Enquête en Allemagne : Une histoire de l’AFD

Les élections fédérales allemandes – qui auront lieu ce dimanche 23 février 2025 – sont d’une importance décisive pour l’avenir de l’Europe. Dans cette perspective, Monty Ott livre pour K. une enquête sur l’histoire de l’AfD, en forte progression. Aujourd’hui soutenu par Trump et Musk, et se faisant le chantre des intérêts russes, ce parti a traversé depuis sa création il y a une dizaine d’années un processus de radicalisation le conduisant vers des positions de plus en plus anti-européennes et d’extrême droite. Plongée dans les réseaux et l’idéologie du souverainisme allemand.

 

Manifestation contre l’extrême droite à Heidelberg, Allemagne (janvier 2024). La pancarte indique : « #neveragainisnow. [#plus jamais ça, c’est maintenant] et “remigrons l’AFD en Russie ».
Introduction

Le 29 janvier 2025 a marqué un tournant dans l’histoire de l’Allemagne d’après-guerre avec un vote historique au Bundestag. Ce jour-là, le groupe parlementaire CDU/CSU (Union chrétienne-démocrate d’Allemagne/Union chrétienne-sociale en Bavière) a présenté une résolution symbolique. Cette motion, bien que non contraignante juridiquement, visait à exprimer la volonté de la majorité parlementaire et de Friedrich Merz, son chef, de durcir la politique migratoire en réponse à une série d’incidents violents, dont une attaque au couteau dans la ville bavaroise d’Aschaffenburg.

Le 22 janvier, un homme de 28 ans avait attaqué un groupe de maternelles. L’agresseur était un Afghan qui vivait dans un centre d’accueil pour demandeurs d’asile, suivait un traitement psychiatrique et avait déjà été remarqué à trois reprises pour des actes de violence. L’homme avait délibérément interrompu sa procédure de demande d’asile. Bien qu’il ne s’agisse probablement pas d’une attaque islamiste, cette affaire a été classée dans la même catégorie que « l’attaque à la voiture bélier » perpétrée à Magdebourg (qui n’était pas non plus une attaque islamiste) et qu’une attaque islamiste commise à Solingen.

Le chef de la CDU, Merz, a annoncé après Aschaffenburg qu’il abandonnerait sa position antérieure. En novembre 2024, après la dissolution de la coalition dite des « trois couleurs » (SPD [Parti social-démocrate], Alliance 90/Les Verts, FDP [Parti libéral-démocrate]), l’intéressé avait en effet adressé la proposition suivante à la coalition restante, composée des sociaux-démocrates et des Verts : « Nous devrions convenir de ne mettre à l’ordre du jour des séances plénières que les décisions sur lesquelles nous nous sommes préalablement mis d’accord avec le SPD et les Verts ». L’objectif était d’éviter une « majorité fortuite ou provoquée » obtenue grâce aux voix de l’Alternative pour l’Allemagne [Alternative für Deutschland ou AfD]. Le 11 janvier 2025, Merz avait réitéré : « Nous refusons toute collaboration avec un parti hostile aux étrangers, antisémite et radical. Nous ne travaillerons pas avec une formation politique qui héberge des criminels, flirte avec la Russie et prône une sortie de l’OTAN et de l’UE ». Le 24 janvier, deux jours seulement après l’attentat d’Aschaffenburg, Merz a pourtant opéré un revirement surprenant. Il a annoncé que son parti présenterait au Parlement des motions « reflétant uniquement ses convictions », « sans se soucier de savoir qui les soutiendrait ». Cette nouvelle approche s’est rapidement concrétisée dans les faits.

Le matin du 29 janvier, le Bundestag a débuté ses séances par une cérémonie solennelle commémorant les victimes du nazisme. Peu après, le groupe parlementaire CDU/CSU a présenté sa proposition de résolution controversée sur l’immigration. Un débat houleux et chargé d’émotion s’en est suivi, aboutissant à l’adoption de la motion à une courte majorité de quatre voix, les votes de l’AfD ayant fait pencher la balance. Face à cette situation inédite, Friedrich Merz a tenté de se distancier du soutien de l’extrême droite en déclarant : « Je ne recherche pas d’autres majorités dans ce Bundestag que celles du centre démocratique de notre Parlement. S’il en a été autrement aujourd’hui, je le déplore ».

Le vote commun a déclenché une vague d’indignation qui a dépassé l’enceinte du Bundestag. Des manifestations spontanées ont éclaté dans de nombreuses villes allemandes. Josef Schuster, président du Conseil central des Juifs en Allemagne, a exprimé « sa déception face à l’incapacité des forces politiques démocratiques à trouver un terrain d’entente, même en période électorale, offrant ainsi une tribune inespérée à l’AfD ». Le même Schuster a en outre souligné « les conséquences préoccupantes de cette situation et le risque de voir le populisme et l’extrémisme de droite dominer désormais les débats sociétaux [en Allemagne] ».

Albrecht Weinberg, survivant de la Shoah, a annoncé pour sa part qu’il rendrait sa Croix fédérale du mérite. Le publiciste Michel Friedman, membre du comité exécutif national de la CDU de 1994 à 1996 et fils de l’un des « Juifs de Schindler », a annoncé qu’il quitterait le parti après en avoir été membre pendant des décennies. Il s’est indigné en ces termes : « Pour la première fois, un parti démocratique, en l’occurrence mon ancien parti, la CDU, a permis à l’AfD d’obtenir une majorité au Parlement ». Et Friedman d’ajouter « cet événement marque un tournant catastrophique pour la démocratie en République fédérale ».

Cette journée qualifiée d’historique soulève de nombreuses interrogations sur les origines de l’indignation générale. Elle offre l’occasion d’examiner de plus près l’évolution de l’AfD et son ascension fulgurante. À l’approche des élections, le parti d’extrême droite pourrait bien connaître son plus grand triomphe à ce jour. Les sondages actuels lui accordent 20 % des intentions de vote, laissant présager qu’un cinquième des sièges au Parlement pourrait être occupé par ses représentants.

Affiche électorale de l’AfD pour les élections européennes de 2019. On peut y lire : « Pour que Bruxelles ne se transforme pas en Babylone. Les Européens votent AfD ». Le tag au dessus du slogan : « Le racisme tue ».

Ses membres et ses responsables ont relativisé et légitimé les crimes allemands tels que le colonialisme, la guerre d’extermination, la Shoah et le Porajmos, propagé des théories du complot antisémites et racistes et inscrit le slogan d’extrême droite « Remigration » dans leur programme. Mais qu’est-ce qui explique le succès de ce parti dans les sondages d’opinion ? Quelle est sa relation aux Juifs ? Constitue-t-il une menace ? Et surtout : comment est-il devenu ce qu’il est aujourd’hui ?

