Identité juive et anti-judéité après le 7 octobre : Continuités et ruptures

Les suites du 7 octobre ont profondément reconfiguré les pratiques de l’identité et de la communauté juives, ainsi que la manière dont elles sont perçues par le reste des sociétés occidentales. Dans ce texte, le démographe Sergio DellaPergola livre — depuis une perspective israélienne — le diagnostic général de ces mutations, dégageant ainsi les grandes questions qui se posent selon lui pour l’avenir des juifs.

 

 

Sur le long terme, l’expérience juive s’est caractérisée par des schémas stables et continus, ponctués de changements soudains, de ruptures et de drames. Ces événements marquants ont parfois redéfini l’histoire juive en créant des points de bascule entre un avant et un après. Ledit mouvement, généralement pérenne et prévisible, s’est donc parfois orienté vers des trajectoires nouvelles et des perspectives inattendues.

Peu avant le milieu du XXe siècle, deux événements majeurs — la Shoah et l’indépendance de l’État d’Israël — ont marqué des tournants décisifs, bouleversant profondément l’histoire juive. Ces événements ont redéfini l’existence juive en la scindant entre Israël, où les Juifs constituent aujourd’hui la majorité des citoyens d’un État souverain, et le reste du monde, où diverses communautés juives continuent de prospérer ou de faire face à des défis. Parmi ces diasporas, celle des États-Unis se distingue comme la plus grande, la plus influente et la plus complexe. 

Je me propose de décrire comment les événements du 7 octobre 2023 en Israël et leurs conséquences ont pu affecter le cours principal des perceptions et des pratiques de l’identité et de la communauté juives, à l’échelle mondiale et locale, en relevant certaines similitudes et différences, convergences et divergences. Mon évaluation ne repose pas sur un scénario préétabli, mais cherche plutôt à analyser un ensemble de caractéristiques marquantes, en tirant des conclusions après, et non avant, l’observation des preuves empiriques. Je tiens également à préciser que j’envisage les Juifs avant tout comme des individus réels, en chair et en os, et non comme de simples éléments d’une théorie sociale ou littéraire plus large, comme cela peut être le cas dans certains récits sur les identités construites.

1. Qu’est-il arrivé le 7 octobre 2023 ?

Le 7 octobre, des milliers de terroristes du Hamas ont pénétré dans le sud-ouest d’Israël, massacré 1 195 personnes, dont 815 civils et 380 militaires, et emmené de force 251 civils à Gaza. Le 7 octobre était un jour de Shabbat, le jour de la fête juive de Sim’hat Torah, le bonheur de la Torah. Le choix de cette date traduit le cynisme du terrorisme islamiste. 

Ce massacre a été suivi par la guerre à Gaza et au Liban, le déplacement d’environ 150 000 Israéliens de leurs foyers et de sévères représailles de la part de l’armée israélienne. Tous ces événements ont déclenché une crise de peur et d’incrédulité au sein de la société israélienne, un ébranlement semblable de l’identité des Juifs du monde entier et un vaste processus de désaffection de l’opinion publique mondiale à l’égard de l’État d’Israël, lequel s’est répercuté sur les communautés juives du monde entier.

Dans de vastes segments de la société, tant dans le monde en général que dans les pays occidentaux, les trois piliers fondamentaux de l’identité juive contemporaine — égalité en dignité, mémoire autonome et souveraineté politique — sont à nouveau remis en question.

Le 7 octobre a marqué un autre tournant dans la chronologie de l’État d’Israël et dans le conflit arabo-juif ou israélo-palestinien vieux de cent ans. Il a marqué à jamais l’histoire du peuple juif et les relations mutuelles entre ses composantes, impliquant pleinement les Juifs aux États-Unis. Il a généré un tournant inattendu dans le discours sur les Juifs et leurs relations avec la société non juive. Il a remis en question avec une acuité sans précédent la position d’Israël dans son contexte régional et mondial, ainsi que la position des communautés juives du monde entier. Il a une fois de plus soulevé les questions suivantes : Que signifie être israélien ? Que signifie être juif aujourd’hui ? Il s’est propagé à un Moyen-Orient en proie à de multiples crises. Il a également questionné l’essence même de la civilisation occidentale.

2. Les implications immédiates du 7 octobre

La première et la plus immédiate des conséquences du 7 octobre a été de révéler l’incapacité dramatique des services de renseignement militaires et civils israéliens à prévoir et à suivre les événements. En cause : l’arrogance, le machisme, l’euphorie et la légèreté. De nombreuses indications claires, extrêmement précises, détaillées et inquiétantes sur les plans du Hamas avaient été fournies non seulement par des sources internes bien informées, mais aussi par des sources étrangères. Certaines informations avaient été recueillies et analysées par des sous-officiers féminins hautement qualifiés appartenant aux services de renseignement, de la police ou du corps des gardes-frontières. Cependant, leurs supérieurs masculins avaient dénigré leur travail, qualifiant leur attitude d’« immature » ou d’« hystérique ». Cette perception était surtout influencée par le paradigme dominant, largement partagé, qui privilégiait l’avantage militaire et la logique de dissuasion dans les relations entre Israël et ses ennemis. 

Le grand stratège d’Israël depuis 16 ans, le Premier ministre Benjamin Nétanyahou, avait pris le parti de ne pas remettre en cause son approche négative de toute forme de souveraineté de l’Autorité palestinienne en Cisjordanie et à Gaza. Par conséquent, la meilleure voie semblait être le maintien d’une sorte d’arrangement avec le pire ennemi de l’Autorité palestinienne : le Hamas. Le pilier central de ce qu’on a appelé la konseptzia était qu’Israël dissuade le Hamas par sa puissance militaire. Les avantages économiques, comme ces importants transferts d’argent en provenance du Qatar, et l’emploi de 20 000 frontaliers de Gaza en Israël, étaient censés garantir la non-belligérance. Tout le reste découlait de cette idée, y compris l’absence de préparation des militaires le 7 octobre. Nétanyahou avait prononcé à la Knesset peu avant le 7 octobre, un discours dans lequel il décrivait en détail et avec une grande précision les scénarios possibles en cas d’attaque du Hamas. Il avait compris les enjeux, fait ses choix et donné des instructions en conséquence. Son entourage et ses subordonnés étaient manifestement convaincus, ou du moins alignés, sur ses directives stratégiques. Il savait mieux que tout le monde. 

