En février 2024, Gabriel Abensour ouvrait dans K. un débat sur l’état du franco-judaïsme contemporain, déplorant sa tiédeur et l’oubli de ses héritages spirituels. Après David Haziza et Julien Darmon, c’est au tour de Jérémie Haddad d’émettre une critique amicale du diagnostic proposé. Regrettera-t-on vraiment une époque révolue, quand le présent abonde de signes de la vitalité d’un judaïsme français qui sait témoigner de sa spécificité par rapport aux mondes anglo-saxons et israéliens ?

Gabriel Abensour a écrit un article stimulant dans ces mêmes colonnes à propos du judaïsme français contemporain. C’est bien sûr une œuvre très utile : une communauté vivante a besoin de ce regard réflexif pour mieux comprendre son essence profonde, les dynamiques qui la façonnent et les chemins à emprunter pour susciter de nouvelles initiatives de développement.
Le ton général de l’article est cependant celui du désarroi. L’article est profond, bien référencé et plus sophistiqué que le résumé que je m’apprête à en faire : on me pardonnera ces simplifications pour le bien de l’argumentation.
La thèse de Gabriel Abensour est la suivante : le judaïsme français a deux spécificités que les Juifs d’aujourd’hui semblent avoir complètement oubliées, ce qui a fini par les pousser dans les bras d’un judaïsme extérieur, influencé par l’ultra-orthodoxie ashkénaze et israélienne :
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- Première spécificité : le franco-judaïsme du 19ème siècle et du début du 20ème siècle, complètement désuet et sans héritiers aujourd’hui
- Deuxième spécificité : l’arrivée massive des Juifs d’Afrique du Nord dans les années 60, qui aurait dû conduire les Juifs français à s’inspirer des grandes figures du judaïsme séfarade
- Le judaïsme français contemporain ne s’inspire plus de ces deux modèles et deviendrait, un peu comme ‘l’homme sans qualités’ de Robert Musil, un judaïsme perméable à toutes les influences extérieures, coupé de ses racines profondes, incapable de produire de nouveaux fruits, savoureux et féconds.
Avant de poursuivre, il me faut énoncer une réserve : il m’a été difficile de rédiger ce texte, alors que l’issue de la guerre initiée par les massacres du Hamas le 7 octobre n’est pas encore connue. Ses répercussions sur l’ensemble du peuple juif sont déjà profondes et l’onde de choc risque de perdurer bien au-delà de la fin des hostilités. Elle percute également la trajectoire de développement du judaïsme français que je m’efforce d’analyser ici.
Cela étant posé, et bien que je puisse partager certains constats avec Gabriel Abensour, il me semble possible de démontrer que le judaïsme français connaît une vitalité étonnante, qui s’appuie par ailleurs sur des spécificités qui lui sont propres, même si elles sont en rupture partielle avec son histoire.
Un paradoxe : le regret du franco-judaïsme
La thèse de Gabriel Abensour repose à mon sens sur un paradoxe. Gabriel Abensour relève, à raison à mon avis, que le franco-judaïsme du 19ème siècle et du 20ème siècle d’avant-guerre avait fini par dessécher la sève nutritive du judaïsme, du fait de sa centralisation consistoriale : « Ma proposition, c’est que, malgré l’érudition de quelques-uns de ses membres, le franco-judaïsme a toujours adopté au niveau institutionnel une ligne conciliatrice et sans audace, ayant étouffé dans l’œuf tout mouvement de pensée un peu plus aventureux, susceptible de dépasser l’Hexagone (…) Or, dès l’émancipation reconfirmée par Napoléon, les juifs de France ont fait le choix d’un judaïsme centralisé et institutionnel, idéal pour ce qui relève de la représentation publique, mais asphyxiant pour les débats intellectuels trop novateurs ».
C’est parfaitement juste. Et il est d’ailleurs tout à fait notable que les principales figures françaises qui sont aujourd’hui reconnues comme ayant eu un impact sur la pensée juive mondiale soient en général des figures non consistoriales et très en écart par rapport à ce modèle de l’israélite français.
Pourquoi diable vouloir s’inspirer d’une des deux facettes du judaïsme français, dont tout porte effectivement à croire qu’il s’agit en réalité d’une souche appauvrie, sans audace, infertile ?
Prenons deux exemples fameux : Emmanuel Lévinas et Manitou.