Fondation

Les partis d’extrême droite tels que le Parti national-démocrate d’Allemagne (NPD, aujourd’hui : « Die Heimat » [La Patrie]), les Républicains (Rep) et l’Union populaire allemande (DVU, aujourd’hui également « Die Heimat ») étaient largement tombés dans l’oubli. Pourtant, ils avaient tous pu célébrer des succès électoraux relativement importants à un moment ou à un autre.

Deux facteurs semblent avoir joué un rôle particulièrement important dans l’émergence de l’AfD : la crise de l’Union monétaire européenne et l’orientation politique de la CDU et de la CSU pendant les années de chancellerie d’Angela Merkel. En 2010, la crise des marchés financiers internationaux a été suivie par la crise de l’Union monétaire européenne. La génération fondatrice de l’AfD a alors identifié un enjeu crucial : le mécontentement largement répandu envers la bureaucratie de l’UE représentait pour eux un vivier électoral significatif. Le politologue Franz Decker considère ainsi le 25 mars 2010 comme la « date de naissance » de l’AfD : « Ce jour-là, la chancelière Angela Merkel avait exclu, dans un discours au Bundestag, toute aide financière directe aux Grecs, particulièrement touchés par la crise de l’euro, avant d’accepter le premier plan de sauvetage de la Grèce lors du sommet européen tenu quelques heures plus tard ». Le fait que Merkel ait justifié ce revirement en arguant de « l’absence de toute alternative » a inspiré le parti « Wahlalternative » et l’AfD qui en est issu pour choisir leur nom.

À ses débuts, le parti était souvent considéré comme une formation de tendance « libérale-conservatrice et eurosceptique, mais pas encore comme un parti populiste de droite ». Selon une analyse du Centre de surveillance, d’analyse et de stratégie (CeMAS), les positions racistes et la dévalorisation des opposants politiques faisaient partie du répertoire du parti dès ses débuts : les migrants étaient vilipendés comme la « racaille » du système social et les opposants politiques (c’est-à-dire avant tout la CDU/CSU, le SPD, les Verts, le FDP et Die Linke) comme de « vieux partis ».

En 2010, la génération fondatrice de l’AfD a identifié un enjeu crucial : le mécontentement largement répandu envers la bureaucratie de l’UE représentait pour eux un vivier électoral significatif.

Les polémiques contre la Grèce et l’Italie en particulier montrent également qu’une orientation clairement nationaliste se faisait déjà sentir à cette époque. À cet égard, ce sont notamment des universitaires tels que Bernd Lucke, Jörg Meuthen et Hans-Olaf Henkel qui ont façonné l’image du « parti des professeurs » auprès du monde extérieur.

Bernd Lucke, professeur d’économie et membre de longue date de la CDU, a joué un rôle central dans la fondation du parti et en a été le porte-parole national jusqu’à son éviction en juillet 2015. Avec Konrad Adam, journaliste et ancien membre de la CDU, il avait eu l’idée d’un « parti eurosceptique ». Le deuxième facteur important dans la création du parti tient en effet à ce que bon nombre de ses fondateurs et/ou personnalités importantes — comme Alexander Gauland, Björn Höcke ou Erika Steinbach — étaient d’anciens membres de la CDU ou de son organisation de jeunesse. Dès ses débuts, l’AfD a donc cherché à se démarquer de la CDU et à critiquer son prétendu « virage à gauche » opéré sous la présidence de Merkel.

Radicalisation croissante

De manière générale, il semble qu’une nouvelle phase de radicalisation ait suivi chaque changement de l’équipe de direction. Se sont ainsi succédé le trio Bernd Lucke, Frauke Petry et Konrad Adam (2013-2015), le duo Petry/Meuthen (2015-2017), le duo Meuthen/Gauland (2017-2019), le duo Meuthen/Tino Chrupalla (2019-2022) et le duo actuel constitué d’Alice Weidel et de Chrupalla (depuis 2022). Cependant, Simone Rafael et Joe Düker soulignent dans l’analyse réalisée pour le CeMAS qu’on pouvait observer un « flirt avec l’extrême droite » dès 2013. Même s’il s’agissait encore à l’époque d’un « phénomène marginal », cette idéologie constitue aujourd’hui « le cœur de la politique de l’AfD ».

Les succès électoraux de l’AfD, particulièrement dans l’est de l’Allemagne, ont mis sur la défensive l’aile prétendument plus modérée du parti. Bien qu’ayant manqué de peu son entrée au Bundestag en 2013, l’AfD a réussi à intégrer le Parlement européen en 2014, ainsi que le parlement régional de Hesse le même jour. Contre toute attente, ces victoires n’ont pas renforcé l’aile économique libérale des « économistes », pourtant influente dans l’élaboration du programme et de la liste des candidats. Au contraire, elles ont exacerbé les divisions internes. Le départ de Lucke et de quatre de ses collègues libéraux pour Bruxelles, où ils ont rejoint le groupe des « Conservateurs et Réformistes européens »[1], a semblé conforter leurs opposants au sein du parti. Le politologue Simon Franzmann souligne que, dès 2013, l’électorat de l’AfD affichait une position uniformément critique envers l’immigration, une tendance qui ne s’appliquait pas de la même manière à la ligne eurosceptique du parti.

L’année 2015 a joué un rôle catalyseur dans la radicalisation de l’AfD. La crise des réfugiés est devenue un élément central de son discours. Alors que l’Union chrétienne-démocrate adoptait le slogan « Nous pouvons le faire » [s’agissant de l’intégration de 1,2 million de réfugiés – NdT] de la chancelière Merkel, l’AfD y a vu l’opportunité de se démarquer en prenant des positions fermement opposées à l’immigration. Cette stratégie visait à séduire un électorat allant du populisme de droite à l’extrême droite. Frauke Petry, qui avait succédé à Lucke à la tête du parti, et Björn Höcke, dont l’influence grandissait, ont incarné cette nouvelle orientation. Leur ascension au sein de l’AfD illustre parfaitement cette évolution idéologique vers des positions plus radicales.

L’année 2015 et l’accueil d’1.2 millions de réfugiés par le gouvernement Merkel a joué un rôle catalyseur dans la radicalisation de l’AfD. La crise des réfugiés est devenue un élément central de son discours, fermement opposé à l’immigration.

L’aliénation croissante de l’aile économiste du parti — ou du parti vis-à-vis de cette aile ? — s’est notamment reflétée dans le départ successif de ses personnalités dirigeantes : Bernd Lucke et Hans-Olaf Henkel en juillet 2015, puis Jörg Meuthen en janvier 2022. Selon l’analyse du CeMAS, l’AfD a changé d’aspect à chaque élection au Bundestag jusqu’à « apparaître comme un parti d’extrême droite ».

