À l’appel des familles d’otages et d’une large partie de la société civile, une grève générale aura lieu le 17 août pour dénoncer une stratégie militaire à Gaza perçue comme une impasse et une aggravation des conséquences de la guerre, tant pour les civils palestiniens que pour les captifs et combattants israéliens. Première mobilisation d’ampleur depuis la crise de la réforme judiciaire en 2023, elle cristallise la fracture politique israélienne. Bruno Karsenti y voit le rappel d’une question cardinale : celle du principe fondateur de l’État juif et de l’avenir même du projet sioniste.

La guerre déclenchée par l’attaque meurtrière du Hamas du 7 octobre dure depuis 22 mois. À l’heure où nous écrivons, le gouvernement israélien a pris la décision de lui faire franchir un nouveau cap, présentant comme une issue ce qui n’est qu’une montée aux extrêmes. Le nombre sans cesse croissant des victimes civiles constitue pour le peuple palestinien une tragédie historique que cette prétendue « phase conclusive » ne fera que sceller. Du côté israélien, la tension de la guerre croîtra plus encore, et l’on peut craindre qu’elle n’atteigne bientôt un point de rupture. Car si l’union nationale a prévalu dans les premiers temps du conflit, et si elle s’est reformée lorsque le déploiement des forces était justifié sur d’autres fronts – la neutralisation du Hezbollah au sud-Liban, le coup d’arrêt au programme nucléaire iranien – elle s’est progressivement fissurée au sujet de la campagne de Gaza. On en est au point qu’aujourd’hui, le gouvernement et la majeure partie de la société civile paraissent s’opposer frontalement. Comme lors de la lutte contre la réforme judiciaire, en mars 2023, alors que le gouvernement risquait d’entrainer le pays sur une pente anti-démocratique, l’appel à une grève générale est lancé contre la stratégie militaire annoncée. À l’époque, le pouvoir avait dû reculer face aux protestations massives. Elles n’avaient pas alors été seulement portées par des mouvements citoyens, mais aussi par les principaux corps intermédiaires qui structurent la vie du pays. Qu’en sera-t-il cette fois-ci ? Nul ne le sait. Tout au long de la guerre, les rassemblements hebdomadaires se sont maintenus et n’ont jamais lâché prise, représentant comme un socle permanent de la critique et de la réflexion collective sur le cours des événements. Que celle-ci en arrive à un nouveau seuil, où le refus de la politique menée gagne en intensité et en amplitude jusqu’à lui barrer la route, c’est l’éventualité, et pour tout dire l’espoir qui s’ouvre en ce moment.
Sur toute la durée de cette longue guerre, la plus longue que le pays ait connu, un fil est demeuré inchangé. Pour la société israélienne, le sort des otages, la prise en compte de leur sauvetage, non comme une donnée secondaire ou un souhait d’arrière-plan, mais comme un but primordial de la guerre elle-même, sont restés un critère décisif de positionnement. Seule l’extrême droite, au sein de la coalition au pouvoir, a assumé sans ciller que ce n’était pas le cas, que la destruction de l’ennemi palestinien devait l’emporter sur tout le reste. Netanyahou, pour peu soucieux qu’il soit de la population civile de Gaza, n’affiche pas dans ses propos cette dureté envers les otages. Il assure ne jamais oublier les deux « buts de la guerre », à parité et sans exclusive. Mais les discours officiels sonnent comme une litanie, les actes démentant les paroles, si bien que celles-ci ne trompent plus depuis longtemps l’opinion publique désabusée.
On l’a dit plusieurs fois dans K, et il faut, à ce moment d’aggravation du conflit, le rappeler encore. Pour la forme particulière d’État qu’est Israël, considéré en lui-même et au regard de sa fonction pour l’ensemble de l’existence juive, la question des otages a une signification cardinale.
Il faut ici rappeler que les États modernes ont des traits formels par quoi ils se ressemblent tous. Pour autant qu’ils sont des États de droit démocratiques (ce qui est le cas d’Israël), il arrive même que ces traits les unissent dans un destin commun (l’Europe, en son principe, repose sur cette conviction). Pourtant, cela n’en fait jamais des coquilles vides, de purs dispositifs formels. Chacun a une volonté propre, où réside son ressort tout à la fois moral et politique. Pour chaque État, ce ressort est singulier : il procède de la société concrète qui l’a construit, à partir de son histoire propre et de son sens de la justice. Quel Etat est voulu par la société singulière dont il est l’Etat n’est ainsi jamais une question oiseuse. En vérité, c’est même la question décisive. D’où, notons-le au passage, le caractère symbolique et manquant de consistance d’une « reconnaissance » déclarée de l’extérieur. Quant au ressort qui tend cette volonté propre, on peut dire qu’il repose sur un certain mode de solidarité entre les membres dont cette société historique est composée. Il la meut de part en part, en ce qu’il est apte à motiver constamment les actions des individus en les orientant vers un but commun.