Lévinas est un pur produit du judaïsme lituanien, glorifiant l’étude sous toutes ses formes, associée à une rigueur intellectuelle évidente. Arrivé en France, c’est la philosophie allemande qui va l’influencer, ainsi que la personnalité si atypique de M. Chouchani. Même au sein de l’université française, il fera figure d’outsider, n’ayant commencé sa carrière de professeur d’université qu’à 58 ans, alors qu’il avait déjà écrit un des plus grands livres de philosophie du XXème siècle, Totalité et Infini. Comme chacun sait, son métier principal était celui de Directeur de l’École Normale Israélite Orientale. Nulle trace d’une quelconque filiation avec ce franco-judaïsme un peu asséché, dont on trouve d’ailleurs quelques critiques parfois sibyllines, parfois explicites, dans les textes lumineux de Difficile Liberté[1].
Manitou, Léon Ashkénazi, n’est pas non plus un pur produit de ce judaïsme français ayant conduit le capitaine Dreyfus à être incapable de métaboliser l’antisémitisme dont il avait été victime. Fils du grand-rabbin d’Oran, dont Gabriel Abensour a rappelé la lettre pleine d’audace adressé au premier Grand rabbin d’Israël Ashkénaze Abraham Isaac Kook, il se dit lui-même le produit de ce judaïsme traditionnel d’Algérie et de sa rencontre avec « son premier maître ashkénaze », Jacob Gordin. Il suivit les enseignements de ce dernier après-guerre au sein de l’École Gilbert Bloch d’Orsay, une création incongrue[2] pour former les futurs cadres de la communauté juive de France, venue non pas des institutions traditionnelles de la communauté, mais créée par Robert Gamzon et les Éclaireurs israélites de France.

La pensée de Manitou a évolué au cours de sa vie, au point d’embrasser un sionisme qu’on pourrait qualifier de radical, mais son influence profonde sur le judaïsme français des années 50 à 80, et sur le judaïsme en général en Israël depuis les années 2010 ne doit rien, ou quasi, à la figure de l’israélite français.
C’est donc là tout le paradoxe que je relève : pourquoi diable vouloir s’inspirer d’une des deux facettes du judaïsme français, dont tout porte effectivement à croire qu’il s’agit en réalité d’une souche appauvrie, sans audace, infertile et que Benny Lévy a assimilée à la figure sartrienne du Salaud ? Le Salaud, en tant que figure comique qui assénait sa conviction de l’accomplissement de toutes les promesses prophétiques grâce aux Lumières et à l’émancipation révolutionnaire.
Il semblerait que ce soit aussi de cette figure de l’israélite français dont parle Lévinas dans cette flèche acérée lancée dans Difficile Liberté : « Rien de plus dérisoire que le juif installé, attaché à toutes les vanités du monde, oublieux des enseignements difficiles et se prenant toujours pour une conscience prophétique ».
Optons pour une proposition radicale, mais qui a le mérite de la clarté : les Juifs français se sont défaits de ce « franco-judaïsme », parce qu’ils en ont perçu le danger assimilationniste de long terme (cf. l’état du judaïsme français d’avant-guerre dont Robert Gamzon pointait avec force la nécessité de régénération), parce que son sentiment d’accomplissement existentiel post-1789 était incompatible avec la condition d’insécurité exilique du Juif, encore plus palpable après la Seconde Guerre mondiale, mais aussi, probablement, parce que la figure du juif d’Afrique du Nord, devenu majoritaire, en connaissait les ambiguïtés et voulait effacer l’attachement aux « vieux traités vermoulus ».
Comment juger de la qualité d’un judaïsme ?
Ma deuxième critique vise l’idée de Gabriel Abensour selon laquelle « Le judaïsme français contemporain est quantitativement le plus important d’Europe (…) Pourtant, son apport qualitatif à l’ensemble du monde juif est quasi-inexistant ».
Delphine Horvilleur serait le seul rabbin français à être traduit depuis un siècle. C’est factuellement faux : Elie Munk par exemple, dont l’immense Voix de la Thora a été traduit en anglais et en hébreu, ou Marc-Alain Ouaknin qui a diffusé dans plusieurs langues son Livre brûlé (Burnt book dans l’édition anglaise).
C’est encore moins vrai si on étend ces œuvres à des penseurs juifs qui n’ont jamais embrassé une véritable carrière rabbinique. Au-delà de Lévinas et de Manitou, déjà cités, Benno Gross, André Neher ou Edmond Jabès ont été traduits en anglais, sans compter d’autres auteurs moins rattachés au judaïsme rabbinique comme Bernard-Henri Lévy, Vladimir Jankélévitch ou même, plus anciennement, Edmond Fleg, dont on célèbre en 2024 les 150 ans de la naissance.