Les élections municipales qui se sont tenues en même temps que les élections européennes ont également marqué un succès pour l’AfD : à partir de ce moment, le parti a envoyé un total de 485 élus dans les conseils municipaux, de district et de comté, entre autres. Lors des élections régionales qui se sont tenues la même année, il a également remporté des succès notables en entrant dans les parlements des Länder de Brandebourg, de Saxe et de Thuringe. Cette évolution s’est poursuivie jusqu’en 2017, lorsque l’AfD a obtenu suffisamment de deuxièmes voix[2] (12,6 %) pour entrer au Bundestag pour la première fois. La nomination du duo Weidel/Gauland comme têtes de liste pour cette campagne électorale illustrait d’ailleurs l’ascendant croissant des forces nationalistes völkisch au sein de l’AfD.

Björn Höcke (porte-parole de l’association régionale AfD de Thuringe) lors d’une interview à la télévision, (o) Steffen Prössdorf / Wikimedia Commons
« Der Flügel » [« l’aile »]

Ces forces créent leur propre faction au sein du parti et se font appeler « l’aile » [Der Flügel]. Outre le président de Thuringe et ancien professeur d’histoire Björn Höcke, les personnalités de premier plan de cette faction sont le politicien de l’AfD de Saxe-Anhalt Hans-Thomas Tillschneider et l’ancien président de l’AfD de Brandebourg Andreas Kalbitz. L’ascension de la faction provoque des tensions récurrentes avec les courants libertariens et économiquement libéraux du parti. Après les élections au Bundestag, Frauke Petry, la successeure de Bernd Lucke, quitte également le parti. Jörg Meuthen, qui prend la relève de Petry, connaîtra le même sort.

Nombre des premiers partisans de Höcke, qui ont façonné ce groupe au sein du parti à ses débuts, ne sont plus membres de l’AfD. Le conflit a non seulement conduit à des démissions, mais aussi à des procédures d’exclusion à l’encontre de membres d’extrême droite, dont certains ont préféré partir pour éviter un tel camouflet. L’objectif de ces procédures visait également à maintenir le profil prétendument « bourgeois » du parti.

Ainsi, André Poggenburg, qui a construit les premiers réseaux völkisch avec Höcke, n’est plus membre de l’AfD aujourd’hui, tout comme Andreas Kalbitz[3]. Höcke et Poggenburg avaient rédigé « la Résolution d’Erfurt », un premier document de positionnement et « l’acte fondateur » de ce qui deviendra plus tard « Der Flügel » (L’Aile). Ce document critiquait sévèrement la direction du parti accusée, comme on pouvait le lire sur le site Web de Das Flügel (lequel n’est plus accessible aujourd’hui) « d’avoir repoussé des membres […] dont le profil est indispensable, de s’être tenue à l’écart des mouvements de protestation citoyens et de s’en être même distancié par obéissance anticipée ».

« L’aile » de l’AfD se présentait comme le porte-parole des membres aspirant à une alternative patriotique et démocratique face aux partis établis. Elle se positionnait comme un mouvement populaire opposée aux évolutions sociétales récentes, telles que l’intégration du genre, le multiculturalisme et ce qu’elle qualifiait d’« arbitraire éducatif ». Cette faction se voulait également un rempart contre l’érosion présumée de la souveraineté et de l’identité allemandes. Les partisans de cette ligne revendiquaient un changement politique fondamental en Allemagne, exhortant les représentants du parti à défendre cette vision au sein des instances des collectivités et des parlements. Cette posture révélait une volonté de redéfinir l’orientation du parti et, par conséquent, s’apparentait à une déclaration de guerre contre la direction de l’AfD. Ce discours, initialement porté par « Der Flügel », a progressivement gagné le cœur du parti. Les éléments idéologiques, d’abord présentés comme autant « d’expériences sociales » isolées, se sont agrégés pour former une rhétorique cohérente et structurée.

Porte- paroles actuels de l’AfD : Alice Weidel etTino Chrupalla
Réseaux idéologiques

À cette fin, l’AfD a su mobiliser un vaste réseau de soutiens idéologiques, englobant aussi bien des individus ayant œuvré en son sein que des institutions et acteurs gravitant dans son orbite. Parmi eux figurent des mouvements tels que PEGIDA [Patriotische Europäer Gegen die Islamisierung Des Abendlandes, soit Européens patriotes contre l’islamisation de l’Occident], fondé en 2014, le mouvement néo-fasciste « Identitaire », ainsi que des fraternités nationalistes allemandes et des éléments du mouvement Reichsbürger. Sans compter un certain nombre d’acteurs individuels de l’extrême droite et de la nouvelle droite. Même si l’AfD a établi une liste d’organisations incompatibles avec ses valeurs, cette liste n’est guère prise en compte dans les faits. L’annonce par PEGIDA de sa dissolution à Dresde, en 2024, était partiellement due au succès électoral croissant de l’AfD. D’un côté, l’AfD s’est imposée comme la voix parlementaire de divers courants d’extrême droite. De l’autre, ses figures politiques semblent jouer un rôle clé dans le tissage d’un réseau complexe au sein de la mouvance droitière.

Pour saisir la radicalisation de l’AfD et son succès électoral persistant malgré cette évolution, il est crucial d’examiner le réseau gravitant autour de l’ancien leader de « Der Flügel ». Au cœur de cette constellation se trouve un think tank d’extrême droite qui a forgé les concepts et stratégies devenus essentiels pour Höcke et de nombreux membres de cette faction. Ce laboratoire d’idées, l’Institut für Staatspolitik (IfS), a vu le jour en mai 2000 sous l’impulsion de l’éditeur Götz Kubitschek se réclamant de la Nouvelle Droite [Neue Rechte] et de quelques autres[4].

Au fil des années, Kubitschek a érigé l’institut en véritable creuset intellectuel de la Nouvelle Droite allemande. Son influence s’est cristallisée autour de plusieurs initiatives clés : la fondation des éditions Antaios, fer de lance éditorial du mouvement ; le lancement du magazine Sezession, tribune prisée des penseurs phares de la mouvance, dont l’identitaire autrichien Martin Sellner ; et l’organisation d’ateliers et de conférences, véritables laboratoires d’idées. Ce dispositif visait particulièrement à séduire une élite intellectuelle et politique : « jeunes universitaires, conservateurs nationalistes, transfuges déçus de la CDU/CSU, ainsi que publicistes, élus et autres figures d’influence ».

Le sociologue Matthias Quent souligne le rôle pivot de l’IfS, le décrivant comme un trait d’union entre l’extrême droite et la droite démocratique, qui puise son inspiration idéologique dans « la révolution conservatrice », un courant antidémocratique, antiégalitaire et antilibéral.

