : « L’éthique juive que nous avons apprise et que nous aspirons à mettre en pratique dans nos vies est étroitement liée à la notion d’égalité et de justice sociale, la même que Milei considère aberrante. Par conséquent, notre judaïsme est aux antipodes de Javier Milei et de son projet politique ». En Argentine, qui dit justice sociale dit péronisme. C’est donc avec cohérence que ces mêmes artistes et intellectuels juifs ont pris aussi la défense du pape Francisco, violemment attaqué par Milei, comme le « représentant du mal sur la Terre », en raison de sa proximité dangereuse avec le péronisme. Après la dernière salve d’injures, lors de l’interview avec Carlson, où Milei l’a une fois de plus attaqué à cause de sa défense de la justice sociale, le pape Francisco a fini par lui répondre, sans le nommer, dans une interview accordée à l’agence de presse officielle argentine : « Le Messie est un seul, celui qui nous a tous sauvés. Les autres sont tous des guignols du messianisme ».

Quand bien même son gouvernement ne devrait durer que quelques mois, l’accès de Milei au sommet du pouvoir en Argentine achève de déchirer le voile de nos illusions progressistes, en nous faisant accéder, comme l’Italie il y a tout juste un siècle, au sens véritable de la situation où nous nous trouvons. Nous traversons un temps liminal, comme Alvaro Garcia Linera a désigné notre époque, une suspension entre passé et futur analogue à celle qui a caractérisé la crise du libéralisme dans les années 20 du XXème siècle. À cette différence près que le fascisme en germe est un paradoxal fascisme de la liberté : il ne vise pas à détruire l’État de droit pour réaliser l’État total, au sens qualitatif du terme, mais à démanteler ce qui reste de l’État social, pour contrer les mouvements qui de toute part poussent dans la direction de sa radicale réinvention. Loin de répondre au socialisme déjà en partie réalisé sur le terrain même d’un Etat aux fonctions étendues, il entend défaire par la force – celle du Ciel y compris – cet appareil réflexif de la société, le réduisant au strict nécessaire, à savoir un centre de commandement. Et ceci dans le but déclaré de freiner la montée de ce socialisme du XXIème siècle, horizon d’espérance ouvert par les luttes des nouveaux mouvements sociaux, qui se repense à sa source depuis les périphéries de l’Europe où il se montre capable d’intégrer ce que le socialisme a toujours escamoté : les racines sacrées de la justice sociale, qui suppose de profaner les sanctuaires de la propriété, lorsqu’elle rend à ce point impossible la vie en commun qu’elle finit par engendrer des monstres.


Francesco Callegaro

Francesco Callegaro est professeur de philosophie et sociologie à l’Eidaes (Universidad nacional de San Martín, Buenos Aires).

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