Alors certes, aucun n’est véritablement rabbin consistorial. Mais si le reproche s’adresse à l’institution consistoriale de n’avoir pas réellement effectué de travail intellectuel probant, on en revient au premier argument consistant à pointer les effets neutralisants d’une centralisation institutionnelle excessive qui ne conduit pas à explorer de nouveaux champs de recherche ou d’interprétation du monde. En d’autres termes, le Consistoire n’est pas le judaïsme français.
Mais il y a plus : un judaïsme n’inspirerait-il les Juifs du monde que par sa production intellectuelle ? Il me semble manifeste que le judaïsme français contemporain dispose d’atouts propres, comparé aux judaïsmes israéliens ou américains.
Le « chalom communautaire » semble avoir survécu à la décentralisation et la « déconsistorialisation » de la communauté juive de France.
D’abord, une fragmentation moins prononcée qu’ailleurs. Pour des raisons historiques, les lignes de fractures, extrêmement prononcées en Israël et aux USA, le sont à des niveaux bien moindres en France.
Ashkénaze/Séfarade ? Au-delà des boutades sur les comparatifs gastronomiques respectifs, ce sujet n’en est pas un au sein de la communauté juive en France, probablement du fait de sa majorité séfarade, de l’accueil réussi des Juifs d’Afrique du Nord dans les années 60 par les institutions juives, et bien sûr d’une progressive harmonisation de la culture juive des générations actuelles. Culture qui s’avère désormais être spécifiquement juive française, héritière et creuset de nombreuses influences, mais donnant à montrer une façon à la fois traditionnelle et inédite d’être juif.
Religieux/Non-religieux ? La laïcité à la française nous protège probablement des errements israéliens dus aux mélanges des genres entre religion et politique. Et à l’opposé des États-Unis, l’histoire du judaïsme à la française nous préserve probablement aussi d’une trop grande opposition entre courants religieux d’une part, et entre pratiquants et non-pratiquants d’autre part. Sans vouloir surestimer le phénomène, l’innovation, sans équivalent ailleurs, du « minimum commun », que les Éclaireurs israélites de France installent dès 1932 au sein de leur mouvement, sous l’impulsion d’Edmond Fleg et de Robert Gamzon, permet que des Juifs d’origine extrêmement diverse coexistent, nouent des relations d’amitié puissantes, qui dépassent, et de loin, toute perception divergente en matière de rapport au judaïsme.
N’oublions pas qu’une grande part de ceux qui ont reconstruit la communauté juive d’après-guerre se sont frottés, dès leur jeunesse, à cette diversité d’approche rencontrée aux Eclaireuses Eclaireurs Israélites De France, qui déterminera leur vision de l’unité communautaire : Manitou bien sûr, mais aussi Pierrot Kaufman, le créateur de ce qui est aujourd’hui le SPCJ (Service de Protection de la communauté Juive), Théo Klein et Jean Kahn, présidents du CRIF dans les années 80, le Grand Rabbin Joseph Sitruk dont on sait l’importance historique qu’il eut dans le développement du judaïsme français, Armand Lévy, personnalité moins connue, mais qui eut un rôle essentiel dans le développement du FSJU (Fonds social juif unifié ), ou encore Jean-Paul Amoyelle, le fondateur d’Otzar Hatorah en France.
Sioniste/Non-Sioniste ? Le simple fait de poser cette question, pourtant brûlante aux États-Unis, est totalement incongru en France. La proximité géographique comme affective à Israël rend la relation entre la communauté juive française (effectivement majoritairement séfarade) et l’État hébreu parfaitement fluide et sans malentendus. Les Juifs français, même sans faire leur Alya et quelles que soient leurs positions politiques, ne sont pas enclins à remettre en question la légitimité de l’existence de l’État d’Israël et la défense naturelle de cet État, comme l’a montré la constitution spontanée de très nombreux collectifs de défense de l’État d’Israël après le 7 octobre et leur arrimage constructif aux structures institutionnelles déjà en place.
Bref, le « chalom communautaire » semble avoir survécu à la décentralisation et la « déconsistorialisation » de la communauté juive de France.
Après avoir revisité le franco-judaïsme d’hier, examinons ses perspectives d’avenir : une dynamique positive anime-t-elle la communauté juive française ? Ou les attentats et les pics d’Alyot des années 2014/2015 ont-ils éteint toute velléité d’espoir en un avenir juif en France ?
Pour répondre à cette question, je propose d’isoler trois phénomènes éloquents :
1) Les restaurants Cacher
L’accroissement du nombre et de la variété des restaurants cacher à Paris et en proche banlieue est un phénomène moins anecdotique qu’il ne pourrait sembler.