L’AfD, en particulier dans les Länder de Brandebourg, de Saxe, de Saxe-Anhalt et de Thuringe, semblait entrer de plus en plus en symbiose avec l’Institut, c’est pourquoi « l’importance croissante [de l’IfS] au fil des ans semble étroitement liée à la percée du parti ». Höcke avait déjà joué très tôt le rôle de « tête d’affiche » de l’IfS au sein de l’AfD. Et Kubitschek avait déjà vu dans l’AfD en 2013 l’amorce d’une nouvelle ère d’extrémisme de droite en Allemagne : « Parce que ce sujet [l’euroscepticisme] est le sujet idéal, le sujet qui ouvre la porte, et nos autres thèmes […] s’imposeront ensuite pour peu que nous mettions juste le pied dans la porte assez rapidement et de manière suffisamment cohérente ».

L’an dernier, l’IfS a annoncé sa dissolution, une décision vraisemblablement stratégique. Kubitschek a en effet déclaré que les missions de l’institut étaient désormais « achevées ou redistribuées ». Cette annonce fait suite à une surveillance accrue des autorités : en 2019, le service de renseignement intérieur [Verfassungsschutz] de Saxe-Anhalt avait classé l’IfS comme « organisation d’extrême droite présumée » ; en 2020, il l’a reclassé comme organisation d’extrême droite avérée ; les services de renseignement fédéraux ont emboîté le pas en 2020 d’abord, puis en 2023. Face à cette pression croissante, les dirigeants de l’IfS ont probablement anticipé une interdiction imminente du ministère de l’Intérieur. Une telle mesure aurait entraîné perquisitions, confiscations et interdiction de toute organisation successeure. La dissolution volontaire apparaît ainsi comme une manœuvre préventive pour éviter ces conséquences.

Lors de la fondation de l’IfS, le sociologue Matthias Quent avait prédit son rôle pivot, le décrivant comme un trait d’union entre l’extrême droite et la droite démocratique. Quent soulignait que l’IfS puisait son inspiration idéologique dans « la révolution conservatrice », un courant antidémocratique, antiégalitaire et antilibéral. Selon les propos de Kubitschek, la mission de l’institut était de mener une « guerre civile intellectuelle » autour de la question de « l’existence de la nation ».

C’est dans l’entourage de l’IfS que furent élaborés des concepts qui furent ensuite adoptés avec enthousiasme par l’AfD. Parmi ceux-ci figurait le concept d’« auto-banalisation » (Selbstverharmlosung en allemand). Il s’agit d’une stratégie délibérée visant à adoucir l’image publique du parti tout en maintenant des positions radicales. Cette approche permet à l’AfD de gagner en acceptabilité auprès d’un électorat plus large tout en conservant son noyau idéologique d’extrême droite. Pour bien saisir ce concept, il faut le replacer dans son contexte historique et politique. L’Allemagne contemporaine porte le double héritage du nazisme et du colonialisme. La rupture avec le national-socialisme a joué un rôle crucial dans la construction de l’identité allemande d’après-guerre. La « nouvelle » Allemagne s’est forgé une image de démocratie exemplaire. Cependant, cette transformation n’a pas entièrement effacé les violences antisémites, racistes et homophobes qui ont jalonné l’histoire allemande depuis 1945. Seules les manifestations les plus flagrantes du néonazisme ont été véritablement marginalisées dans l’espace public. Cette perception de soi a néanmoins imposé certaines limites aux partis d’extrême droite. Malgré quelques percées électorales, aucun de ces mouvements n’est parvenu à ébranler durablement la culture démocratique de la société allemande ni à influencer le débat public sur le long terme.

En 2017, Götz Kubitschek a donc théorisé le concept d’« auto-banalisation » dans un article publié dans la revue Sezession. Il y postule l’existence d’une « barrière émotionnelle » empêchant un examen objectif des propositions de l’Alternative pour l’Allemagne (AfD). Selon lui, cette barrière dissuaderait une part importante de la population de s’intéresser aux nouvelles offres politiques du parti. Pour surmonter cet obstacle, Kubitschek préconise une stratégie subtile : projeter une image d’innocuité et démontrer l’alignement des revendications du parti avec les normes sociétales acceptables.

Lorsque l’AfD se décrit comme un parti « national-conservateur » ou « bourgeois », il ne s’agit pas d’un véritable autoportrait, mais plutôt d’une tentative de camouflage de ses véritables intentions. Ce n’est pas parce qu’un parti participe à des processus démocratiques tels que les élections qu’il partage également les valeurs démocratiques. Ce fait a été ignoré à plusieurs reprises dans les débats autour de l’AfD. D’aucuns supposaient que ce parti perdrait son attrait une fois au pouvoir. Cependant, la session d’ouverture du parlement de Thuringe en septembre 2024 a montré à quel point cette hypothèse s’est révélée fausse. Il est d’usage que le doyen ou le plus ancien membre du parlement de ce Land ouvre la première session plénière et en assure la présidence[5]. Son rôle est assorti de pouvoirs très limités. La CDU et l’Alliance Sahra Wagenknecht (BSW) voulaient empêcher le groupe le plus fort d’exercer son droit de proposer le président du parlement par le biais d’une motion. Le doyen de l’AfD, qui présidait la séance en vertu de l’usage susmentionné, n’a pas permis que la motion soit mise aux voix. La session s’est transformée en une foire d’empoigne et a dû être levée après quatre heures et plusieurs interruptions. La Cour constitutionnelle de Thuringe a par la suite jugé inconstitutionnel le comportement du doyen.

Sur le tweet : « insurrection du Reichstag » – certains négateurs du coronavirus en rêvaient depuis des semaines. Aujourd’hui, plusieurs centaines de manifestants ont mis leur menace à exécution. La police a été complètement débordée pendant un court moment ».

 

Autres résultats électoraux et radicalisation

Depuis 2017, l’influence de « Der Flügel » au sein de l’AfD n’a cessé de s’accroître, entraînant de vives tensions internes. Cette montée en puissance a attiré l’attention des services de renseignement intérieur allemands, qui ont placé le groupe sous surveillance. Le point culminant de cette évolution est survenu en mars 2020, lorsque l’Office fédéral de protection de la Constitution (le service de renseignement intérieur) a officiellement classé « Der Flügel » comme mouvement d’« extrême droite avéré ». Lors des élections européennes de 2019, l’élan avait semblé s’essouffler. L’AfD remporta 11 sièges, un résultat en deçà de ses propres attentes. Cette tendance se poursuivit jusqu’en 2021, du moins dans l’ouest de l’Allemagne. Lors des élections à Brême (2019), à Hambourg (2020) et dans le Bade-Wurtemberg (2021), l’AfD ne progressa que légèrement. La situation fut tout autre dans les Länder de l’est de l’Allemagne, à savoir le Brandebourg (2019), la Saxe (2019) et la Thuringe (2019), où le parti obtint un résultat nettement plus élevé au second tour. Les élections fédérales de 2021 donnèrent un nouvel élan à l’ancienne « Aile ». Officiellement, le groupe a été contraint à la dissolution après avoir été classé comme « formation extrémiste de droite avérée » et placé sous surveillance par les services de renseignement intérieur, mais des réseaux informels ont subsisté.