3. Les implications plus larges du 7 octobre

Lorsque le monde entier s’écroule avec ses illusions, un sentiment de vide s’empare de nous. Mais quelles étaient ces convictions qui s’effondraient ?

La première grande illusion concernait l’histoire et la signification d’Israël, en tant qu’État juif et centre du peuple juif mondial. Nous nous étions bercés d’illusions en pensant qu’après plus de 75 ans d’indépendance, Israël était désormais sur la voie de la maturité et du bien-être consolidé, y compris en matière d’autocritique et de capacité à mettre en œuvre des réformes indispensables, longtemps reportées depuis les débuts mouvementés de l’État hébreu. À la veille du 7 octobre, le pays était profondément divisé à la suite des réformes judiciaires et institutionnelles introduites par le gouvernement Nétanyahou. Des centaines de milliers de personnes manifestaient dans les rues contre la nouvelle direction autoritaire. Cette situation a donné aux dirigeants arabes la fausse impression qu’Israël, si divisé, pouvait facilement être attaqué et rayé de la carte. Au lieu de cela, le jour fatidique, la réponse positive à l’injonction de se battre a été écrasante. La solidarité interne s’est instantanément rétablie, malgré les désaccords antérieurs, du moins pendant un certain temps. L’extraordinaire résilience d’Israël en temps de crise a été la première lueur d’espoir émergeant du chaos initial. En 2024, Israël a enregistré un solde migratoire international négatif de 18 000 personnes, principalement en raison des départs massifs survenus en octobre 2023. Un tel déficit migratoire, exceptionnel dans l’histoire du pays, ne s’était produit que trois fois au cours du dernier siècle : dans les années 1920, 1950 et 1980. Toutefois, dans un contexte de guerre tout aussi traumatisant, le nombre de réfugiés ukrainiens recensés en Europe atteignait plus de 6,2 millions en décembre 2024.

Nous nous étions bercés d’illusions en pensant qu’après plus de 75 ans d’indépendance, Israël était désormais sur la voie de la maturité et du bien-être consolidé, y compris en matière d’autocritique et de capacité à mettre en œuvre des réformes indispensables.

La deuxième grande illusion portait sur la présence juive et israélienne et son rapport aux autres peuples du Moyen-Orient. Un processus de normalisation, certes hésitant, mais en cours, comme en témoignent les accords d’Abraham, avait nourri l’espoir qu’Israël serait accepté par l’ensemble des peuples de la région. Pourtant, la réalité a révélé que le projet de rejet et de génocide demeure bien vivant, avec l’Iran en tête de cette dynamique, ses ramifications s’étendant au Liban, au Yémen, à la Syrie et à l’Irak, ainsi qu’à des relations complexes de dépendance et d’alliance avec la Russie, la Chine et la Corée du Nord. La guerre à Gaza et au Liban a certes révélées les limites de la toute-puissance militaire israélienne mais aussi l’engagement pour le pays de la jeune génération. Malgré les atrocités du 7 octobre et la réponse inévitablement disproportionnée d’Israël, l’espoir d’un dialogue visant à mettre fin à la destruction mutuelle n’est pas totalement éteint. Cependant, les prochaines étapes — qu’il s’agisse d’une paix, d’une trêve ou d’une catastrophe régionale puis mondiale — reposent largement sur les épaules d’intermédiaires occidentaux et moyen-orientaux.

La troisième grande illusion portait sur les principes intellectuels et spirituels du monde occidental. Après la Shoah, nous avions espéré que l’Occident, qui en avait été l’architecte et l’exécuteur, se serait amendé et aurait intégré une intolérance profonde envers les causes ayant conduit à la nécessité du slogan « Plus jamais ça ». On constate que ce n’est pas le cas. Dans de vastes segments de la société, tant dans le monde en général que dans les pays occidentaux, les trois piliers fondamentaux de l’identité juive contemporaine — égalité en dignité, mémoire autonome et souveraineté politique — sont à nouveau remis en question. Une interprétation ignorante, hostile et arbitraire du terme « sionisme » est invoquée pour condamner l’ensemble du peuple juif, lui attribuant des crimes qu’il n’a jamais commis. 

4. Digressions historiographiques

La catastrophe du 7 octobre représente le pire événement vécu par le peuple juif depuis la fin de la Shoah. Certains historiens et penseurs ont soulevé la question de savoir si le terme « Shoah » pouvait être utilisé dans le contexte du 7 octobre et de ses conséquences en Israël et à Gaza. La réponse n’est pas simple, car, de toute évidence, la « Shoah » demeure un événement unique dans l’histoire, un génocide sans précédent que l’on espère ne jamais voir se reproduire. Cependant, il serait réducteur d’analyser cette problématique uniquement à travers les caractéristiques spécifiques de cette journée tragique, qui constitue le plus grand massacre de civils juifs depuis 1945. Il faudrait plutôt développer un modèle analytique permettant d’évaluer si certains événements correspondent à une typologie donnée, en fonction de deux critères essentiels : l’intentionnalité et l’exhaustivité. L’objectif est d’établir des règles pour mieux comprendre ce qui s’est passé et anticiper ce qui pourrait encore survenir dans des circonstances similaires. À cette fin, je propose un modèle reposant sur trois éléments ou critères fondamentaux pour structurer cette réflexion. 

1) Le premier élément requis est une certaine théorie générale décrivant la portée d’un programme, reflétant une certaine vision à long terme du monde, à la fois précise et suffisamment large. Ce programme de base doit inclure une stratégie claire pour un monde idéal, ainsi que des scénarios concernant ce qui ne devrait pas se produire et les conséquences potentielles si ces événements indésirables venaient à se réaliser. À cet égard, nous pouvons comparer le discours d’Adolf Hitler au Reichstag le 30 janvier 1939 à la charte du Hamas de 1988. 