Systématiquement, c’est la première remarque que me font les Juifs lorsque je me trouve à Londres, Chicago, San Francisco ou Rome : « Paris ? Mais c’est complètement fou ce dont vous disposez en matière de restaurants casher ! ». Mais ce qui frappe l’esprit de mes interlocuteurs, au-delà de la diversité de l’offre proposée, c’est l’extrême intégration de ces restaurants au sein du tissu urbain. Par comparaison, si l’on souhaite manger cacher à Londres, il faut se rendre dans les « ghettos » londoniens que sont Golders Green ou Hendon, à plusieurs kilomètres au nord de Buckingham Palace.
Les restaurants sont soumis aux règles du marché, ne sont pas subventionnés et ne peuvent exister et se développer que s’ils trouvent un public prêt à en être les clients. C’est donc un indicateur clé, à la fois d’un retour à un respect des rites, mais aussi d’une invention typiquement juive française d’une modalité de convivialité et d’intégration harmonieuse au sein de la cité.
2) Succès et diversité des écoles juives
Le succès du développement des écoles juives est un autre signe de vitalité de la communauté juive française. D’après les chiffres les plus récents, fournis par le FSJU, environ 40% des jeunes juifs scolarisables le seraient en écoles juives.
Ce chiffre est en croissance, alors même qu’une interrogation avait traversé les directeurs et directrices d’établissement au moment du pic d’Alya en 2014/2015, où plusieurs élèves par classe annonçaient quitter la France avec leur famille. La période d’augmentation sensible de l’Alya s’est calmée et le nombre d’élèves scolarisés en école juive est reparti à la hausse, avant même que le 7 octobre ajoute de nombreux noms aux listes d’attentes déjà bien longues. Le risque aujourd’hui n’est pas une déliquescence de l’école juive, mais plutôt que ses structures ne puissent plus absorber correctement la demande.
Si le nombre d’enfants scolarisés en école juive est un indicateur clé, leur diversité est aussi frappante. L’offre couvre en effet la quasi-totalité des modalités d’être juif en France : sioniste, insistant sur l’étude des textes, culturel, focalisant sur l’apprentissage de l’hébreu, etc.
Comment ne pas penser que cette évolution, quoiqu’on dise des lacunes de l’enseignement juif en école juive, ne puisse pas porter les germes d’un potentiel de judaïsme vivant et authentique ?
3) L’effervescence de nouveaux projets
Ces dix dernières années, la transformation visible de la communauté juive se traduit aussi par de nombreux projets de développement : le Centre Européen du Judaïsme dans le 17ème, mais aussi la rénovation et l’agrandissement du Centre Aleph à Neuilly, le nouveau Centre communautaire de Levallois, de nouvelles synagogues qui poussent comme des champignons dans l’Ouest, mais également dans l’Est parisien (Charenton, Maisons-Alfort, Saint-Mandé, Vincennes, etc…). Il s’agit là d’une conséquence très concrète d’un bouleversement géographique de l’implantation des Juifs de France. Alors que la carte des communautés juives découlait essentiellement d’une situation subie, à savoir l’installation dans des HLM des populations d’Afrique du Nord arrivées dans les années 60, il s’agit désormais d’un choix, avec une concentration dans de grands pôles : Paris Ouest bien sûr, mais aussi le Val-de-Marne entre Créteil et Vincennes, ou à l’Est, vers le Pré-Saint-Gervais, les Lilas et Romainville. Certaines communautés de province s’appauvrissent, car l’affiliation juive va souvent de pair avec une volonté de se rapprocher de structures importantes (écoles, synagogues, commerces cacher, etc…), mais d’autres fleurissent, comme Strasbourg, qui voit sa population juive augmenter, attirée à la fois par la spécificité du concordat et par une ancienne tradition d’étude et d’intégration harmonieuse d’un mode de vie religieux à la cité.
Au-delà des projets immobiliers, j’ai pu à titre personnel constater et accompagner la croissance très forte des effectifs au sein des Éclaireuses et Éclaireurs israélites de France, mais aussi prendre la mesure de l’intensité de l’engagement des animateurs (bénévoles, il est important de le rappeler), bien plus nombreux qu’il y a 20 ans à décider de prolonger la durée de leur engagement et à devenir Chefs de camp, c’est-à-dire à prendre la responsabilité d’encadrement la plus importante qui puisse être assumée au sein du mouvement. Par expérience, la plupart de celles et ceux qui ont occupé cette fonction sont des personnes qui se retrouvent par la suite dans de nombreux engagements communautaires ou associatifs. Une règle simple de l’éducation trouve ici son application la plus évidente : ce qu’on apprend jeune ne disparaît pas à l’âge adulte. C’est vrai du piano, du tennis ou des échecs. C’est aussi parfaitement vrai pour l’engagement associatif, ce qui est de très bon augure pour l’avenir de la communauté.