Lorsque l’AfD se décrit comme un parti « national-conservateur » ou « bourgeois », il ne s’agit pas d’un véritable autoportrait, mais plutôt d’une tentative de camouflage de ses véritables intentions. Ce n’est pas parce qu’un parti participe à des processus démocratiques tels que les élections qu’il partage également les valeurs démocratiques.

Au début de la pandémie de coronavirus en 2020, l’AfD a mis un certain temps à définir sa position. Après avoir brièvement soutenu les mesures sanitaires, elle a radicalement changé de cap. Ses représentants ont appelé à l’annulation des mesures de lutte contre l’épidémie et à la levée de l’obligation de vaccination pour certaines professions. La guerre d’agression russe contre l’Ukraine, déclenchée le 24 février 2022, est devenue un autre sujet. Là aussi, l’AfD s’est positionnée à contre-courant de la ligne gouvernementale en se présentant comme un « parti pacifique » (un détail important si l’on se souvient que nombre de ses représentants entretenaient des sympathies et des liens étroits avec le Kremlin). Le thème de la politique migratoire a également fait l’objet d’une attention accrue ces dernières années, une idée de l’ancienne « Aile » ayant également réussi à s’imposer dans ce domaine. Il s’agit du concept de « remigration » initialement promu par le Mouvement identitaire et porté par la « Junge Alternative » (la branche Jeunesse de l’AfD) lors des congrès du parti, lequel a même fini par l’intégrer à son programme politique pour les élections fédérales de 2025.

Les représentants du parti ont à plusieurs reprises associé leur rejet des politiques migratoires à leur opposition aux approches européennes communes. Parmi les autres questions centrales sur lesquelles l’AfD ne diffère guère de l’extrême droite dans d’autres pays européens ou aux États-Unis, il convient de citer : son rejet des politiques d’égalité, sa lutte contre une prétendue « idéologie du genre » et en faveur de modèles rétrogrades, son hostilité envers les prétendus « médias grand public » (qu’il dénigre en les qualifiant de « presse mensongère ») et son rejet des modèles de vie homosexuels.

L’AfD a repris et adapté le concept d’« hégémonie culturelle », initialement théorisé par le penseur marxiste italien Antonio Gramsci, mais devenu populaire au sein de la Nouvelle Droite. Selon le politologue Steffen Kailitz, cette approche vise à révolutionner le paysage politique en profondeur[6]. Gramsci postulait qu’un changement politique durable ne pouvait s’opérer qu’en remportant la bataille des idées. Il affirmait qu’un groupe, même marginal, devait s’imposer comme leader intellectuel avant même de conquérir le pouvoir gouvernemental. Cette stratégie implique de gagner les cœurs et les esprits au sein de la société civile. La lutte idéologique se joue donc dans les espaces informels de la démocratie, qualifiés d’« espace pré-politique » : les tribunes de supporters dans les stades, les tables de cafés fréquentées par les habitués, les fêtes privées. Aujourd’hui, on pourrait y ajouter les réseaux sociaux comme YouTube, TikTok et Instagram, ainsi que l’univers des jeux vidéo et de la musique.

L’AfD semble avoir identifié la contre-sphère publique numérique comme un moyen d’action. Dans leur ouvrage « Die Umsturzpartei » (Le parti de l’insurrection), Andrea Röpke et Andreas Speit mettent en lumière la stratégie digitale sophistiquée du parti : « déployer une présence en ligne multiforme, complémentaire aux comptes personnels des élus et cadres sur les réseaux sociaux afin de pouvoir diffuser des contenus et des positions idéologiques sans filtre ni intermédiaire ». À cette fin, l’AfD a constitué une « phalange numérique » composée « de militants en ligne agissant avec un haut degré de professionnalisme ».

Au rassemblement contre l’AfD de l’Alliance pour la diversité et la démocratie à Zeitz le 26.05.2024, sur le Tee Shirt du manifestant : « Nazis dehors. L’amour à l’intérieur » (o) Dirk Bindmann, Wikimedia Commons.
L’antisémitisme et le groupe « Juifs dans l’AfD »

En 2018, plus de 40 organisations juives ont signé une « Déclaration commune contre l’AfD ». On peut y lire : « L’AfD ne sert en aucun cas les intérêts de la communauté juive. Un parti qui n’a rien à offrir d’autre que la haine et l’agitation et qui ne propose aucune solution viable aux défis actuels auxquels notre société est confrontée ne peut être une alternative pour personne. Aucun citoyen de ce pays soucieux de notre démocratie ne peut s’identifier à cette formation ». Cette déclaration faisait suite à la création du groupe « Juifs dans l’AfD » [JafD].

Début 2025, la candidate favorite et co-chef de parti Alice Weidel a déclaré dans l’émission « Caren Miosga » que ledit groupe compte désormais « des centaines de membres ». Ses effectifs approcheraient même « un nombre à quatre chiffres ». L’auteur et publiciste Ruben Gerczikow a répondu sur X (anciennement Twitter) à cette déclaration : « Dans une interview avec le président du JAfD, Artur Abramovych (novembre 2024), il est question de 20 membres. Est-ce que vous mentez ? ». Weidel a-t-elle ici traduit l’importance perçue du JAfD en chiffres ? Gerczikow fait allusion à un projet de recherche qu’il a publié dans le quotidien Der Tagesspiegel en avril 2024. Il y écrit : « Au moins quantitativement, le JAfD n’est probablement pas une réussite jusqu’à présent. Actuellement, il ne compte encore qu’une vingtaine de membres. Mais les observateurs disent que les intéressés ont gagné une place à l’intérieur du parti et établi des contacts au sein de l’extrême droite, lesquels s’étendraient jusqu’au Bundestag allemand ». Après l’émission de Miosga, la journaliste Annika Leister a présenté les chiffres actuels. Elle s’est entretenue avec Abramovych, qui a déclaré : « Les ‘Juifs de l’AfD‘ comptent 22 membres à part entière et une soixantaine de membres bienfaiteurs [qui ne sont pas nécessairement juifs] ».

L’AfD se décharge habilement de la responsabilité de l’antisémitisme en Allemagne en exploitant la présence d’antisémitisme dans les communautés musulmanes pour promouvoir la notion d’« antisémitisme des autres ».