D’abord le premier[1] : 

  •  « si le judaïsme financier international en et hors d’Europe devait réussir à pousser les peuples une fois encore dans une guerre mondiale, alors le résultat ne sera pas la bolchevisation de la Terre et par là la victoire du judaïsme, mais l’anéantissement de la race juive en Europe ! »

Et maintenant la seconde[2] :

  • « (art. 22) Ce sont eux [les Juifs] qui étaient derrière la Seconde Guerre mondiale qui leur a permis d’amasser d’énormes profits grâce au commerce du matériel de guerre. […] Qu’une guerre éclate de-ci de-là et c’est leur main qui se trouve derrière.
    (art. 32) Leur plan se trouve dans « les Protocoles des Sages de Sion » et leur conduite présente est une bonne preuve de ce qu’ils avancent.
    (art. 7) L’Heure ne viendra pas avant que les musulmans n’aient combattu les Juifs (c’est-à-dire que les musulmans ne les aient tués), avant que les Juifs ne se fussent cachés derrière les pierres et les arbres et que les pierres et les arbres eussent dit : ‘Musulman, serviteur de Dieu ! Un Juif se cache derrière moi, viens et tue-le.’ »  

Deux styles littéraires différents, un seul et même message.

2) Le deuxième élément du modèle est un programme de mise en œuvre visant à concrétiser la vision théorique. Il doit inclure des spécifications très détaillées sur la manière de procéder en ce qui concerne les objectifs tactiques spécifiques à atteindre et les conséquences stratégiques déterminées par l’opération. Nous avons ici les protocoles de la conférence de Wannsee du 20 janvier 1942, avec son énumération méticuleuse d’objectifs détaillés et de tâches exécutives, et ses allocations rigoureuses de main-d’œuvre et de moyens financiers. Les ordres de bataille détaillés distribués deux semaines avant l’invasion du Hamas le 7 octobre s’en rapprochent, dans la mesure où ils ne s’arrêtent pas à la zone frontalière immédiate, mais indiquent des itinéraires précis à suivre pour atteindre et détruire Tel-Aviv et d’autres centres importants de population civile, en plus des principales installations militaires. 

3) Le troisième élément repose sur la participation active de volontaires qui, au-delà de l’exécution des ordres reçus, contribuent et de manière créative à rendre le plan plus efficace et plus destructeur. À cet égard, la théorie de Hannah Arendt sur la banalité du mal a été largement remise en question par la publication récente des enregistrements d’Eichmann réalisés en Argentine en 1957[3]. Bien que l’existence de ces enregistrements ait été connue, ils ont été soigneusement dissimulés pendant plus de 65 ans avant d’être finalement retrouvés dans des archives allemandes. Ces enregistrements révèlent, par la voix d’un des principaux responsables, une intentionnalité idéologique consciente de l’ampleur du projet, exprimée sans retenue, ainsi qu’une fierté manifeste de leurs auteurs. Cette révélation démonte l’idée selon laquelle « ça peut arriver à tout le monde, de commettre de tels actes ». Les similitudes entre les massacres de civils perpétrés par les Allemands et leurs collaborateurs pendant la Seconde Guerre mondiale et le massacre du 7 octobre sont frappantes. Ce dernier a été rapporté en temps réel avec jubilation par ses auteurs via des appels vidéo à leurs familles. Sans trop entrer dans les détails des similitudes, on note les nombreux actes de bestialité commis directement par les bourreaux sur des civils, qu’il s’agisse de femmes, d’hommes, d’enfants ou de personnes âgées. Cependant, un élément distinctif a été ajouté : la violence sexuelle, fièrement revendiquée le 7 octobre, un aspect qui était moins typique des actions nazies.

Cela soutient aisément l’accusation de crime de génocide — visant à annihiler Israël et les Juifs — du côté du Hamas, avec l’objectif supplémentaire d’établir un vaste califat chimérique sur l’ensemble du territoire entre le fleuve Jourdain et la mer Méditerranée. Un peu comme le Troisième Reich envisagé sur l’Europe dans les années 1930. Le bombardement et la démolition du bâtiment de la communauté juive AMIA à Buenos Aires en juillet 1994, avec le soutien de l’Iran, s’inscrivaient dans le cadre d’une stratégie régionale et mondiale plus large. Une stratégie visant à effacer Israël est activement promue par le programme d’armes nucléaires de l’Iran, le lancement de centaines de missiles balistiques et guidés ainsi que de drones, en collaboration avec le Hamas, le mouvement islamique Hezbollah au Liban et l’insurrection des Houthis au Yémen.

La réaction militaire israélienne a été incontestablement brutale, mais elle n’avait pas pour but de détruire le peuple palestinien en tant que tel. Elle visait plutôt à mettre fin au régime du Hamas à Gaza.

Face à cette machine complexe, Israël est également accusé d’avoir commis un génocide dans la région de Gaza. Le Hamas a avancé le chiffre de plusieurs dizaines de milliers de victimes parmi la population civile de ce territoire. Certains analystes engagés vont jusqu’à publier ces chiffres dans des revues réputées et à avancer des estimations plus élevées, en prenant en compte le nombre de corps manquants encore enfouis sous les décombres[4]. Ces accusations méritent deux réponses. La première est que les chiffres fournis par le ministère de la Santé du Hamas étaient manifestement partiaux et non vérifiés. Ils ne résistent pas à un examen par les pairs de la véritable proportion de victimes civiles et combattantes par rapport à la composition connue de la population de Gaza par âge et par sexe. Les données publiées par les autorités gazaouies laissent entendre que presque toutes les victimes étaient des femmes et des enfants, et qu’il n’y aurait eu aucun combattant de sexe masculin parmi les victimes[5]. La seconde limite de ces données réside dans l’absence de contrôle concernant les déclarations multiples faites au sujet d’une même personne disparue par différents membres de sa famille, notamment dans le contexte de familles élargies nombreuses. Dans la littérature spécialisée, ce phénomène est désigné sous le terme de « multiplicité ».

Plus important encore, il manquait clairement du côté israélien les deux éléments essentiels que sont l’intentionnalité et l’exhaustivité d’une opération génocidaire. La réaction militaire israélienne a été incontestablement brutale, mais elle n’avait pas pour but de détruire le peuple palestinien en tant que tel. Elle visait plutôt à mettre fin au régime du Hamas à Gaza, souvent en avertissant les habitants des opérations à venir. L’action israélienne s’apparentait à la réponse militaire des armées alliées en Europe et au Japon pendant la Seconde Guerre mondiale, laquelle a incontestablement touché un grand nombre de civils non impliqués et n’était manifestement pas proportionnelle à l’offensive initiale et aux dommages causés par les pays de l’Axe. Cette action s’inscrivait dans la logique tragique de la guerre, mais ne constituait pas un génocide. Sinon, il faudrait admettre que la victoire des Alliés lors de la Seconde Guerre mondiale relèverait également du génocide.

