De 1791 à nos jours : Français juifs, une passion républicaine

Les Juifs, « Heureux comme Dieu en France » ? Dans cette conférence, donnée au colloque du CRIF « Les Juifs dans la République »[1], l’historien Pierre Birnbaum revient sur l’histoire de l’émancipation juive en France, et sur les dangers qu’elle a aujourd’hui à affronter.

 

 

Le Concours de Metz de 1787 lance la question suivante : « Est-il des moyens de rendre les Juifs plus utiles et plus heureux ? ». Avant même que se déclenche le bouleversement révolutionnaire à la recherche de l’Homme nouveau, l’abbé Grégoire élabore pour la première fois, à propos des Juifs, cette idée de la nécessité d’une « régénération » radicale qui sera, à peine deux années plus tard, le leitmotiv des jacobins. À ses yeux, cette radicale régénération vise d’abord à remodeler de fond en comble la personnalité des Juifs, à les libérer de leurs croyances archaïques. Dans son second manuscrit présenté au Concours, le terme de « régénération » scande véritablement son texte : elle seule viendra à bout de l’« obstination juive » si souvent dénoncée. Il ne s’agit plus simplement de « reformer » les Juifs, mais bien de modifier fondamentalement leur nature de sorte qu’ils abandonnent rapidement leurs rituels, leurs croyances, leurs « rêveries talmudiques », le respect de la cacherout et l’emploi du yiddish, ce patois qui « masque la fourberie », mesure qui annonce son Rapport élaboré un peu plus tard, au paroxysme du jacobinisme, pour « anéantir les patois » afin d’unifier culturellement la nation au nom des seules Lumières.

En 1789, l’imaginaire, la pensée utopique, balaie tous les obstacles : la mythologie de l’homme nouveau qui brise les chaînes habite les révolutionnaires, elle impose un espace public ouvert à tous, l’abolition des privilèges, la levée des restrictions imposées par les traditions et les codes culturels. L’avènement de la République se marque par l’entrée fracassante au sein de la nation des Juifs tenus à l’écart depuis la nuit des temps. Soudain, dans l’emportement révolutionnaire, tout bascule. 

Manuscrit rédigé par l’Abbé Grégoire,, Académie de Metz, 1787 © mahJ

Pour le meilleur avec l’intégration des Juifs à la nation, leur accès à la citoyenneté, leur rapide et exceptionnelle ascension vers les sommets de l’État et plus tard, le légendaire « Heureux comme Dieu en France », qui fait rêver les immigrants juifs de l’Est européen. Pour le pire diront certains, avec le renoncement aux structures communautaires et juridiques propres, le cantonnement du religieux à l’espace privé, l’assimilation à la nation, l’abandon d’une Histoire proprement juive.

L’émancipation à la française, menée au nom des Lumières universalistes, implique-t-elle pour tous, par-delà l’intégration à la nation, l’entière assimilation à ses seules normes ? Au-delà de sa logique universaliste, la République française admet-elle le maintien des mémoires, mais aussi celle des consciences collectives particulières ?

C’est le 23 et le 24 décembre 1789 que se tient le débat majeur concernant la place de la « question juive » au sein de la nation. Au cours d’un affrontement qui marque l’histoire juive moderne, les adversaires les plus extrêmes tels le Prince de Broglie, l’Abbé Maury ou La Fare, l’Évêque de Nancy, considèrent que les Juifs forment un peuple étranger, une « tribu étrangère » qu’il faut protéger, mais qui restera pour toujours étrangère à la nation française dont elle ne partage pas les valeurs, d’autant plus qu’elle tourne éternellement ses regards vers Jérusalem. 

L’intégration indispensable des Juifs n’impose nul abandon de leurs croyances et de leurs rituels. Ils n’ont pas besoin d’être régénérés pour entrer dans le pacte républicain.