Tout cela nous ramène en réalité à un état de fait rarement signalé, mais qui mérite une attention particulière : la communauté juive française est une communauté récente. J’entends par là qu’en dépit d’une continuité de la présence juive en France depuis le Ier siècle, bien illustré par le magnifique et récent Histoire juive de la France, il faut rappeler que la majorité de la population juive en France est issue des Juifs d’Afrique du Nord, arrivés en France dans les années 60, dans des conditions économiques en général assez précaires. Il y avait donc d’abord une urgence : celle de survivre, de s’extraire d’une condition sociale faible et de s’intégrer à la société française. Bien que le « choc thermique » ait conduit à une assimilation galopante, il faut reconnaître que les trois phénomènes cités plus haut sont les symptômes d’une maturation : une communauté enrichie, plus stable, pouvant désormais se permettre un développement apaisé où carrière professionnelle, investissement religieux, associatif et culturel vont de pair avec une installation sereine en France.
Il faut ici, pour conclure cette partie, rappeler la mémoire du Pr Claude Riveline, qui nous a quittés récemment et qui incarnait probablement mieux que quiconque cette hybridation entre la figure du Juif de l’étude et l’archétype de l’élite républicaine[3]. Acteur engagé du Colloque des Intellectuels Juifs en langue française depuis 1967, ce fameux colloque où Lévinas dispensait ses lectures talmudiques et Manitou ses lectures bibliques, il répondait systématiquement à ceux qui en demandaient le renouveau : « mais enfin, il y en a un par jour aujourd’hui ! », preuve du foisonnement considérable d’initiatives, y compris dans le domaine intellectuel.

La production intellectuelle, si pauvre que cela ?
Gabriel Abensour se demande : le judaïsme français propose-t-il encore un contenu innovant, comme cela a pu être le cas par le passé avec Emmanuel Lévinas, André Neher et Manitou ?
Pour répondre à cette question, il faut déjà démythifier la période dorée de ces penseurs juifs d’après-guerre. Non pas pour remettre en question le fond de leur apport, extrêmement important, mais pour revisiter l’histoire de leur réception dans le champ intellectuel.
D’abord, en dehors de France, et notamment en Israël, la prise de conscience de l’originalité de la pensée de Manitou et de Lévinas est très récente : les premières traductions datent de la fin des années 90 et du début des années 2000 (2001 pour les Lectures talmudiques), alors qu’ils sont tous les deux décédés au milieu des années 90.
Pendant longtemps, aux yeux de ce qu’on pourrait appeler des « amateurs éclairés » vivant en Israël ou aux États-Unis, l’œuvre de Lévinas a été considérée comme totalement provinciale par rapport aux auteurs israéliens ou anglo-saxons. J’en veux pour preuve ce livre trésor qu’est Israël et Judaïsme, un livre d’entretiens paru en 1986 entre Michael Shashar et le penseur et scientifique Yeshayahou Leibowitz. Shashar passe en revue toutes les grandes figures du judaïsme israélien (le Rav Kook, le Rav Goren, S.Y. Agnon, Amram Blau le leader des Neturei Karta,…) ou de diaspora (Martin Buber, Franz Rosenzweig, le Rabbi de Loubavitch, le Rav Soloveitchik, etc…).
Il pose pourtant une question à Leibowitz : « Parmi les philosophes juifs de notre temps, lesquels sont importants à vos yeux ? ». On sent que Michael Shashar ne s’attend absolument pas à la réponse de Leibowitz. Il ne rebondit pas dessus, s’oriente vers un autre philosophe (Ezechiel Kaufman) et n’abordera plus jamais le sujet.
Voici pourtant la réponse de Leibowitz, qui montrait encore son côté visionnaire, même si en 1986, Lévinas était déjà un philosophe très important : « Dans le champ de la philosophie générale, en notre génération, Emmanuel Lévinas est l’homme dont le judaïsme marque la pensée. Ses Quatre lectures talmudiques comptent parmi les meilleurs textes écrits en notre génération. Je ne pense pas seulement à ses écrits sur le judaïsme, mais aussi à sa philosophie générale qui, même quand elle n’est pas religieuse, se nourrit de judaïsme. On ne voit aucun autre philosophe juif, en notre génération, dont la pensée a surgi de l’univers du judaïsme ».