5. Une galerie des indignités

Le 7 octobre a mis en lumière la capacité du Hamas et de ses alliés à manipuler habilement l’opinion publique mondiale, tandis qu’Israël peinait à suivre le mouvement. Cependant, certains aspects des actions et discours publics ont révélé une orientation préexistante qui, jusque-là latente, est devenue soudainement manifeste. Les positions adoptées par les observateurs et acteurs extérieurs non directement impliqués dans les événements ont été particulièrement révélatrices, notamment aux États-Unis et dans d’autres pays occidentaux. Si certains ont pris la défense d’Israël, un camp bien plus large a soutenu directement ou indirectement le Hamas dès le début, tandis que rares sont les personnes ayant adopté des positions intermédiaires ou neutres. La réponse à la question de savoir si le Hamas représente ou non l’ensemble de la population de Gaza est demeurée quant à elle profondément ambiguë.

La vérité est qu’aujourd’hui, toute personne honnête se doit d’étayer sérieusement ses positions, de les expliquer clairement et d’assumer avec courage les conséquences morales de ses choix. Les prises de position adoptées par divers acteurs — qu’il s’agisse de l’opinion publique mondiale, des hommes politiques au niveau international, national ou local, du monde académique, des centres de recherche, des médias, des Églises, des ONG ou encore de nombreuses personnes ordinaires — nous ont conduits à concevoir une sorte de Galerie des indignités. Nous en avons extrait quelques exemples, présentés sans ordre particulier et dans un style concis : 

  • La Croix-Rouge internationale n’a jamais rendu visite, ne serait-ce qu’une seule fois, aux 251 Israéliens enlevés à Gaza. Le premier contact n’a eu lieu qu’au moment de la restitution ostentatoire de certains otages, orchestrée par leurs ravisseurs criminels. Cet événement incarne le paradigme de la trahison du mandat confié aux membres du CICR et marque l’effondrement de toute forme de dignité.
  • Les Nations Unies n’ont jamais adopté de résolution condamnant l’attaque sauvage du Hamas le 7 octobre, mais ont voté pour un cessez-le-feu immédiat (c’est-à-dire l’arrêt des attaques d’Israël) avec une majorité automatique de 153 voix pour, 10 contre, 23 abstentions et 7 absents. L’ONU n’a jamais accordé une telle attention aux massacres perpétrés dans aucun autre conflit régional, notamment le massacre en Syrie de centaines de milliers de musulmans par d’autres musulmans. L’Assemblée générale des Nations unies, le Conseil de sécurité, le Comité des droits de l’homme ou les troupes endormies de la FINUL au Liban, ainsi que la Cour pénale internationale de La Haye, ont tous fait preuve d’un parti pris et d’une politique flagrante de deux poids deux mesures. L’UNRWA (Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient) a été plusieurs fois prise en flagrant délit de tricherie et de collaboration avec les activités criminelles du Hamas, fournissant des abris, dérobant des corps et retenant des otages. Ces organismes ont perdu leur autorité morale, leur respectabilité et leur crédibilité.
  • Le pape catholique François, Jorge Bergoglio a fait part de sa préoccupation légitime pour la protection de la vie humaine, mais n’a jamais exprimé son horreur face au carnage du 7 octobre. Il a laissé entendre qu’Israël commettait un génocide, et a été photographié devant une crèche représentant un enfant vêtu d’un keffieh rouge. Venant s’ajouter à sa condamnation des Israéliens pour avoir tué des enfants palestiniens, cette scène revenait à réaffirmer le crime de déicide commis par les Juifs. D’autres cardinaux et non des moindres ont ravivé une ancienne interprétation erronée de la Loi du Talion, soulignant l’ancien contraste entre la vengeance juive et l’amour chrétien. Pas un mot n’a été prononcé sur la persécution des communautés chrétiennes du Moyen-Orient par les fondamentalistes musulmans. Cette stratégie régressive a pratiquement rendu caduque la déclaration Nostra Aetate de 1965 et ramené le dialogue interreligieux judéo-catholique à son point de départ.
  • Autrefois lieux de réflexion et d’approfondissement des connaissances, les universités se sont parfois transformées en terrains propices à l’activisme politique, à la discrimination ciblée, aux appels au boycott et à la montée de la haine. L’un des épisodes les plus embarrassants a été celui où les présidents des principales universités américaines ont justifié des violations flagrantes à la discipline et aux préceptes moraux élémentaires sur les campus en affirmant que leur licéité pouvait « dépendre du contexte » (sic). Le boycott, le désinvestissement et les sanctions (BDS) sont devenus des modes d’expression tolérés dans une bataille pour l’hégémonie académique, au point de nier la liberté d’expression ou de l’imposer par le biais de textes obligatoires. Des analystes ont proclamé que la guerre contre le terrorisme avait transformé l’État antiterroriste en acteur terroriste, tout en faisant preuve de complaisance envers une violence terroriste débridée et en célébrant ouvertement le crime. Cette confusion entre savoir et militantisme constitue une recette certaine pour abaisser les normes académiques et compromettre leur intégrité.
  • Parmi les médias, le New York Times a mis un mois à démentir la fausse nouvelle diffusée par le Hamas au sujet du soi-disant bombardement et de la destruction par Israël de l’hôpital baptiste de Gaza, alors qu’en réalité ces dommages avaient été causés par un missile lancé par le Jihad islamique sur le parking de cet établissement, le bâtiment lui-même étant resté intact. La couverture médiatique déséquilibrée mentionnait Israël plus de trois fois plus souvent que le Hamas dans un contexte négatif, tandis que les récits personnels mettant en avant les souffrances palestiniennes ou libanaises étaient trois fois plus fréquents que ceux relatant les pertes israéliennes[6]. La BBC n’a pas reconnu le Hamas et le Hezbollah comme des organisations terroristes, ce qui a contribué à un effondrement similaire de sa respectabilité journalistique.
  • Les grandes ONG ont failli à leur mission. Amnesty International a publié une déclaration explicitement hostile à l’existence même d’Israël, l’accusant à tort d’apartheid, tout en restant pratiquement silencieuse sur le 7 octobre. Les principales organisations internationales de défense des droits des femmes se sont abstenues de condamner les actes horribles de torture et d’abus sexuels perpétrés sur des Israéliennes, se contentant de publier tardivement un document édulcoré.
  • Les foules sur les places criaient « La Palestine sera libre de la rivière à la mer » (c’est-à-dire : mort aux Israéliens), mais aussi « Mort aux Juifs », refermant ainsi la boucle des racines antisémites de l’anti-israélisme.