C’est le discours du Comte de Clermont-Tonnerre prononcé à cette occasion qui façonne le long terme de l’histoire juive au sein de la France, à tel point qu’il se trouve encore utilisé de nos jours afin de réfuter les perspectives multiculturalistes anglo-saxonnes. Tout se joue là. On n’a voulu retenir que cette phrase célèbre : « il faut refuser tout aux Juifs comme nation et accorder tout aux Juifs comme individus… Il répugne qu’il y ait dans l’État une Société de non-citoyens et une Nation dans la Nation ». Cette observation s’en tient à la logique universaliste révolutionnaire qui refuse tout corps intermédiaire et entend construire un espace public de citoyens. Il s’agit d’une logique intégrationniste qui n’est nullement assimilationniste puisque Clermont-Tonnerre souligne que « la Loi de l’État ne peut atteindre la Religion de l’individu » et s’exclame même avec humour : « Y a-t-il une Loi qui m’oblige à épouser votre fille ? Y a-t-il une Loi qui m’oblige à manger du lièvre et à en manger avec vous ?… Ce ne sont pas des délits que la Loi puisse atteindre ». À ses yeux, et les historiens ne l’ont guère remarqué, l’intégration indispensable des Juifs n’impose nul abandon de leurs croyances et de leurs rituels. Ils n’ont pas besoin d’être régénérés pour entrer dans le pacte républicain. Dans la pratique, la République apprend à s’accommoder des différences pour peu qu’elles respectent ses valeurs.

C’est seulement, alors que l’Assemblée va se séparer, le 27 septembre, qu’à l’initiative du député Adrien Du Port, elle « révoque tous ajournements, réserves et exceptions insérées dans les précédents décrets relativement aux individus juifs qui prêteront le serment civique qui sera reconnu comme une renonciation à tous privilèges et exceptions introduits précédemment en leur faveur ». Une fois que le Roi Louis XVI a signé, les Juifs prêtent serment et font cette entrée exceptionnelle dans la modernité politique, qui n’a nul équivalent, pas même aux États-Unis où, en dépit de la Constitution de 1787, les restrictions imposées par les États particuliers restreignent parfois les droits des Juifs jusque tard dans le dix-neuvième siècle. En France ils vont pouvoir se présenter rapidement aux diverses fonctions électives, briguer des emplois dans la fonction publique, se métamorphoser en Juifs d’État jusqu’à incarner la gloire de la République, prier dans les synagogues pour le rayonnement et le bien-être de cette dernière. Si les Juifs devenus citoyens abandonnent, à l’exemple de tous leurs concitoyens, toute personnalité collective et sont supposés rompre le lien qui les rattache à leurs coreligionnaires à l’étranger, si la notion de peuple juif se trouve implicitement remise en question, ils accèdent pleinement, d’un seul coup, et pour la première fois dans l’histoire moderne, à la citoyenneté sans que rien ne remette en cause leurs rituels, leurs valeurs, sans même que l’on s’interroge sur leur port de la barbe même si, déjà, la question de la cacherout et du cochon trouble, davantage qu’aux États-Unis à la même époque, nombre de révolutionnaires soucieux d’une table commune à tous les citoyens. S’ils ne sont plus considérés comme une « nation », c’est-à-dire comme un corps séparé, les Juifs ont tout loisir de former, s’ils le souhaitent, et ils ne s’en priveront pas, une sous-société privée respectueuse de leurs croyances. Sans le dire, la République s’ouvre au respect de l’autre, des Juifs, mais aussi des citoyens aux patois divers que les instituteurs de la République respecteront pour la plupart, en tournant le dos au rapport Grégoire. 

La République est plus conciliante qu’on ne le dit, mais, soulignons-le également, la monarchie de Juillet tout comme le Second Empire demeurent fidèles à cette vision intégratrice si favorable aux Juifs qui se hissent dans la hiérarchie sociale. 

Tout au long des siècles suivants, les Juifs savent maintenir des liens de sociabilité communs, des formes de petites sociétés virtuelles qui n’empiètent pas sur leur citoyenneté, Juifs dans l’espace privé, ils sont citoyens dans l’espace public. La création de l’Alliance en 1860 et son rôle dans l’espace public ne contredit pas cette logique. Elle raffermit pourtant les liens avec les Juifs à travers le monde, instaure une solidarité entre eux. Mais celle-ci est reconnue par la République dans la mesure même où le message émancipateur de l’Alliance se coule dans les valeurs universalistes de la République, qu’elle contribue à répandre à l’extérieur de ses frontières, comme si la citoyenneté à la française était projetée par l’entremise des instituteurs de l’Alliance dans tant de pays, liant davantage encore les Juifs au message émancipateur de la République. 