Leibowitz, à cette époque, est bien seul à percevoir la grandeur des œuvres de Lévinas (on peut probablement y ajouter Shalom Rosenberg, un des derniers étudiants de M. Chouchani et qui a donc forcément eu vent de l’œuvre de Lévinas, ou Moshé Idel). La réception a été lente, un peu chaotique et a subi la lente déliquescence des œuvres de sciences humaines, dont les productions actuelles sont de moins en moins lues. Depuis les années 2000/2010, la situation a nettement changé, et il faut s’en féliciter, mais il faut tout de même constater que le phénomène Van Gogh, où le génie d’une œuvre n’éclate qu’à la mort de son concepteur, a frappé ces grands acteurs de la pensée juive universelle.
Alors aujourd’hui, y a-t-il encore une forme d’école de pensée juive « à la française » qui apporterait sa pierre à l’édifice juif dans la cité ?
Je vais oser répondre oui à cette question. Ma réponse sera subjective et discutable, mais pour simplifier la démonstration, je vais la concentrer sur un seul sujet : les relations homme-femme, le genre et la sexualité.
Il existe une pensée juive française qui fait l’effort de penser ce que signifie le « trouble dans le genre » contemporain à l’aide des sources les plus profondes de la tradition juive.
Nul doute qu’il s’agit d’une problématique qui agite nos contemporains, point de fixation entre la vision progressiste et celle que l’on qualifiera de réactionnaire.
Le judaïsme contemporain fait-il entendre sa voix sur cette question ? Il existe bien sûr des réponses simples, voire simplistes, notamment dans le monde anglo-saxon. Du côté du judaïsme réformé, c’est un concours de calque : comment trouver la bijection la plus pure possible entre la différenciation entre sexe et genre, la lutte contre l’homophobie ou la déconstruction du rôle historique de la femme avec les enseignements de la Thora, au prix bien sûr de nombreuses contorsions intellectuelles ou de contresens sur les textes convoqués (lorsqu’ils le sont…).
De l’autre côté, il est bien sûr facile d’invoquer un certain conservatisme social, commun à toutes les grandes religions : comment ne pas penser au discours dominant sur les femmes au sein des médias du judaïsme orthodoxe, voire même au document édité par le Grand Rabbin Bernheim au moment du mariage pour tous, repris comme une référence intellectuelle par le monde catholique de l’époque ?
Or, sur ces questions, que le Talmud aborde de façon ô combien plus complexe, il existe un véritable travail de pensée convergent en langue française. Commençons par le livre le plus médiatisé de tous, celui de Delphine Horvilleur, En tenue d’Eve qui, loin de ressembler à la production reformée américaine, tente d’opérer une harmonieuse synthèse entre l’irréductible différenciation entre l’homme et la femme marquée par la Thora et la sortie inéluctable de la femme d’un rôle subalterne au sein de la société.
Il s’agit d’un livre grand public, publié dans une grande maison d’édition et dont le succès ne peut que nous réjouir.
Mais comment ne pas voir que des ouvrages de fond, innovants et originaux abordent également ce sujet au sein de la production juive en langue française, au point d’en faire, à mon sens, un des pôles centraux du traitement de cette question éminente : que dit le judaïsme de la sexualité, des questions de genre et du rapport entre masculin et féminin ?
Qu’on en juge, ces dernières années ont vu la publication de plusieurs ouvrages de haut niveau sur cette question. Au-delà de leur contenu propre, ils possèdent deux caractéristiques précises en commun, qui relèvent, à mon sens, d’une spécificité française.
Parmi ces ouvrages, j’en retiens trois :
- Féminité d’Israël, être féminin à deux (masculin et féminin) de Marc Israël aux éditions Conférence
- Les deux visages de l’un – Le couple divin dans la Cabbale de Charles Mopsik aux éditions Albin Michel
- Le Corps vivant : réflexions talmudiques sur la sexualité contemporaine d’Eric Smilevitch aux éditions Hermann.
Ces livres sont des livres de pensée juive française qui font l’effort de penser ce que signifie le « trouble dans le genre » contemporain à l’aide des sources les plus profondes de la tradition juive. Qui aborde ce que dit cette tradition des problématiques de masculin, de féminin, de sexualité, des rapports entre l’homme, la femme et la transcendance, mais sans être un simple travail archéologique sur une pensée fossilisée et archaïque ?
J’affirme ici qu’il s’agit de pensée juive à la française (si tant est que cette expression ne soit pas un pléonasme et que cette catégorie constitue la combinaison de deux caractéristiques très précises).