La principale et maigre conséquence de ce manège honteux a été que beaucoup de Juifs se sont sentis une fois de plus seuls, abandonnés et trahis, parfois par leurs propres pairs. Pour résumer, le 7 octobre a marqué le retour des Juifs à l’impuissance.

6. L’antisémitisme, toujours et encore

Ces fragments de preuves suscitent une réflexion plus large sur le statut de l’antisémitisme après le 7 octobre. Selon un jugement quasi unanime, une augmentation des perceptions juives de l’antisémitisme a été enregistrée dans le monde entier, y compris dans des pays comme les États-Unis où le phénomène était auparavant moins aigu. Au cours des 15 dernières années, ce syndrome accablant semble avoir augmenté de manière constante et dangereuse, tandis que de larges pans du monde occidental s’engagent sur une pente glissante vers un abîme insondable[7]. Les représailles israéliennes à Gaza ont engendré un processus massif de marginalisation d’Israël et, par extension, des communautés juives du monde entier. Malheureusement, une augmentation des attitudes anti-israéliennes a pu être observée immédiatement après le 7 octobre, soit juste après le massacre d’Israéliens et avant que l’armée israélienne n’intervienne à Gaza[8]. Certaines forces hostiles, qui semblaient avoir été affaiblies, voire oubliées, ont refait surface avec une violence inattendue. Ces germes latents ont repris vie, empruntant divers canaux pour cibler les Juifs ainsi que le tissu de relations établi entre ces derniers et la société. Une multitude de récits, d’auteurs et d’outils ont convergé pour alimenter ce concert dissonant. 

L’une des expressions les plus fréquentes, bien que fortuite, de ce syndrome d’altérité est l’accusation faite aux Juifs que toute critique formulée à l’encontre de l’État d’Israël est considérée comme un acte antisémite. Cela implique l’intolérance des Juifs à toute critique, ce qui revient à les accuser eux-mêmes et leurs partisans de censure et de contrôle autoritaire du discours. C’est sur ce point que certains des fondements du discours antisémite méritent d’être clarifiés.

Le terme « antisémitisme » est inapproprié et devrait être évité, car ses inventeurs l’ont conçu dans le but explicite d’offenser les Juifs[9]. Ce mot n’a jamais été pensé comme un concept sociologique neutre, mais comme un appel à la lutte contre les Juifs, dissimulé sous le couvert d’un terme euphémique et fictif, le « sémitisme ». Le concept entier devrait être repensé en remplaçant l’ancien terme par le néologisme plus précis d’anti-judaïté. Pas même anti-judaïsme, car il s’agit ici des Juifs en tant que peuple et non uniquement de leur religion. Selon les normes contemporaines d’analyse et de jugement, l’expérience de l’anti-judaïté génère trois grandes conséquences. 

La première conséquence, la plus dramatique, est la violence physique et l’anéantissement du Juif, comme cela s’est produit à plusieurs reprises dans le passé, notamment lors de la Shoah. Si le désir de génocide semblait avoir disparu après la Seconde Guerre mondiale, les prémisses et les événements du 7 octobre ont tragiquement démontré qu’il n’en est rien. 

La deuxième conséquence est la marginalisation et l’exclusion des Juifs de la vie civile, sociale, économique et culturelle. À quelques exceptions près, ce phénomène semble avoir pu être évité grâce à des dispositions légales, du moins dans les pays où vivent la plupart des Juifs. 

La troisième conséquence est la détérioration de la qualité de vie des Juifs, en tant qu’individus et communautés, ce qui engendre la peur, l’anxiété, la frustration et la colère. C’est l’expérience de millions de Juifs dans le monde entier, et c’est le dénominateur commun le plus pénible et le plus répandu de l’anti-judéité depuis le 7 octobre.

L’une des expressions les plus fréquentes, bien que fortuite, de ce syndrome d’altérité est l’accusation faite aux Juifs que toute critique formulée à l’encontre de l’État d’Israël est considérée comme un acte antisémite.

Cependant, pour saisir pleinement les causes profondes du malaise actuel des Juifs, encore faut-il définir leurs exigences minimales essentielles. Cette problématique semble être le fruit d’un malentendu profond, qu’il soit réel ou construit, partagé par de nombreuses personnes, juives ou non. Le principe fondamental à retenir est les victimes sont plus à même que les auteurs de définir la nature et l’existence du crime. Des études montrent que les Juifs contemporains, en tant que victimes, ressentent une forme d’agression lorsque trois de leurs exigences essentielles — interdépendantes — ne sont pas respectées :

  • La première exigence, pour le Juif en tant qu’individu, est l’égalité civile, sociale, culturelle et politique, le respect, l’inclusion, l’égalité des chances, au même titre que tout autre citoyen. 
  • La deuxième exigence, pour le Juif en tant que victime désignée de persécutions, réside dans le droit de préserver et de transmettre leur propre mémoire authentique de la Shoah, sans qu’elle soit amalgamée aux récits d’autres tragédies humaines, aussi respectables soient-elles.  
  • La troisième exigence, pour le Juif en tant que membre d’un collectif national, concerne la faculté d’exercer une souveraineté politique, donc la légitime possession de son propre État — Israël — assortie du droit d’y vivre ou non. Cela ne signifie évidemment pas qu’il est interdit de critiquer le gouvernement israélien ni que le fait de le faire relève nécessairement de l’antisémitisme.

La négation d’un ou de plusieurs de ces trois droits fondamentaux revendiqués comme non négociables caractérise l’antisémitisme. C’est avant tout à la partie offensée, et non à la partie offensante, qu’il revient de juger si ses exigences ont été satisfaites ou non. L’antisémitisme peut et doit être défini par le bas, et non par le haut.