Michel-François Damane-Démartrais (Paris, 1763 – Paris, 1827), Grand Sanhédrin des Israélites de l’Empire français & du Royaume d’Italie, Estampe, après 1807 © mahJ

Au sein de la nation, de génération en génération, tout au long du dix-neuvième siècle, l’endogamie demeure la norme, nombre de Juifs fréquentent la synagogue, très peu se convertissent, peu se suicident, à la différence de leurs coreligionnaires de l’Empire austro-hongrois non intégrés pleinement à l’espace public. À la différence aussi des Juifs allemands exclus jusqu’à la création tardive de la République de Weimar des grandes fonctions symboliques de l’État. À la différence enfin de leurs coreligionnaires anglo-saxons fréquemment rejetés de la classe dominante et qui n’ont accès aux grandes universités comme Oxford ou Harvard, Yale et Princeton que de manière limitée, contrairement aux Juifs français qui bénéficient, sans obstacle autre que le degré de compétence, de la méritocratie républicaine.  

Tous les Juifs français ou presque adhèrent au libéralisme politique, peu rejoignent les extrêmes avant l’époque contemporaine, le franco-judaïsme est attaché aux valeurs des Lumières sans adhérer à leur radicalisme. Les épousailles entre les Juifs et la République laissent présager des temps futurs heureux que seuls l’empereur Napoléon et son décret infâme de 1806, ou encore Vichy, trahissent en remettant en question leur citoyenneté tout en abolissant la République. Entre-temps, l’Affaire Dreyfus suscite un moment antisémite de forte envergure, mais les Juifs poursuivent leurs activités normales, y compris au sein de l’État et de la haute fonction publique : en dépit de la haine qui se répand contre une République supposée être devenue juive, aucun Juif n’est tué durant ces années et l’État républicain assure sa fonction protectrice des citoyens. Le camp dreyfusard républicain porte haut sa voix qui rejette la contre-révolution intégriste et antisémite et Dreyfus, en 1906, est finalement innocenté. La République a failli être balayée et les Juifs rejetés, l’alerte a été sérieuse, mais la conclusion heureuse répand à travers le monde le message d’une République triomphante qui protège ses Juifs. Et, en 1914, ceux-ci rejoignent avec passion l’armée, même Maurice Barrès reconnaît que les familles spirituelles de France se retrouvent sur les champs de bataille de la Première Guerre mondiale, unies pour défendre la nation républicaine. Le capitaine Dreyfus lui-même endosse son uniforme et rejoint les combats.

C’est Vichy qui rompt le contrat républicain, même si l’État lui-même est devenu l’instrument de la contre-révolution intégriste et antisémite, perdant sa propre logique émancipatrice. Vichy demeure dans ce sens un moment ambigu, car la République et ses valeurs, « Liberté, égalité, fraternité » n’ont plus cours. De même, l’État à la française a été pris en main par nombre d’individus extrémistes venus de tous les horizons qui s’installent dans ses institutions et mettent en œuvre la logique réactionnaire qui exclut les Juifs. Le fait est là néanmoins, incompréhensible :  de nombreux fonctionnaires auparavant républicains ont servi la législation antisémite élaborée dans le cadre du Conseil d’État, mis leur savoir au service de la haine antisémite, délibéré sans états d’âme, au Conseil d’État ou dans d’autres institutions, sur des mesures hostiles aux Juifs, prêté serment comme un seul homme ou presque à Pétain. On en vient alors à douter de la solidité de l’attachement aux valeurs de la République que ces mêmes serviteurs de l’État continueront à servir pour la plupart sous la Quatrième et même parfois sous la Cinquième République. Peu des serviteurs de l’État républicain mis au service de Vichy ont été des Justes. Ceux-ci proviennent surtout de la société civile, du monde rural ou encore des milieux catholiques. Le doute s’est durablement installé, la mémoire des années noires demeure vivace, d’une génération à l’autre. Les affaires Bousquet et Papon sont là pour nous le rappeler. Comment la République, la nôtre, peut-elle justifier ces connivences, cette permanence des fonctions sans se déjuger ? Grave question qui jette un doute.

Tous les Juifs français ou presque adhèrent au libéralisme politique, peu rejoignent les extrêmes avant l’époque contemporaine, le franco-judaïsme est attaché aux valeurs des Lumières sans adhérer à leur radicalisme.