Gerczikow rapporte que le JAfD est régulièrement accusé de servir de « feuille de vigne » pour relativiser ou cacher l’antisémitisme et les politiques d’extrême droite de l’AfD. Dans certains cas, des réseaux étonnants apparaissent, comme l’a montré Gerczikow. Il écrit ainsi à propos d’Abramovych que celui-ci est non seulement actif au sein du JAfD et du conseil d’administration de la Fondation Desiderius Erasmus, affiliée à l’AfD, mais qu’il écrit également pour le magazine Sezession.

Il importe peu de savoir combien de membres compte réellement le JAfD. Son existence même lui confère déjà une fonction importante pour l’AfD. Le parti instrumentalise ces Juifs pour souligner sa propre « respectabilité » et externaliser l’antisémitisme. L’ancienne présidente de l’AfD, Frauke Petry, a été jusqu’à déclarer dans une interview accordée au quotidien Die Welt que l’AfD « est l’un des rares garants politiques de la vie juive, surtout en période de migrations illégales composées en large partie d’individus antisémites en Allemagne ».

Artur Abramovych, Wikimedia Commons

L’AfD se décharge habilement de la responsabilité de l’antisémitisme en Allemagne en le présentant comme un problème sociétal global. Contrairement aux affirmations répétées de ses représentants, l’antisémitisme allemand n’est pas un phénomène « importé » ou résultant de l’immigration. Le parti exploite plutôt la présence d’antisémitisme dans les communautés musulmanes — ce qui confirme en réalité sa prévalence dans l’ensemble de la société — pour promouvoir la notion d’« antisémitisme des autres ». Dans leur préface de l’ouvrage « Antisemitismus in der Migrationsgesellschaft » [l’antisémitisme dans une société façonnée par les migrations], Tobias Neuburger et Nikolaus Hagen décryptent ce mécanisme d’externalisation visant les musulmans et les migrants : « Ce processus suit un schéma familier : l’expatriation symbolique des auteurs s’accompagne d’une évacuation simultanée de l’antisémitisme. Celui-ci est alors perçu comme un problème importé de l’extérieur de l’Europe, un produit d’exportation du monde islamique, bref comme l’antisémitisme des autres »[7].

Hannah Rose, chercheuse britannique juive spécialisée dans l’extrémisme de droite, replace la posture pro-juive et pro-israélienne de l’AfD dans un contexte plus large. Selon elle, ce phénomène s’inscrit dans une tendance mondiale de la Nouvelle Droite à redéfinir ses relations avec le judaïsme et l’antisémitisme : « Le glissement de l’antisémitisme vers le philosémitisme découle d’une profonde reconceptualisation de l’identité juive. Les Juifs et le judaïsme sont désormais appréhendés à travers le prisme de l’extrême droite pour légitimer ses idéologies préexistantes. En dépeignant les Juifs comme européens, pro-israéliens et anti-musulmans, l’extrême droite parvient à instrumentaliser le philosémitisme au service de ses propres intérêts »[8].

Rose met en lumière la nature ambivalente du philosémitisme affiché par certains mouvements d’extrême droite. Selon elle, ces sentiments prétendument « positifs » envers les Juifs et Israël s’enracinent dans les mêmes mécanismes que l’antisémitisme traditionnel. Dans cette vision, Israël est perçu comme un avant-poste européen face au monde arabe, tandis que les Juifs sont considérés comme des alliés naturels contre la prétendue menace d’« islamisation ». Cette conception s’inscrit parfaitement dans l’idéologie de « l’ethnopluralisme », une forme de racisme culturel prônant la séparation des « cultures ». Paradoxalement, ce philosémitisme de façade vise à encourager le départ des Juifs vers Israël, dans le but de « purifier » ethniquement les nations européennes. Ainsi, cette apparente bienveillance envers les Juifs et Israël n’est en réalité qu’une stratégie servant les objectifs ultimes de l’extrême droite.

Les attitudes et les préjugés racistes répandus en Allemagne touchent également la communauté juive. Si environ 20 % des Allemands veulent voter pour l’AfD aux élections fédérales de 2025, il y a fort à parier que les Juifs seront également de la partie. Selon Rose, les raisons de l’intérêt des Juifs pour la politique de droite et d’extrême droite sont souvent les mêmes que celles de la société en général[9]. Il n’est pas rare que cette sympathie trouve son origine dans la désignation de l’antisémitisme musulman ou dans une prétendue solidarité avec l’État d’Israël. Malgré l’attrait que l’AfD peut exercer sur certains électeurs juifs, nombre d’entre eux hésitent à franchir le pas du vote en raison de plusieurs facteurs préoccupants au sein du parti : la persistance d’un antisémitisme latent, souvent minimisé, voire ignoré par la direction ; les activités d’éléments d’extrême droite, notamment l’influence résiduelle de l’ancienne faction « Der Flügel », les connexions étroites entretenues avec le mouvement identitaire[10].

Dans le même temps, les apologistes de l’AfD occultent le fait que l’antisémitisme n’est pas un phénomène marginal au sein du parti. Il est désormais souvent décrit comme un élément central du programme de celui-ci. En 2021, le politologue Lars Rensmann a déclaré : « Bien que l’hostilité envers les Juifs ne soit pas au centre des campagnes et des mobilisations politiques de l’AfD, les idéologèmes antisémites et la pensée conspirationniste, ainsi que le nationalisme völkisch, font partie intégrante du parti populiste d’extrême droite ».

L’antisémitisme au sein de l’AfD est un phénomène répandu et multiforme, qui imprègne tous les échelons du parti, des élus nationaux aux militants locaux, se manifestant dans les discours, les programmes et les communications officielles sur les réseaux sociaux.

Les récits conspirationnistes et le déni de mémoire sont régulièrement mis en avant. Le récit du « Grand Remplacement » a désormais trouvé sa place dans le programme de l’AfD, en symbiose avec le terme de « remigration ». Par le passé, la retenue stratégique a toujours prévalu. Par exemple, la psychologue Pia Lamberty et le politologue Josef Holnburger expliquent dans leur étude Conspiracy Narratives and the AfD : « Il s’avère que l’AfD a reproduit à plusieurs reprises les éléments classiques des récits conspirationnistes dans le passé et les a adaptés à ses enjeux, mais qu’elle était également disposée à atténuer le vocabulaire utilisé afin d’éviter d’attirer l’attention des services de renseignement nationaux ». Par le passé, l’AfD a utilisé des codes issus du milieu des conspirationnistes et a permis « à des individus influents de ce milieu d’accéder à l’establishment politique de la République fédérale d’Allemagne ». Cependant, l’AfD a progressivement abandonné sa frilosité dans ce domaine. Et pas seulement dans le contexte des théories du complot.