Les Juifs entretiennent une sensibilité profonde à leur histoire et à leur destin et peuvent parfois sembler excessivement attachés aux souvenirs du passé. La préservation vivante de cette mémoire constitue l’un des traits dominants de l’identité juive contemporaine, un impératif puissant et largement partagé selon les observations empiriques. Pourtant, cette mémoire, essentielle, est aussi l’un des aspects les plus critiqués et jugés dérangeants par les détracteurs des Juifs. Elle se construit comme une chaîne continue d’événements, constamment enrichie par de nouveaux éléments significatifs pour le collectif et les individus. Avec le temps, cette mémoire s’enrichit sans cesse tout en s’épurant de certains détails, évoluant ainsi par un processus constant de distillation et de mise à jour. 

Les Juifs ne se contentent pas de se souvenir à leur manière des événements qui les concernent personnellement ; ils transmettent également aux autres, et en particulier à leurs descendants, les perceptions cognitives, émotionnelles et affectives liées à ces épisodes. Ces modes de transmission opèrent tant sur le plan individuel que collectif, en intégrant des stimuli similaires provenant de tiers. Une caractéristique essentielle de cette mémoire accumulée réside dans une sorte de réflexe conditionné qui relie entre eux des événements apparemment distincts, mais perçus comme étroitement liés. Toucher à l’un provoque une réaction sur l’autre — une connexion qui, même si elle peut sembler pavlovienne, n’en demeure pas moins profondément réelle. Cette réaction, parce qu’elle peut s’avérer difficile à comprendre pour un étranger, doit être expliquée et intégrée. En ce sens, l’affirmation « Je ne suis pas antisémite, je suis seulement antisioniste ou anti-israélien » est empiriquement indéfendable.

7. L’identité juive après le 7 octobre

Ces divers facteurs ont profondément façonné la perception interne de l’identité juive. La question centrale est de comprendre comment les événements du 7 octobre ont transformé les croyances, les comportements et les interactions au sein du collectif juif. En d’autres termes, cette date a-t-elle renforcé, affaibli ou redéfini l’unité et la résilience du peuple juif ? Pour y répondre, il est nécessaire d’examiner rapidement trois dimensions interdépendantes de la judaïté : le contenu, l’identité et l’identification : 

  • Que pensent les Juifs du judaïsme ? Autrement dit, quelle est la définition et la signification fondamentale de ce concept tel qu’il est perçu par les membres du collectif ?
  • Pourquoi les Juifs sont-ils attachés au judaïsme ? Quelle est la motivation principale de cet attachement, ainsi que l’univers de contenus imaginés ou exprimés à travers le collectif ?
  • Comment les Juifs manifestent-ils leur identification au judaïsme ? Quels sont les modèles idéaux et comportementaux préférés dans leur vie personnelle, et les réseaux relationnels choisis par chaque individu pour se représenter face aux autres au sein et en dehors du collectif ?
  • Enfin, un quatrième domaine d’intérêt aborde la question éternelle : Qui est juif ? Comment définir les frontières du collectif ?

Les Juifs entretiennent une sensibilité profonde à leur histoire et à leur destin et peuvent parfois sembler excessivement attachés aux souvenirs du passé. La préservation vivante de cette mémoire constitue l’un des traits dominants de l’identité juive contemporaine.

Dans le débat sur les principales définitions d’appartenance au judaïsme — qu’il s’agisse de religion, de culture, d’ascendance ou d’autres critères — des recherches comparatives récentes révèlent la prédominance constante de la culture et de l’ascendance, indépendamment du contexte géographique. La religion reste le mode d’appartenance originel et fondamental, mais partout — aux États-Unis, en Israël, ailleurs — elle passe régulièrement après les préférences exprimées pour d’autres modes. Se pose alors la question de savoir si, face à un niveau de stress important, les individus deviennent plus ou moins religieux. Les expériences des tournants historiques passés du peuple juif n’apportent pas de réponse définitive : la tendance peut varier. La situation actuelle s’apparente à une lutte constante entre un climat dominant de sécularisation, générant moins de pratique religieuse, et les effets d’une démographie plus dynamique chez les populations religieuses, qui en génèrent davantage. Des schémas de dé-sécularisation étaient déjà observables dans l’expérience juive récente avant le 7 octobre, reflétant notamment la frustration de nombreux Juifs confrontés à l’hostilité perçue des sociétés environnantes.

La dernière série d’études sociales menées à l’échelle mondiale a révélé que le principal facteur d’attachement au judaïsme est le souvenir de la Shoah et la lutte contre l’antisémitisme. Vient ensuite le sentiment d’appartenance au peuple juif et à la famille, ainsi que l’attachement émotionnel à Israël. La culture juive, la charité, les croyances et les pratiques religieuses sont moins souvent citées. Un élément clé à cet égard est le rôle évolutif d’Israël dans la consolidation de l’identité et de la communauté juives à l’échelle mondiale. Israël représente aujourd’hui bien plus qu’une réalité concrète au sein de la collectivité humaine : il est également devenu un puissant point de référence symbolique, transcendant les frontières géographiques.

Une question essentielle se pose alors : Y a-t-il un point de consensus commun entre les diverses formes, parfois contradictoires, d’identification juive ? Une sorte d’axis mundi. L’analyse de la perception des Juifs en Israël et dans la grande majorité des communautés à travers le monde montre que la polarisation entre les secteurs religieux et séculier de la société juive autorise malgré tout l’émergence d’un terrain d’entente sous la forme d’un certain sens de solidarité transnationale partagée. Une augmentation manifeste de l’importance centrale d’Israël et du peuple juif a émergé dans des études récentes sur les Juifs européens, probablement en réponse à des perceptions d’hostilité croissante dans les sociétés environnantes. Étonnamment, ce consensus central n’a pas été identifié de manière empirique dans les études sur les Juifs aux États-Unis. Bien que l’intensité du sentiment d’appartenance juive y soit comparable à celle observée dans d’autres pays, l’existence d’une perception commune d’un consensus central reste absente. Une explication plausible pourrait résider dans une américanisation plus marquée de l’identité juive, laquelle contraste avec la nationalisation parallèle des identités juives dans les pays tiers.

Dans une certaine mesure, ce phénomène a été compensé par la part relative croissante des expressions orthodoxe et haredi de la religiosité juive parmi les groupes d’âge plus jeunes. Ainsi, une communauté de perceptions partielle peut émerger parmi les jeunes Juifs de différents pays, par opposition à une distanciation croissante entre d’autres sous-groupes des mêmes cohortes de jeunes. En fin de compte, les moments de grande tension peuvent affecter la volonté des gens de rester juifs ou de rompre leurs liens avec la collectivité. 

