À propos de « Écrire l’histoire des Juifs de France : tache aveugle ou présence aveuglante ? » – Réponse à Jean-Claude Kuperminc
Le 19 avril dernier, Jean Claude Kuperminc organisait une rencontre pour Akadem et K. entre Mathias Dreyfuss et Claire Soussen, et chroniquait leurs livres respectifs : Aux sources juives de l’histoire de France (CNRS Editions, 2021) et Les juifs, une tache aveugle dans le récit national (Albin Michel, 2021). Paul Salmona, qui a co-dirigé ce dernier avec Claire Soussen , revient sur le débat à propos de la tension qui se révèle entre l’histoire des juifs en France et la place de ceux-ci dans le récit national.
J’ai lu avec intérêt le compte rendu qu’a fait le 19 avril Jean-Claude Kuperminc des deux ouvrages Aux sources juives de l’histoire de France (CNRS Editions, 2021), tiré de la thèse de Mathias Dreyfuss, et Les juifs, une tache aveugle dans le récit national (Albin Michel, 2021), issu du colloque que j’avais organisé avec Claire Soussen au mahJ en 2019.
Je regrette cependant que ce compte rendu et le chapeau qui le précède ne fassent pas la différence, pourtant fondamentale, entre deux notions essentielles mais bien distinctes : d’une part, les archives et l’historiographie sur les Juifs, qui font l’objet de l’ouvrage de Mathias Dreyfuss, et d’autre part, le récit national, dont traite notre livre.
En effet, comme le montre Mathias Dreyfuss, les archives constituent une source considérable et ont suscité une profusion de travaux historiographiques sur les Juifs de France depuis le XIXe siècle. C’est dire que cette histoire des Juifs de France a été faite et continue de s’écrire. On ne compte plus les livres et les articles sur l’époque contemporaine mais aussi sur le Moyen Âge et les Temps modernes : cela ne fait pas débat !
En revanche, cette historiographie ne « percole » pas dans le « récit national ». Notre colloque et l’ouvrage qui en est issu en donnent pléthore d’exemples dans de nombreux domaines : enseignement scolaire et universitaire[1], conservation et mise en valeur du patrimoine[2], muséographie[3], recherche archéologique[4], etc. Précisons que par « récit national » nous entendons un ensemble de faits sur lesquels les chercheurs ainsi que, plus généralement, le corps social, ont dégagé un consensus pour décrire à grands traits l’histoire du pays (ce qui est bien différent du « roman national », construction mythifiée de l’histoire). Nous nous intéressons donc non pas à la somme des travaux sur les Juifs étudiée par Mathias Dreyfuss, mais à une « Histoire de France » communément admise, fondée sur la vulgarisation des données scientifiques et qui devient notamment celle des manuels scolaires et des synthèses destinées à un large public. Et là, clairement, hormis pour l’affaire Dreyfus et la Shoah, nous faisons le constat d’une absence. Elle nous apparaît comme involontaire et multifactorielle, raison pour laquelle nous avons choisi pour la décrire la métaphore de la « tache aveugle », ce point de la rétine qui ne voit pas, et non pas le terme d’« oubli », qui impliquerait une connaissance collective préalable, ou celui d’« occultation », qui impliquerait une volonté délibérée.
Un autre biais réside dans la confusion des faits avec les représentations communes : les Juifs sont présents depuis l’Antiquité sur le territoire de la France actuelle ; Rabbi Shlomo ben Itzhak ha-Tsarfati (Salomon fils d’Isaac « le Français ») est le plus grand commentateur de la Bible et du Talmud ; les écoles rabbiniques de Tsarfat et de Provintsia jouent un rôle majeur dans la pensée médiévale ; les Capétiens sont les premiers souverains européens à expulser les Juifs ; après les expulsions, la France se singularise, à la différence de l’Espagne, du Portugal ou de l’Angleterre, par la présence de communautés « résilientes » (Avignon, Comtat Venaissin, côte aquitaine, Lorraine, Alsace) ; l’émancipation des Juifs en septembre 1791 est un acte fondateur de la modernité européenne ; l’intégration des Juifs en France au XIXe siècle se réalise dans tous les secteurs, leur permettant de contribuer de manière remarquable au développement économique, à la recherche scientifique, à l’enseignement universitaire ou la défense de la nation ; la France accueille à la fin du XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle des Juifs de toute l’Europe et du pourtour méditerranéen ; ces derniers s’engagent de manière exemplaire lors des Première et Seconde Guerres mondiales… mais qui le sait ?