La campagne des élections européennes de 2024 et celle des élections fédérales de 2025 illustrent bien la rapidité avec laquelle la stratégie a été modifiée. Le candidat en tête de liste pour le Parlement européen, Maximilian Krah, a dû accepter de lourdes sanctions pour avoir violé le pacte tacite interdisant de relativiser ouvertement les crimes du national-socialisme. Peu avant les élections européennes de 2023, il avait nié dans une interview que quiconque « porte un uniforme SS est automatiquement un criminel ». Lors de la conférence du parti le deuxième week-end de janvier 2025, Weidel a été largement plébiscitée en tant que candidate principale, malgré sa violation du même pacte : quelques jours seulement avant la conférence, elle avait diffusé des thèses révisionnistes historiques sur les réseaux sociaux. Dans sa conversation avec la personne probablement la plus riche du monde, le milliardaire de la technologie et propriétaire de X, Elon Musk, elle a déclaré qu’Hitler était « un communiste » et donc « exactement le contraire » de la droite. Dans une interview accordée à Die Welt, Jens-Christian Wagner, directeur de la Fondation des mémoriaux de Buchenwald et de Mittelbau-Dora, a expliqué le raisonnement qui se cache derrière cette déclaration apparemment confuse : « Si vous avez un programme nationaliste, autoritaire et d’extrême droite et si vous espérez obtenir un plus grand soutien de la société, vous devez essayer de libérer votre propre pensée, votre propre idéologie, de la stigmatisation des crimes nationaux-socialistes ». Le calcul est donc le suivant : si Hitler était en réalité de gauche, l’AfD peut être d’autant plus ouverte sur ses positions d’extrême droite, nationalistes, racistes et antisémites. Elle veut ouvrir des espaces potentiels. Pour ce faire, elle doit donc réinterpréter l’histoire.

Maximilian Krah, Vincent Eisfeld / nordhausen-wiki.de / CC-BY-SA-4.0, Wikimédia Commons

L’antisémitisme au sein de l’AfD est un phénomène répandu et multiforme, comme le souligne Rensmann. Il imprègne tous les échelons du parti, des élus nationaux aux militants locaux, se manifestant dans les discours, les programmes et les communications officielles sur les réseaux sociaux. L’enquête menée par le bureau de Berlin de l’AJC (American Jewish Committee) en 2022 confirme cette tendance, révélant une prévalence marquée des attitudes antisémites parmi les électeurs de l’AfD. Ce constat n’est guère surprenant pour un parti classé à l’extrême droite de l’échiquier politique allemand. Paradoxalement, l’AfD cherche à s’arroger le droit de définir ce qui relève ou non de l’antisémitisme.

Epilogue

En 2024, Marco Wanderwitz, député CDU, a relancé le débat sur l’interdiction de l’AfD. Il est devenu co-initiateur d’une demande collective visant à engager une procédure d’interdiction auprès de la Cour constitutionnelle fédérale. Lors de la première lecture de la motion en séance plénière, Wanderwitz a déclaré : « Ce sont des ennemis de la constitution, de notre démocratie et des valeurs humanistes ». Le politologue Matthias Quent soutient également cette initiative : « Il y aurait suffisamment de preuves pour interdire l’AfD. Au vu de son programme, j’estime que les chances de succès d’une procédure d’interdiction sont bonnes ». Quent précise néanmoins que cette question relève principalement des juristes constitutionnels même si, d’un point de vue purement académique, l’AfD est « un parti d’extrême droite ».

Malgré les preuves concrètes avancées, les réactions à cette demande restent partagées. D’un côté, cette initiative réveille le souvenir de la procédure d’interdiction du NPD. Deux tentatives avaient été faites pour interdire ce parti d’extrême droite. La première fois, la demande avait échoué en raison du grand nombre d’informateurs du service de renseignement intérieur au sein des plus hautes instances du parti et du risque de dévoiler leur identité. Lors de la deuxième tentative, les Juges de Karlsruhe avaient jugé le NPD « clairement anticonstitutionnel sur le plan idéologique », mais conclu « à l’absence à ce stade de preuves concrètes et solides qui permettraient de penser que ses actions constituent un danger réel pour la démocratie allemande »[11].

L’extrême droite tisse un réseau mondial. Ces partis échangent leurs stratégies et leurs ressources, parvenant à s’implanter dans la sphère pré-politique de nombreux pays. Les liens étroits entre l’AfD allemande et le FPÖ autrichien illustrent parfaitement cette dynamique.

Au moment de la rédaction du présent article, il n’est pas encore certain que la candidature de groupe des députés autour de Marco Wanderwitz obtienne la majorité nécessaire. Ce qui est clair, cependant, c’est que l’AfD met déjà en danger la démocratie et sape les processus démocratiques. En 2024, par exemple, la Bayerischer Rundfunk a publié une analyse selon laquelle le groupe parlementaire de l’AfD au Bundestag allemand et ses membres emploient plus de 100 personnes « actives dans des organisations classées comme d’extrême droite par les services de renseignement intérieur allemands. Parmi elles, des militants associés au ‘Mouvement identitaire’, des leaders d’opinion idéologiques de la ‘Nouvelle droite’ et plusieurs néonazis ». Même si cette affirmation n’est pas étayée par des enquêtes, on peut affirmer à juste titre que le fait de croiser de tels individus dans les bâtiments du Parlement n’est pas sans influence sur les groupes marginalisés et sur toute personne considérée comme un ennemi de l’AfD. Les auteurs de la brochure « Die Umsturzpartei » (Le parti de l’insurrection) mettent en lumière les effets délétères de l’AfD sur le tissu social et démocratique allemand. Ils soulignent que « la banalisation de ses revendications politiques érode les interactions sociales, […] que l’agitation provoquée par l’extrême droite déstabilise la société dans son ensemble et que la démocratie allemande subit une pression manifeste face à la montée en puissance de l’AfD »[12].

Les conflits entre les forces prétendument « modérées » et les forces nationalistes völkisch au sein de l’AfD ont été décrits précédemment. En attendant, on peut affirmer qu’avec le départ de Jörg Meuthen de l’AfD, les tentatives pour contrer la ligne des anciens membres de « Das Flügel » ont pris fin. Quent a donc raison d’affirmer que « le parti a viré à droite, et malgré quelques désaccords internes, aucun courant important ne s’y oppose vraiment ».

Un climat propice à l’extrémisme de droite s’est développé en Allemagne, englobant un large éventail d’idéologies allant du national-conservatisme au néonazisme, et possiblement au terrorisme d’extrême droite. En novembre 2024, les autorités ont arrêté huit hommes, membres présumés des « Séparatistes saxons », accusés de préparer un coup d’État. Leur plan aurait inclus un « nettoyage ethnique » ou un second « Holocauste ». Trois des suspects étaient membres de l’AfD, ce qui a poussé le parti à lancer une procédure d’exclusion. En décembre 2022, un groupe se réclamant du mouvement Reichsbürger et nommé « Union patriotique » a été démantelé alors qu’il projetait un coup d’État armé. Parmi ses membres figuraient des policiers, des militaires, ainsi que Birgit Malsack-Winkemann, une ancienne députée de l’AfD.