La première, c’est qu’elles n’appartiennent strictement à aucune des deux grandes catégories dans lesquelles on peut classer les ouvrages contemporains traitant de judaïsme. Pour le dire vite : l’Université ou la Yechiva. La production universitaire nécessite de se soumettre à une démarche scientifique robuste et n’a pas pour objectif de fournir une nourriture spirituelle à ses lecteurs. Elle est par ailleurs engagée depuis de nombreuses années maintenant dans une spécialisation à outrance, ce qui fait que dans le champ des études juives universitaires, les contributions les plus intéressantes, en Israël et aux États-Unis, portent sur des domaines géographiques, temporels ou en termes de corpus, extrêmement pointus et restreints.
La Yechiva n’échappe pas à ce travers et les publications issues du monde des Yechivot se spécialisent de plus en plus, ce qui est par ailleurs un signe qu’il existe un marché, même circonscrit, pour ce genre d’étude, au sein des milieux orthodoxes. Mais ce qui caractérise le mieux la Yechiva, c’est qu’elle est la plupart du temps imperméable à des sources externes à la tradition. Bien entendu, cela n’a pas toujours été le cas : on sait bien l’importance qu’a eue Aristote pour Maïmonide ou même plus récemment, l’inspiration qu’a tirée le Rav Eiahou Dessler des enseignements de Dale Carnegie dans son opus de morale juive Mikhtav Meeliahou. Mais il est de moins en moins courant, au sein de l’orthodoxie juive, que des concepts forgés au sein des Humanités (psychanalyse, philosophie, psychologie sociale) et référencés comme tel, soient utilisés pour commenter un texte.
Les livres susmentionnés n’appartiennent ni à l’une ni à l’autre des catégories. D’abord, ce sont des livres qui visent à nous fournir une « vision globale ». Je mets cette expression entre guillemets car, alors en formation professionnelle avec des représentants du monde entier, un de mes condisciples se moquait gentiment des Français qui souhaitaient toujours disposer de cette fameuse capacité à embrasser un sujet de façon holistique, bien illustrée par cette expression dont je ne mesurais pas à l’époque qu’elle représentait un réflexe bien français. Mais finalement, cette « vision globale », n’est-ce pas la gloire des Tossafistes français, dont l’apport éminent fut bien de tenter d’apporter une cohérence globale à l’ensemble du corpus talmudique en repérant et en dénouant les contradictions apparentes entre traités ?
Les auteurs des trois livres susmentionnés maîtrisent parfaitement à la fois l’étude traditionnelle des textes ainsi que les humanités classiques (Marc Israël est agrégé de philosophie, Charles Mopsik n’a jamais hésité à citer Durkheim et Mauss dans ses travaux sur la Cabbale et la large culture d’Eric Smilévitch, traducteur du Traité des Pères, de la Dispute de Barcelone de Nahmanide ou encore du trop méconnu Hasdai Crescas n’est pas à démontrer).
Cette « vision globale », n’est-ce pas la gloire des Tossafistes français, dont l’apport éminent fut bien de tenter d’apporter une cohérence globale à l’ensemble du corpus talmudique en repérant et en dénouant les contradictions apparentes entre traités ?
La deuxième caractéristique, qui découle probablement de la première, est une immense liberté dans la façon d’aborder ces textes : bien que s’inscrivant complètement dans les canons traditionnels de la tradition talmudique ou cabalistique, ils ne semblent pas craindre la contrainte sociale liée à un milieu particulier (que ce soit l’Université ou la Yechiva) et transgressent sans problème les codes relatifs à chacun d’entre eux. En résultent des ouvrages d’une grande rigueur intellectuelle et méthodologique, mais qui ouvrent vers des horizons nouveaux, par le truchement d’une langue compréhensible par le lecteur occidental.
D’une certaine manière, loin d’être la rupture évoquée par Gabriel Abensour, il s’agit ici d’une forme de continuité avec la pensée juive d’après-guerre. Car comment catégoriser les Lectures talmudiques de Lévinas ? Ouvrage universitaire ou appartenant au monde de la Yechiva ? N’est-ce pas une œuvre d’abord confidentielle (les colloques des Intellectuels juifs de langue française n’attiraient qu’une foule restreinte) et regardée étrangement par la communauté institutionnalisée ?
Comme après-guerre, il s’agit de propositions atypiques. Il existe alors un revers de la médaille encore actuel aujourd’hui : la réception de cette œuvre est difficile. Elle n’a pas vocation à être diffusée par les canaux académiques et a du mal à se frayer un chemin institutionnel. L’enseignement de Manitou était d’abord réservé au cercle réduit de l’École d’Orsay, avant de rayonner plus fortement au sein des communautés juives, de ses centres d’études en Israël pour finalement connaître une formidable reconnaissance aujourd’hui.