Cette histoire singulière, marquée notamment par l’israélitisme – ce franco-judaïsme qui cantonne la religion dans la sphère privée et fait entrer les Juifs dans la « communauté des citoyens », adhérant avec ferveur aux valeurs républicaines –, est parfaitement étudiée mais n’est connue que des spécialistes. Il s’agit là d’un impensé collectif français, car il en va bien différemment en Espagne ou en Allemagne où la prise en compte de l’histoire de la présence juive – qu’il s’agisse de l’enseignement universitaire ou du récit national –est infiniment plus intégrée. A cet égard, pour prendre le seul exemple ibérique, il suffit de rappeler que les penseurs libéraux espagnols y ont souligné dès le XIXe siècle l’importance du passé juif de la péninsule, à l’instar d’Emilio Castelar y Ripoll (1832-1899), futur président du gouvernement de l’éphémère Première République, le 12 avril 1869, faisant le compte devant les Cortes des conséquences du décret de l’Alhambra : « De sorte qu’en nous privant des Juifs vous nous avez privés d’une infinité de noms qui eussent été une gloire pour l’Espagne ». Un siècle et demi après, le 3 août 2015, le parlement espagnol votera l’octroi de la nationalité aux Séfarades originaires d’Espagne ; le 30 novembre de la même année, le roi Felipe VI saluera cette décision, dans un discours prononcé devant un parterre de Juifs d’origine espagnole, par un spectaculaire “¡Cuánto os hemos echado de menos!” (« Vous nous avez tant manqué ![5] »). En regard, la déclaration de Manuel Valls[6] un an après la tuerie de l’Hypercacher (« La France sans les juifs ne serait pas la France »), apparaît comme quelque peu tardive et assez pauvre sur le plan argumentaire, même si elle démontre enfin la ferme prise en compte par le Gouvernement des menaces qui pèsent sur les Juifs de France depuis l’attentat de la rue Copernic en 1980, lequel avait suscité la tristement célèbre distinction par Raymond Barre entre « Israélites se rendant à la synagogue » et « Français innocents »[7]. On le voit bien dans l’impensé du Premier ministre d’alors : les Juifs n’appartiennent pas à la nation.
Jean-Claude Kuperminc s’interroge aussi sur la pertinence, dans notre ouvrage, de l’analyse du « silence » de certains historiens juifs comme Jules Isaac, Marc Bloch ou Pierre Nora. Pour nous, il ne s’agit en aucun cas de considérer que l’histoire des Juifs serait l’apanage des historiens juifs, mais bien au contraire de montrer que, malgré leur judéité, ces derniers ne font pas exception dans leurs écrits d’histoire générale de la France. Nous donnons par ailleurs nombre d’exemples d’auteurs non-juifs parfaitement informés de l’histoire des juifs qui, eux non plus, n’en font rien ou presque dans leurs propres travaux sur la France, comme si la question était « hors sol ». Dès lors comment s’étonner que de l’Université à l’école, de l’archéologie aux musées, elle ne soit que rarement abordée ?
La photographie qui illustre le texte de Jean-Claude Kuperminc sur le site de K symbolise d’ailleurs parfaitement la béance entre l’importance de la présence juive en France à travers le temps et son absence, ici, dans la muséographie, puisque cette image montre au second plan la façade du musée d’art Roger-Quilliot à Clermont-Ferrand, dont les salles ne présentent aucun objet juif médiéval de sa collection alors qu’il est précisément situé, comme on le voit au premier plan, rue du Faubourg-des-Juifs (une toponymie héritée du Moyen Âge).
Un des paradoxes de la recension de Jean-Claude Kuperminc, c’est qu’après avoir réfuté l’existence de cette « tache aveugle » il conclut, citant François Mitterrand : « le silence dans les manuels sur l’histoire des Juifs de France… Il est grand temps d’enseigner combien la civilisation en France doit au peuple juif ». C’est exactement le propos de Le judaïsme, une tache aveugle dans le récit national, mais le travail reste à faire !
Paul Salmona
Directeur du musée d’art et d’histoire du judaïsme
Notes
1 | Christine Guimonnet et Alexandre bande, « Quelle est la place des juifs dans les programmes, les enseignements et les manuels du secondaire et des classes préparatoires ? », in Les juifs, une tache aveugle dans le récit national, p. 148-158, Paris, Albin Michel, 2001. |
2 | Nadia Naudeix, « La juiverie de Cavaillon : une histoire commune, une mise en valeur particulière », op. cit., p. 223-230. |
3 | Claire Decomps, « La place du judaïsme dans les musées en France », op. cit. p. 209-222. |
4 | Paul Salmona, « La difficile émergence d’une archéologie du judaïsme en France, ou le retour du refoulé », op. cit. p. 195-2008. |
5 | Discours prononcé par Felipe VI au palais royal de Madrid, le 30 novembre 2005. |
6 | Déclaration de Manuel Valls devant l’Assemblée nationale le 9 janvier 2016. |
7 | Raymond Barre sur TF1, le 3 octobre 1980 : « Je rentre de Lyon plein d’indignation à l’égard de cet attentat odieux qui voulait frapper les Israélites qui se rendaient à la synagogue et qui a frappé des Français innocents qui traversaient la rue Copernic.» |