Après Milo Lévy-Bruhl la semaine dernière, Danny Trom revient à son tour sur l’accord électoral inédit de la gauche française. Il réfléchit pour sa part en particulier sur ce qui se niche derrière cet étrange nom de France Insoumise et l’imaginaire social et politique qu’un tel mot charrie. L’occasion ainsi d’indiquer le risque que constitue ce qui pourrait bien avoir été une « soumission » de toute la gauche à « l’insoumission » mélenchoniste.
Le fait est là, « La France Insoumise » est parvenue à une hégémonie sur la gauche. C’est peut-être le moment de s’arrêter un instant pour remarquer que ce parti porte un curieux nom. Il implique qu’il existe deux France, l’une insoumise, l’autre soumise ; l’une docile l’autre indocile. Mais insoumise/soumise à qui ? Difficile à déterminer, et inessentiel au regard d’un nom qui divise le tout de la France en deux camps poreux que forment les insoumis et les soumis. Mais une chose est claire : celui qui suscite la division ne peut être inclus dans cette totalité divisée qui sature l’espace. Les « soumetteurs » sont hors champ. L’agent de la division n’est en somme qu’un tiers exclu au travers duquel la France soit se soumet soit s’insoumet. On ne sait donc pas qui il est, ni d’ailleurs où il est. Aussi voit-on immédiatement en quoi LFI déroge à la tradition historique de la gauche qui pense l’espace social à travers les paires complémentaires en tension « capitaliste/prolétaire », « bourgeois/ouvrier ». Ces noms sont des positions de classe dans une structure descriptible. La polarité suppose de qualifier leurs relations. Le capitaliste détient les moyens de production et extorque la plus-value, le prolétaire ne possède rien et vend sa force de travail. Or, la masse des insoumis est extensive, indéfiniment. On peine à saisir à travers elle une polarité quelconque que l’on pourrait politiser en termes de justice ou d’injustice.
A ce stade, on est un peu perdu, mais on est néanmoins assuré d’avoir quitté le monde structuré par la polarité gauche/droite. Et effectivement, la France insoumise/soumise produite par la LFI, si l’on en croit la parole de Mélenchon, est composée « des gens ». Quand il parle à la France, c’est à eux qu’il s’adresse. Pour un ancien marxiste, cela manque cruellement de précision. Seuls quelques excentriques, jaloux de leur singularité, s’excluront des « gens ». C’est bien pratique, puisque la perte, pour qui quête les suffrages, est très résiduelle. Toutefois, en toute logique, il doit bien y avoir des agents contre lesquels la France insoumise se rebelle et à laquelle la France soumise se soumet. Qui sont ces agents de la soumission ? Ils restent innomés. Ils figurent comme une classe fantôme, ouverte à un remplissage quelconque. La place est libre. Les anciennes classes avaient horreur du vide, tout un chacun devait se situer dans la polarité. LFI, elle, est courageuse. Le vide ne lui fait pas peur, elle l’exploite. C’est là toute sa force que de supporter que le vide soit comblé par toutes sortes de fantasmes. Son nom-même signale leur bienvenu. D’où la porte grande ouverte au complotisme et à l’antisémitisme.
Le nom LFI ouvre donc sur une scène où l’opérateur de la division de la France doit être nécessairement extérieur, ailleurs, étranger aux gens, et pourtant agissant, à la manière dont la France occupée se scinde en Français soumis et insoumis par l’occupant. Donc aussi soumis/insoumis à l’occupant. L’imaginaire convoqué par le nom LFI est celui de la libération nationale. Il y a un agent dont il faut se libérer. Ce n’est pas ici qu’une relation doit être analysée afin d’être transformée, ce n’est pas un système de relations que l’on veut modifier, c’est un ennemi qui doit être ciblé. Mais pour cela il faudrait le désigner avec netteté faute de l’atteindre. Or, précisément, LFI ne le fait pas. On s’interroge souvent sur le sens du mot populisme. La réponse est sous la main : transformer des relations d’interdépendance objectives en guerre de tous, de tous les gens, ceux insoumis et ceux encore soumis, contre l’un dominateur.
Les élections législatives transportent les dérives de cette gauche au cœur des stratégies politiques. Et elles poussent à la clarification. Dans Le Monde, à propos de la dissidence qui s’est organisée au PS, on lit : « Un accord politique noué par Olivier Faure, le premier secrétaire du PS, avec la France insoumise (LFI), qui, selon eux, déshonore leur parti en les plaçant dans une soumission insupportable (…) ». A quoi le premier secrétaire du PS rétorquait : « Il n’y a pas de soumission aux insoumis. » L’électeur de gauche, et tout un chacun soucieux de l’avenir du pays, est alors obligé de se poser la question : que peut bien vouloir dire qu’on ne se soumet pas aux insoumis ? Ne pas se soumettre à ceux qui ne se soumettent pas, double négation oblige, peut éventuellement vouloir dire qu’on se soumet. Mais cela peut éventuellement dire autre chose : qu’on ne va pas se laisser enfermer dans la logique de la soumission, si l’espoir pour le PS de se relever de la débâcle passe par sa recomposition au sein d’une gauche unie, sur une plateforme suffisamment large pour permettre d’espérer à la social-démocratie de se refaire dans les années qui viennent. L’avenir dira si c’est possible, et l’avenir est incertain. Il y a là une prise de risque qu’il faudra assumer. Une chose est sûre. C’est que LFI ne manquera pas de se prévaloir de la première option : la double négation, s’insoumettre à l’insoumission, revient à endosser la soumission et sa logique implacable. La bonne nouvelle est que jusqu’ici LFI n’a pas encore le monopole de la compréhension du sens des mots. Ne pas se soumettre à l’insoumission ne signifie pas nécessairement être un soumis. Cela signifie juste de ne pas se soumettre à celui qui le demande, peu importe si ce « celui » s’appelle « La France insoumise » ou « La Vénus à la fourrure ». Reste alors à porter cette autre proposition : l’insoumission à l’insoumission n’implique pas la soumission. C’est là que s’ouvre un espace pour la pensée. Et il en va bien, dans cet espace, d’une négation nette et claire : le refus du populisme, à l’abri des accusations de soumission.
Danny Trom