Le politologue Claus Leggewie soulignait en 2022 l’enjeu crucial pour les partis conservateurs face à l’extrême droite : résister ou céder. Selon lui, l’hésitation des conservateurs a contribué au recul démocratique mondial observé depuis le début du millénaire. En Allemagne, cette tendance s’est accentuée avec la perspective d’une victoire électorale de la CDU. Malgré l’engagement initial de Friedrich Merz, candidat à la chancellerie, de maintenir un « pare-feu » excluant toute collaboration avec l’AfD, cette position semble s’éroder à l’approche des élections. Le discours ferme « pas de coopération » a laissé la place à une approche plus ambiguë : « nous les intégrerons, peu importe qui est d’accord avec eux ». Lors d’une conférence du parti, Merz a lié son avenir politique à l’exclusion de toute coopération avec l’AfD, mais des doutes persistent. L’Union chrétienne-démocrate aurait pourtant de bonnes raisons de maintenir cette exclusion. L’assassinat en 2019 de Walter Lübcke, membre de la CDU, par un terroriste d’extrême droite proche de l’AfD, en est un exemple tragique. Cependant, ce souvenir semble s’estomper au sein du parti.

Les événements de la dernière semaine de janvier ont toutefois provoqué un énorme séisme. De nombreuses personnes — notamment des individus issus de l’immigration, des noirs, des homosexuels et des Juifs — ont fait part d’un fort sentiment d’insécurité. L’AfD a déjà subi une profonde transformation depuis sa création. Dans le même temps, les forces nationalistes ont de plus en plus façonné l’agenda du parti selon leur volonté. L’antisémitisme et le racisme gagnent du terrain, tandis que l’extrême droite tisse un réseau mondial. Ces partis échangent leurs stratégies et leurs ressources, parvenant à s’implanter dans la sphère pré-politique de nombreux pays. Les liens étroits entre l’AfD allemande et le FPÖ autrichien illustrent parfaitement cette dynamique. Pour contrer cette menace, l’éducation civique et historique apparaît comme un remède incontournable. Bien que de nombreuses initiatives existent déjà, le manque de financement ces dernières années a freiné leur développement. Un changement de cap s’avère crucial pour préserver la démocratie.


Monty Ott

Notes

1 Au cours de la 8e législature du Parlement européen, le groupe ECR comprenait, entre autres, la Nieuw-Vlaamse Alliantie (N-VA), Fratelli d’Italia, Sverigedemokraterna (SD), Balgarija bes zensura (BBZ ; à partir de 2017 : Presaredi BG).
2 Dans le système électoral allemand, les électeurs disposent de deux voix. La « deuxième voix » mentionnée ici est celle qui détermine la représentation proportionnelle des partis au Bundestag – NdT.
3 Dans un discours prononcé le mercredi des Cendres 2018 en Suisse saxonne, Poggenburg avait déclaré que « ces marchands de cumin, ces chameliers […] devraient retourner là où est leur place. Loin, très loin, bien au-delà du Bosphore ». Ses déclarations avaient été qualifiées d’incitations à la haine et le parquet avait envisagé d’ouvrir une enquête contre lui. Pour soulager la pression sur le parti et la faction, Poggenburg démissionna. Début 2019, il finit par quitter le parti. Concernant Kalbitz,  son engagement politique de dans sa jeunesse et à l’âge adulte dans les années 1990 va de l’appartenance à une fraternité « strictement de droite » (Saxonia-Czernowitz), qui se réunissait dans la maison d’une confrérie d’extrême droite (Danubia) sous la surveillance du Bureau pour la protection de la Constitution (le service de renseignement intérieur de la RFA), à la CSU et à la Junge Union en passant par les Républicains. Les antécédents de Kalbitz révèlent des liens profonds avec l’extrême droite. Son appartenance au « Witikobund » révisionniste et sa promotion du « Freundschafts- und Hilfswerk Ost e.V. (FHwO) » dans le magazine Witikobrief témoignent d’une idéologie fermée et radicale. Le FHwO, fondé en 1991 par des cadres du NPD, renforce cette association avec les mouvements d’extrême droite.
4 « Le terme « nouvelle droite » désigne une école de pensée dont le but est le renouveau intellectuel de l’extrémisme de droite. Elle cherche à se distinguer de la « vieille droite », qui était clairement orientée vers le national-socialisme historique. » Voir Anton Maegerle, Daniel Hörsch: « ‘Der Kampf um die Köpfe’ hat begonnen. Vordenker, Strategien und Wegbereiter rechter Netzwerke. » [‘La bataille pour les esprits ‘a commencé. Cerveaux, stratégies et pionniers des réseaux de droite] in Stephan Braun, Daniel Hörsch (éd.), Rechte Netzwerke – eine Gefahr. VS Verlag für Sozialwissenschaften, Wiesbaden 2004, p. 119.
5 Cette modification a été introduite au Bundestag pour garantir qu’aucun député de l’AfD n’ouvre la première session du parlement en tant que doyen.
6 Steffen Kailitz, Politischer Extremismus in der Bundesrepublik (L’extrémisme politique en RFA), Wiesbaden 2004, p. 85
7 Hagen, Nikolaus et Tobias Neuburger, “Antisemitismus der Anderen? – Einleitende Überlegungen“, in Hagen, Nikolaus et Tobias Neuburger (éd.) Antisemitismus in der Migrationsgesellschaft. Theoretische Überlegungen, Empirische Fallbeispiele, Pädagogische Praxis, Innsbruck: innsbruck university press 2020, p. 9 à 19, ici p. 11.
8 Rose, Hannah (2020), “The New Philosemitism: Exploring a Changing Relationship Between Jews and the Far-Right” [Le nouveau philosémitisme : explorer une relation changeante entre les Juifs et l’extrême droite], Londres, The International Centre for the Study of Radicalisation(ICSR).
9 Rose (2020), « Philosemitism… », op. cit. supra, p. 23 et suivantes.
10 Les paragraphes précédents sont repris presque mot pour mot — à l’exception de quelques mises à jour — de Gerczikow, Ruben/Ott, Monty (2023), « Wir lassen uns nicht unterkriegen. Junge jüdische Politik in Deutschland » [Nous ne nous laissons pas abattre. La jeune politique juive en Allemagne], Hentrich&Hentrich : Leipzig, p. 136 et suivantes.
11 https://www.spiegel.de/politik/deutschland/npd-bundesverfassungsgericht-verbietet-rechtsextreme-partei-nicht-a-1130311.html
12 https://ajcgermany.org/system/files/document/AJC-Berlin_AFD-Broschuere_v03.pdf

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