Du coup, dans cette société française bouleversée dans ses valeurs à la sortie de la guerre, des institutions se proposent, tel le CRIF dans sa charte originelle, de devenir « l’interprète du judaïsme en France devant les pouvoirs publics ». Cette charte a été révisée en 1977 : une confidence, je faisais partie du petit groupe de quatre personnes réunies à plusieurs reprises à son domicile par Claude Kelman, petit groupe qui a beaucoup hésité et débattu quant à la rédaction du rôle du CRIF dans la logique française. D’où cette phrase alambiquée qui définit la place du CRIF de manière négative : « Sans prétendre à aucun magistère politique, sans se subsister à la responsabilité de chacun de ses membres, la communauté juive se refuse à agir comme un groupe de pression partisan ». Comprenne qui pourra. En dépit de ces prudences, l’institution dialogue avec l’État, tel un porte-parole des Français juifs, elle s’est imposée tout au long de ces dernières années, loin des prudences énoncées dans sa charte révisée, en transformant le modèle du franco-judaïsme classique. Elle témoigne d’une sorte de communautarisation revendiquée qui modifie l’espace public des seuls citoyens, une communautarisation qui permet certes de se faire entendre lors des grandes crises, mais qui entre dans le jeu politique avec le risque de susciter à son encontre bien des fantasmes.

De nos jours, les guerres franco-françaises d’antan se sont dissipées, le refus catholique intégriste ne menace plus : le temps des Barrès a disparu tout comme celui de Maurras et de l’Action française, quoi qu’il survive encore dans les franges du Rassemblement national ou chez divers groupes identitaires qui se sont bruyamment manifestés lors de Jour de colère, en janvier 2014, où l’on entendit à nouveau dans les rues de Paris les cris « La France aux Français, Mort aux Juifs ». 

Les Français juifs bénéficient dans tous les sondages menés par la Commission nationale consultative des droits de l’homme d’une image favorable, les préjugés ne touchent qu’un nombre réduit de nos concitoyens. L’intégration à la nation se révèle solide et la présence de Juifs d’État en a encore récemment témoigné, de l’ancienne première ministre à la présidente de l’Assemblée nationale jusqu’au président de la Cour des comptes, et tant d’autres serviteurs de l’État.

L’Hyper cacher de la porte de Vincennes, après l’attentat antisémite de janvier 2015.

Reste que pour la première fois depuis 1791, en dehors de Vichy et du cas de l’Algérie, on tue, en France, des Juifs tandis que les attentats et les menaces antisémites atteignent des sommets inégalés. Plus troublant encore, les assassins sont presque toujours des citoyens français de confession musulmane, pourtant socialisés aux valeurs de la République, mais qui lui tournent le dos. D’Ilan Halimi à Ozara Thora ou l’Hyper cacher, de Sarah Halimi à Mireille Knoll, l’antisémitisme traditionnel avec son obsession de l’argent juif, désormais mâtiné d’antisionisme virulent, fragilise l’intégration des Français juifs, désignés comme une communauté considérée comme ennemie. Par ailleurs, leur israélisation progressive, leur souci légitime d’Israël partagé à des degrés divers par tous, les liens familiaux, la proximité culturelle ainsi qu’une alya non négligeable ébranlent le franco-judaisme traditionnel centré sur la seule nation républicaine. Dès lors, la communautarisation, réelle ou imaginaire, essentialise les individus, et elle risque aussi de réduire la place des Juifs à celle d’une communauté parmi d’autres avec, en retour, tous les risques de clientélisme politique qui voient actuellement le jour vis-à-vis des populations des quartiers.

Rêvons. Il revient comme toujours à l’État de défendre davantage encore qu’il ne le fait tous ses citoyens, de refuser tout amalgame, de veiller à la séparation des Églises et de l’État quitte à évoluer vers une laïcité plus ouverte, de prendre la défense de l’école publique que désertent tant de jeunes juifs tandis que l’Université elle-même se trouve parfois bousculée. L’État fort à la française et sa citoyenneté exigeante ont tant concouru au bonheur juif en France, aux épousailles entre les Juifs et la République. Leur déclin ouvre à un avenir incertain que l’importation du modèle multiculturaliste anglo-saxon, nourrissant tant de heurts et d’incompréhensions, y compris aux États-Unis, ne saurait résoudre. Lorsque la traditionnelle alliance verticale, tout à la fois protectrice, mais aussi source de désillusions, perd aux yeux de beaucoup son efficacité, on voit mal quelle alliance horizontale pourrait s’y subsister dans une France en plein désarroi. Convient-il dès lors – mais comment ? -, de revenir au message de 1789, de reconstruire une citoyenneté républicaine commune, de rendre compatibles les fidélités des uns et des autres avec l’idée d’une nation à nouveau réconciliée ? On n’en prend guère le chemin.


Pierre Birnbaum

Notes

1 Au Sénat, le 26/09/2024.

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