Que jamais ce gouvernement d’Israël n’ait été à la hauteur du principe fondateur de l’État – assurer la survie des juifs –, c’est ce que la question des otages a rendu chaque jour plus manifeste.
La singularité du mode de solidarité constitutif de l’État juif renvoie, socialement et historiquement, au sauvetage des juifs. À travers les lois adoptées et les décisions prises par cet État, qu’il en aille de sa vie interne ou de ses relations extérieures, le fait que les juifs constituent un peuple structurellement minoritaire, affecté d’une fragilité inéliminable au sein des nations non juives où il est disséminé, n’est jamais perdu de vue. L’appropriation et l’usage de la forme égalitaire et démocratique de l’État moderne – la plus à même de réduire autant que possible le risque de persécution des minorités juives – furent une manière de répondre à cette considération. La justification ultime d’Israël comme État des juifs se trouve là. Cet État puise son ressort politique et moral dans l’idée d’abri, dévolu au peuple structurellement minoritaire que sont les juifs. Pour la même raison, il a aussi une mission à l’égard de la diaspora dont il ne peut faire abstraction à aucun moment, dans aucun de ses choix fondamentaux. Car il assume une responsabilité à l’égard de toute vie juive potentiellement menacée quelque part dans le monde. Chaque vie juive compte pour cet État, non pas simplement en ce que sa sécurité au sens générique serait assurée, mais en tant qu’elle constitue pour tous et pour chacun un point de condensation où s’incarne la survie du peuple entier.
La survie juive est au principe de l’existence même d’Israël. Entendons : des grandes orientations qu’il décide de prendre – dont, évidemment, les guerres font partie – mais aussi, et inséparablement, de l’engagement sur lequel cet État peut compter de la part de ses citoyens, de la mobilisation dont il peut se prévaloir pour agir sur lui-même et dans le monde. Car s’il faut que l’État – n’importe quel État – soit doté de sens pour exister réellement, c’est toujours en dernière analyse du point de vue de ses membres que cette signification s’éprouve.
Que jamais ce gouvernement d’Israël n’ait été à la hauteur de ce principe, c’est ce que la question des otages telle qu’elle se pose dans la conduite de la guerre à Gaza a rendu chaque jour plus manifeste. Quoi qu’il en soit de son issue, on peut d’ores et déjà dire qu’elle aura été à cet égard le révélateur de la crise idéologique que traverse le sionisme depuis trop longtemps. Une crise dont les deux symptômes symétriques inverses sont la droitisation et la montée du sionisme religieux d’un côté, l’antisionisme et le post-sionisme de l’autre. Qu’une ligne doive être à nouveau tracée où Israël puisse renouer avec son principe, par-delà ou plutôt en deçà des clivages politiques eux-mêmes, c’est ce qui motive maintenant explicitement les mobilisations appelant à la fin de la guerre. À travers elles, se joue un combat idéologique décisif qui engage tout l’avenir du pays, et dans lequel se réfracte le maintien de l’unité du monde juif. Un monde dans lequel Israël occupe, non pas une position centrale, mais un point d’équilibre dont on imagine mal comment on pourrait se défaire.
On dira qu’en s’arc-boutant sur la question des otages, on ne fait ici que renforcer l’affirmation du particularisme juif ; que les défenseurs de la cause des otages ne sont pas, à ce titre, si différents des sionistes religieux et des bellicistes auxquels ils s’opposent – si l’on considère que ceux-ci peuvent après tout se prévaloir d’être seulement plus conséquents dans ce qu’impose, en termes de sacrifice nécessaire, l’acte d’étendre et de consolider l’abri des juifs.
C’est ne rien comprendre à ce que signifie la mise en exergue des vies juives, ressaisies dans leur singularité d’existences actuellement menacées – ce que sont par définition des otages – pour le sionisme authentique comme pour la politique moderne en général. C’est refuser de voir que se joue là une épreuve qui s’est historiquement déterminée au sein de de l’Europe du XXe siècle : celle des risques auxquels s’expose la condition minoritaire comme telle, dont les juifs ne sont pas les représentants exclusifs, mais plutôt les témoins éminents, précisément dans le cadre moderne des États-nations. C’est prendre acte du fait que l’universalisme de façade dont ces États se prévalent en général est insuffisant pour rendre les peuples et les individus qu’ils rassemblent justiciables d’une politique réellement égalitaire, c’est-à-dire exempte de discriminations et de persécutions potentielles. Ce qu’elle n’est tout à fait jamais, mais ce vers quoi elle doit tendre.