En sera-t-il de même du Corps Vivant ? Ce livre est, de mon point de vue, une prouesse magistrale d’une densité et d’une profondeur inégalée.
Je ne cache pas ma déception sur l’accueil très discret qui a été réservé à cet ouvrage : un peu plus de 15 min sur Akadem et c’est à peu près tout. C’est probablement lié à la réduction du nombre de personnes capables de lire un livre exigeant et innovant tout autant qu’à la grande discrétion de l’auteur. Mais aussi à ce que Julien Darmon appelait une absence de conscience de classe du public qui devrait en être la cible : une population éduquée, en attente d’une proposition intelligente, exigeante et authentique en matière de judaïsme.
Je confirme que cette population existe. Reste à l’interpeller, à la consolider et à la faire vivre.
J’ai pris l’exemple du genre, mais j’aurais pu faire le même exercice avec l’approche juive de la politique : j’aurais bien sûr pu citer Benny Levy, les ouvrages détonants du Rav Gérard Zyzek,mais aussi du Rav Uriel Aviges qui a récemment abordé ces sujets dans un livre de commentaires de L’Exode, les contributions des fondateurs de la revue K. que sont Danny Trom ou Bruno Karsenti (un des rares philosophes ou sociologues à vouloir replacer le théologico-politique comme deux des enjeux essentiels de notre structuration politique) ou encore l’initiative trop confidentielle d’un séminaire de recherche sur la politique juive en exil organisée par l’association Pol’Ethique, au sein d’un Beth Hamidrach, et qui sait rassembler des universitaires, des maîtres du Talmud, des sociologues, des philosophes, une ancienne ministre pour évoquer de façon très large cette question dont les enjeux ne cessent de nous interpeller.
Il existe donc bien, de mon point de vue, une contribution spécifiquement française à la compréhension du monde dans lequel nous vivons, à l’aune de l’étude de la tradition juive.
Le Juif français n’a plus la prétention orgueilleuse d’accomplir une quelconque prophétie.
Bien évidemment, l’exercice auquel je me suis prêté n’avait pas pour objet de lister tous les périls qui pèsent sur le judaïsme français. Ils existent bien sûr, qu’ils se manifestent à travers la déjudaïsation d’une partie de la population juive, ou par les risques que font peser la radicalisation de la vie politique et l’idéologisation simpliste des campus. De fait, le Juif français a conscience de sa précarité : le judaïsme européen n’est plus au centre du monde juif, l’appel du rassemblement des exilés est toujours plus fort et la vieille Europe semble abandonnée de tous ses alliés d’alors. Le Juif français n’a plus la prétention orgueilleuse d’accomplir une quelconque prophétie. « Seulement il y a ceci : de temps en temps, d’étranges crépuscules interrompent l’histoire éclairée, la lumière se scinde en innombrables petites flammes vacillantes et ambiguës, la terre ferme vous est retirée de sous les pieds, les événements se mettent à tourner en ronde infernale autour d’une conscience à nouveau dépaysée. Et des certitudes qui se moquent de la confrontation vous remontent d’un fond oublié. »
Dans cette « conscience à nouveau dépaysée », il existe une spécificité du judaïsme français : une grande vitalité d’engagement, une jeunesse visible et concernée, une forme de singularité dans son approche de la tradition juive vécue dans une diversité bien moins sclérosante que durant la période consistoriale, ainsi qu’une unité communautaire bienvenue. Comment penser alors qu’il s’agirait d’une cause perdue ?
Jérémie Haddad
Notes
1 | Sans compter le grand attachement d’Emmanuel Lévinas à cette population marocaine qu’il connut à l’ENIO, si éloignée de l’israélite français, mais riche de potentiel, comme l’a d’ailleurs évoqué Edmond Elalouf, récemment disparu, dans cet entretien : https://akadem.org/sommaire/cours/portraits/edmond-elalouf-le-centre-au-coeur-26-01-2015-66779_4537 |
2 | Incongrue, car l’école d’Orsay a suscité beaucoup de méfiance de la part de la communauté organisée, du fait de son caractère très atypique et en décalage avec les normes de l’époque. |
3 | Claude Riveline était polytechnicien, ingénieur du Corps des Mines et avait reçu le titre de Haver. Il est à l’origine de concepts originaux comme la lutte entre nomades et sédentaires ou sur l’importance des rites, des mythes et des tribus dans toute société. |