La dernière série d’études sociales menées à l’échelle mondiale a révélé que le principal facteur d’attachement au judaïsme est le souvenir de la Shoah et la lutte contre l’antisémitisme.

Qui donc est — et surtout restera — juif ? Cette question se décline selon des critères de classification multiples, à la fois endogènes (communauté juive) et exogènes (normes étatiques ou sociales). Face à la pluralité des définitions normatives, la recherche empirique privilégie une approche opérationnelle fondée sur les déclarations des individus directement concernés. Les tendances observées révèlent une expansion du noyau interne juif, un rétrécissement des cercles intermédiaires d’appartenance, une croissance de la périphérie plus éloignée, souvent désenchantée et peu intéressée, ainsi qu’une augmentation des critiques très engagées, mais fortement hostiles. Bien que ces dynamiques soient profondément ancrées, les événements du 7 octobre et la quête d’explications qui en découle pourraient les inverser.

8. Quelques conclusions préliminaires et perspectives d’avenir

Pour conclure, je mentionnerai cinq questions essentielles qui mériteraient d’être approfondies :

1) La première question touche au rôle du chercheur juif et aux sujets d’étude liés au judaïsme. La neutralité académique, déjà sérieusement ébranlée avant le 7 octobre, est devenue quasi impossible à maintenir après. Au-delà des choix méthodologiques légitimes, les pressions externes — nourries par des enjeux politiques et universitaires — ont forcé les chercheurs à développer des mécanismes d’autoprotection ou de militantisme assumé. Beaucoup ressentent désormais l’obligation de prendre position : soit en marquant leurs distances, soit en affirmant des vérités perçues comme non négociables, soit en adhérant à des manifestes collectifs. Face aux prises de position tierces sur Israël et les Juifs — qu’elles soient favorables ou critiques —, préserver une distance analytique exigera à l’avenir une forme de courage académique confinant à l’héroïsme[10]

2) La deuxième question concerne la tentative d’imposer une nouvelle critique néocoloniale des Juifs et du sionisme. Le vide créé par l’effondrement momentané de l’État hébreu, confronté à l’attaque concertée de multiples acteurs, tous inspirés par les doctrines islamistes fondamentalistes, a été rapidement comblé par des discours toxiques anti-israéliens et anti-juifs. Le lien étroit et inextricable entre antisionisme et antisémitisme a provoqué des vagues de protestation et d’hostilité contre les communautés juives locales un peu partout. Aux États-Unis, la collaboration politique étroite entre les États-Unis et Israël a été presque compromise par des préoccupations tactiques dans le cadre des primaires et des élections présidentielles de 2024, à savoir l’attention portée aux grandes circonscriptions arabes. Après le 7 octobre, certains politiciens ont carrément réintroduit dans le discours public un élément de déni du droit des Juifs à disposer de leur propre État souverain. Dans le monde universitaire, une tendance s’est développée, consistant à débattre de l’antisémitisme et des questions d’identité juive sans tenir compte de la réalité existentielle des personnes concernées. Cette démarche, qui prétend redéfinir le Juif comme un acteur nécessairement subordonné à des forces plus puissantes, s’apparente à une forme de critique néocoloniale des Juifs et du sionisme. Face à cette quête d’hégémonie, il devient impératif de mobiliser une dialectique, une rhétorique, mais surtout une expertise académique et politique juive pour restaurer les positions qui prévalaient avant le 7 octobre.

Le scénario idéal serait, comme on pouvait s’y attendre, une nouvelle vague de solidarité entre Juifs et Israéliens, mais l’option inverse, celle du désenchantement et d’un éloignement encore plus marqué, ne serait pas surprenante.

3) La troisième question concerne les interactions existentielles entre Israël et la diaspora. Le 7 octobre a en quelque sorte fait reculer l’histoire juive de deux générations, en détruisant le mythe de l’invincibilité d’Israël – et, par la même occasion, sa prétendue compétence militaire. Le 7 octobre, nous avons redécouvert que l’existence de l’État d’Israël n’avait absolument pas résolu le problème existentiel de la survie juive. La profonde crise générée dans la société israélienne a, elle aussi, sérieusement affecté l’image d’Israël, touchant encore puissamment les cordes sensibles des Juifs américains et autres, malgré un déclin d’intérêt déjà constaté. Le scénario idéal serait, comme on pouvait s’y attendre, une nouvelle vague de solidarité entre Juifs et Israéliens, mais l’option inverse, celle du désenchantement et d’un éloignement encore plus marqué, ne serait pas surprenante. Un indicateur révélateur est le fait que si des milliers de volontaires juifs ont afflué en Israël à l’occasion de ses guerres précédentes, en 1948, 1967 et 1973, pratiquement aucun n’a répondu présent en 2023, alors que le danger pour l’existence d’Israël n’avait en rien diminué. Les déclarations et les marches de soutien à Israël ont été nombreuses, y compris de la part de bons chrétiens, mais un sentiment de peur, voire d’angoisse, planait sur tous. Des fantômes du passé ont refait surface, effaçant le sentiment d’assurance que l’État juif était censé projeter sur la communauté juive mondiale. 

4) La quatrième question concerne le peuple juif et sa gouvernance. Face aux immenses difficultés engendrées par l’effondrement du 7 octobre et ses conséquences, l’ensemble du système de gouvernance juif mondial a révélé ses limites et son inefficacité fondamentale. Les performances du gouvernement israélien ne sont pas abordées dans cette étude. Ce qui retient davantage l’attention, cependant, c’est l’effacement progressif de plusieurs grandes instances internationales censées représenter les intérêts juifs à l’échelle mondiale. Les événements du 7 octobre ont notamment mis en lumière l’absence d’un mécanisme global pan-juif — et surtout bilatéral entre Israël et les États-Unis — permettant d’assurer l’alerte, la discussion, l’analyse et la prise de décision. Cette lacune se manifeste dans le cadre reconnu de la répartition des rôles entre ce qui relève d’un État souverain et ce qui dépasse ses prérogatives. L’interaction ainsi établie s’avère particulièrement problématique compte tenu de l’extraordinaire triangle entremêlé de la dépendance militaire et politique d’Israël vis-à-vis des États-Unis ; de la pertinence souvent mentionnée d’Israël dans la consolidation des identités personnelles et communautaires des Juifs américains ; et de l’intérêt toujours non négligeable des politiciens américains pour le vote juif local. La relation dialectique cognitive, existentielle et affective avec la diaspora juive nécessite une restructuration radicale, incluant la création d’une véritable plateforme de discussion sur les problèmes et intérêts communs, laquelle fait défaut aujourd’hui.