La défense des otages et la conduite d’une guerre juste sont les deux faces du même motif d’engagement situé à la racine de l’État des juifs.
Les miliciens du Hamas, de leur côté, sont les ennemis radicaux des juifs : la violence pour laquelle ils ont opté en pourchassant et en tuant une à une leurs victimes, et en enlevant d’autres pour les tenir enchaînées, les torturer et exhiber leur souffrance, fait d’eux les représentants les plus visibles des persécuteurs du moment. Leur action n’a jamais été qu’une œuvre de mort. Pour la même raison, ils sont aussi les fossoyeurs de la cause des Palestiniens, ce peuple qu’ils prétendent défendre tout en le traitant comme une masse à sacrifier. Ils sont les ennemis de leur peuple, comme ils le sont de tout peuple pour autant qu’il entreprend de se ressaisir au niveau des vies singulières dont il est formé, et qui s’engage par cette voie collective en direction d’un universalisme effectif et non pas simplement verbal. Un universalisme vécu de manière intensive et non pas extensive, où c’est de l’intérieur des appartenances singulières et par le travail sur elles-mêmes dont elles sont capables, que l’arrachement à la partialité identitaire et à l’adversité qu’elles génèrent se trouve réalisé.
C’est précisément ce qui a été à la racine du sionisme et de la création de l’État des juifs. C’est ce qui motive son combat actuel contre toutes les forces qui dénient à cet Etat le droit d’exister. On ne doute pas que ce combat soit à l’ordre du jour. Car ces forces sont puissantes aujourd’hui, et elles ont des relais qui s’étendent bien au-delà du Hamas et des entités étatiques et non étatiques qui partagent sa volonté éliminatrice. On ne doute pas, notamment, qu’un dévoiement de l’universalisme, sa traduction en un humanitarisme abstrait qui use de l’indistinction pour recouvrir ses propres rejets et inclinations, puisse alimenter, consciemment ou non, ce mauvais vent en Occident. La vogue qui rassemble les ennemis absolus d’Israël (par « absolus », on entend ici tous ceux dont le désir le plus ardent est de voir cet Etat au plus vite rayé de la carte) n’est pas prête de s’arrêter. Mais cela ne doit pas faire oublier l’essentiel : si le combat pour le sort des otages a le sens juif qu’on a souligné, et si c’est à une certaine acception de l’identité de peuple que cette expérience reconduit, alors il est exclu que la guerre menée par Israël puisse se donner un autre peuple pour adversaire. Si la guerre a ses exigences, si Israël dans la guerre se trouve confronté à des États et des groupes qui veulent effectivement sa disparition et le revendiquent fièrement, il n’en reste pas moins que les vies civiles doivent lui importer à un titre essentiel. C’est-à-dire au titre de ces vies qualifiées qui s’incarnent dans d’autres peuples, avec lesquels l’État des juifs, plus conscient qu’aucun autre Etat de ce que la persistance historique d’un peuple signifie, entend coexister pacifiquement.
Cela vaut évidemment pour les vies du peuple palestinien. C’est ce que le camp antisioniste au sens le plus large n’a jamais compris au cours de cette guerre : que ce soit exactement au même principe unitaire, à la fois politique et moral – les deux aspects étant ici indissociables – que la défense des otages et la conduite d’une guerre juste se rapportent. Qu’en vérité, elles se comprennent l’une par l’autre, parce qu’elles sont les deux faces du même motif d’engagement situé à la racine de l’Etat des juifs.
Ces considérations sont complètement étrangères au gouvernement israélien en charge de la conduite de la guerre. Le plan pour Gaza présenté par Netanyahou en est la négation pure et simple. Dès lors, l’opposition et le retour à la raison se trouvent intégralement reportés sur la société israélienne. Sa voix se lève et se fait entendre sans ambiguïté désormais. Il nous revient, en diaspora, c’est-à-dire dans cet autre pôle de la vie juive qui prend sa part d’action à l’époque post-Shoah, d’en amplifier la portée – délivrant de cette manière notre contribution décalée, mais pas moins indispendable, à la reprise du projet sioniste.
Bruno Karsenti