« Être juif, en France, après le 7 octobre », double hallucination sonore

Le podcast de Juliette Livartowski donne à entendre l’ampleur du cataclysme subjectif vécu par les juifs de France à la suite du 7 octobre. Nous nous faisons cette semaine l’écho de ces voix juives, en interrogeant la valeur symptomatique de ce document sonore.

 

 

Dès la semaine prochaine, à l’occasion du premier anniversaire du 7 octobre, paraîtront de nombreux livres consacrés à cet événement et à ses conséquences. K. fera d’ailleurs paraître aux PUF La fin d’une Illusion : Israël et l’Occident après le 7 octobre, une tentative de faire le bilan de la situation depuis le massacre. Notre registre premier, comme toujours dans la revue, est l’analyse, avec le recul qu’elle implique, et y compris quand ce recul, comme c’est le cas depuis un an, doit être pris dans le flux des événements, sans rien perdre de leur épaisseur et de la façon dont ils nous saisissent. Car c’est bien ce qui s’est produit, et qui ne cesse pas de se produire depuis : le 7 octobre nous a saisis, transis d’effroi dans sa déflagration, et poussés d’autant plus à la réflexion, avec une accélération qu’il importe de ne pas laisser dégénérer, ni en confusion ou agitation, ni non plus en torpeur. Ce n’est qu’en pensant au 7 octobre, en le comprenant et en nous comprenant à la lumière de ce qu’il a révélé – des illusions qu’il a fait tomber, multiples et imbriquées les unes dans les autres, liées à Israël, mais aussi à la diaspora et à sa condition actuelle – que notre expérience peut se reprendre et retrouver quelque chose comme un sens.

C’est à la voix des témoignages que nous faisons place cette semaine. Binge Audio met en ligne un documentaire sonore de Juliette Livartowski, en trois épisodes, qui donne à entendre l’intensité du cataclysme, tel qu’il a été vécu intimement par les juifs de France. Il nous importait que K, exactement un an après, s’en fasse aussi l’écho.

« Le 7 octobre, tout a changé, mon monde a été bousculé » confie la réalisatrice en préambule. À sa suite, d’autres voix articulent l’impression de choc, de rupture qui a été la leur. Comme si la réalité s’était fissurée ce jour-là, et que les juifs et juives d’avant le 7 octobre étaient devenus, dès le lendemain, des juifs différents, vivant dans un monde étrange. Les lecteurs de K. reconnaîtront certains des intervenants, comme Elisheva Gottfarstein (auteure dans K. de « De la ‘fragilité goy’. Réponse juive à une gauche offensée »), Denis Charbit (« D’un mirage binational à l’autre : continuité et rupture » et dont nous publions aujourd’hui quelques bonnes feuilles du livre qu’il vient de faire paraître sur Israël) ou Tal Bruttmann (« L’historien de la Shoah face au 7 octobre »). Mais ici, pour le podcast, tous s’expriment autrement. Car, dans leurs interventions, on entend sans détours le sentiment de solitude, la réactivation des peurs, la colère face à l’indécence de certaines réactions, le désespoir de voir le temps du deuil être confisqué. Chacun partage sa consternation ou sa rage face à un monde qui, pour une large part, s’acharne à ne pas voir la volonté d’anéantissement mise en actes le 7 octobre, et ses effets sur les juifs. 

Le podcast revêtira certainement un sens différent selon qui l’écoute. Pour un juif de France, cela pourrait en effet s’apparenter à une sorte de bingo cathartique : combien de griefs, de nœuds, de souvenirs de dégouts aura-t-on en commun avec les interviewés ? Pour un non-juif, l’écoute de ces personnes restées déboussolées par le massacre d’un samedi matin d’octobre aura peut-être un autre effet, où l’on se dira : Comment ? Ils en sont toujours là ? Dans tous les cas, ce sera l’occasion d’entendre les impasses subjectives que rencontrent ces voix juives, se vivant soudain dans un écart à la vie commune de leur propre société. Ainsi en va-t-il de l’expérience de ce « vide béant dans l’empathie » pointé par l’écrivaine Juliette Rousseau. Comment tenir droit, quand se dire inquiets pour les otages, pour Israël, c’est risquer d’être qualifié de complice du génocide, ou que, à l’inverse, exprimer sa préoccupation pour le sort des Palestiniens, c’est s’exposer à l’accusation de trahir la mémoire du 7 octobre ? Comment agir, quand toute lutte risque de se perdre dans la vertigineuse question de son instrumentalisation ?

Étrangement, le podcast de Juliette Litartowski semble provoquer l’expérience de ce qu’il tente vaillamment de combattre : une certaine séparation des publics. Car à son auditoire juif, auquel il ne peut manquer de s’adresser, il n’aura à faire découvrir que ce qui est déjà trop bien connu. Quant à l’insensibilité du monde, qu’il ne peut éviter de cibler, il ne l’atteint qu’en donnant à écouter des voix qui veulent d’abord être entendues, sans se faire trop d’illusions sur la possibilité d’être comprises. Un podcast qui, symptomatiquement, pourrait donc être la dernière preuve de notre isolement.


Elie Petit

Avec Sender Vizel, Juliette Rousseau, Tal Bruttmann, Elise Goldfarb, Denis Charbit, Illana Weizman, Jo Weisz, Elisheva Gottfarstein et Bruno Nahon.

 

Merci à Binge Audio de nous permettre de faire paraître dans K. le premier épisode, disponible le 25 septembre 2024. Les épisodes 2 et 3 seront disponible sur les plateformes d’écoute à le 27 et 27 septembre.

Écrire à l’auteur

    Soutenez-nous !

    Le site fonctionne grâce à vos dons, vous pouvez nous aider
    Faire un don

    Avec le soutien de :

    Merci au mahJ de nous permettre d’utiliser sa photothèque, avec le voyage visuel dans l’histoire du judaïsme qu’elle rend possible.

    La revue a reçu le soutien de la bourse d’émergence du ministère de la culture.