La relation entre Israël et la communauté juive mondiale doit être relancée. Les Juifs du monde entier, où qu’ils se trouvent, ne peuvent rester à l’écart, sous peine de renoncer à leur appartenance.

5) La cinquième et dernière question concerne l’avenir même des Juifs. Le 7 octobre offre un cadre de référence pour une discussion critique à ce sujet. La situation en Israël, aux États-Unis et dans le monde, est plus complexe et précaire qu’on ne le souhaiterait. Le monde juif repose sur des bases très solides en termes de valeurs, de convictions et de réalisations. La résilience extraordinaire d’Israël s’est manifestée par la détermination des familles des personnes enlevées à Gaza et par la solidarité exprimée par une grande partie de la nation. Cependant, une partie de cette confiance en soi s’est estompée – non pas quant à la justesse du chemin emprunté, mais quant à sa faisabilité. Israël émerge du 7 octobre comme un pays nécessitant une refonte complète sur les plans conceptuel, politique et opérationnel – un véritable « Israël 2.0 ». Dans les années à venir, une part essentielle de ses ressources matérielles et intellectuelles devra être consacrée à se transformer, délaissant le modèle d’Athènes au profit de celui de Sparte. Les jeunes Israéliens seront mobilisés sur plusieurs générations pour assurer la défense de leur pays. La société civile devra rester vigilante pour renforcer la démocratie et prévenir les dérives politiques vers des orientations réactionnaires ou messianiques toujours en embuscade. Un profond renouvellement de la direction politique et militaire sera nécessaire. Les clivages sectoriels, qui fragilisent l’unité et la cohérence nationales, devront être surmontés grâce à une gouvernance capable de rassembler plutôt que de diviser.

La relation entre Israël et la communauté juive mondiale doit également être relancée, ce qui implique de revoir nombre d’interprétations et de scénarios existants. Les Juifs du monde entier, où qu’ils se trouvent, ne peuvent rester à l’écart, sous peine de renoncer à leur appartenance. De nouveaux projets de recherche tous azimuts doivent être encouragés pour ceux qui souhaitent à la fois comprendre et agir en connaissance de cause. Il est temps de mettre fin aux attitudes d’autosatisfaction, à l’apitoiement sur soi et aux visions délirantes. Davantage de modestie et moins de discours grandiloquents pourraient contribuer à façonner un avenir juif plus prometteur, ou du moins à prévenir de nouvelles catastrophes, qu’il s’agisse de renforcer l’unité ou d’accepter une distanciation croissante.

Nous sommes convaincus que les Juifs continueront à poursuivre leurs utopies, à relever les défis liés à la défense de leurs droits inaliénables, à rester attentifs aux droits des autres, à respecter les valeurs morales de l’héritage juif et à défendre la démocratie israélienne.


Sergio DellaPergola. Université hébraïque de Jérusalem

 

Ce texte a été adapté par l’auteur pour K. de la conférence annuelle pour la Gale Family Foundation à l’Université du Texas, donnée à Austin, le 6 mars 2025. Traduction de l’anglais par Bernard Belz.

Notes

1 Adolph Hitler, discours du 30 janvier 1939 : Berlin, Reichstag. In My New Order, ed. Raoul de Roussy de Sales, New York : Reynal & Hitchcock, 1941, 559–94 (www.auschwitz.be pour la version française).
2 Hamas, The Covenant of the Islamic Resistance Movement, 18 August 1988. The Avalon Project: Hamas Covenant 1988 (https://iremam-base.cnrs.fr/voix/voix15.htm pour la version française).
3 https://www.lexpress.fr/monde/proche-moyen-orient/shoah-ces-enregistrements-qui-bouleversent-les-israeliens_2176958.html
4 Michael Spagat, The breakdown of casualty recording in Gaza since October 2023 – Every Casualty Counts, 30 juillet 2024.
5 Abraham Wyner, “How the Gaza Ministry of Health fakes casualty numbers”, in Tablet, 7 mars 2024
6 Ediael Pinker, “An analysis of the New York Times coverage of the war between Israel and Hamas,” New Haven Yale School of Management, 2025
7 FRA – European Union Agency for Fundamental Rights, Jewish People’s Experiences and Perceptions of Antisemitism, Luxembourg, 2024.
8 Voir notamment Asher D. Colombo, Gianpiero Dalla-Zuanna, Barbara Saracino, Fabio Quassoli, Manuela Scioni, “Before and after October 7: Changes in Italian undergraduates’ attitudes toward Jews and Muslim” in Contemporary Jewry, 44, 4, 2024, 937-964.
9 Pour une approche générale, voir Sergio DellaPergola, “How best to define antisemitism: A structural approach?” in Antisemitism Studies, 8, 1, 2024, 4-42. Voir aussi Matthew Bolton, “Does antisemitism really exist? The historians’ row following October 7. K, Jews, Europe, the XXIst century”, 30 janvier 2025, Does antisemitism really exist? The historians’ row following October 7 – Jews, Europe, the XXIst century
10 Apres que ce texte a été achevé, on a appris que la professeure Eva Illouz de l’Université de Jérusalem avait été choisie pour recevoir le Prix Israël en Sociologie — soit le plus prestigieux honneur académique du pays. A la suite de quoi, le ministre de l’Education, M. Yoav Kish, a déclaré qu’Eva Illouz ne devait pas recevoir le Prix, compte tenu des prises de position politiques qui furent les siennes il y a quelques années. Mise devant le choix de s’excuser publiquement ou de renoncer au Prix, Eva Illouz a courageusement choisi la deuxième voie. En choisissant l’intégrité face à l’intérêt personnel, elle a fourni une preuve d’héroïsme. [Voir à ce propos l’entretien d’Eva Illouz paru dans K.]

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