Le dimanche 19 janvier se tenait, pour la sixième édition, le salon ‘Choisir l’école juive’, lancé en 2019 par Elodie Marciano. En 2023, K. avait déjà consacré un article à cet événement bousculant le monde institutionnel, et devenu aujourd’hui un rendez-vous incontournable pour tout l’écosystème de l’enseignement et de la jeunesse juifs français. Un an et trois mois après le 7 octobre, nous avons décidé d’y retourner, curieux et inquiets des effets du climat actuel sur les plus jeunes. Entre les stands des mouvements de jeunesse et des grands ensembles scolaires, les images de la libération des otages en boucle sur fond d’Israël Haï, suivez le guide !

Il est déjà quatorze heures passées quand j’arrive au salon. Un camion de police est garé à proximité et les membres de la sécurité contrôlent les sacs à l’entrée de l’hôtel. Des jeunes tout sourire de l’ORT, institution d’enseignement centenaire, prennent ensuite le relais et vous orientent en fonction de votre profil : jeunes parents, adolescents ou lycéens sur le point de quitter le cocon familial, jeunes en cours de réorientation. Un premier stand force l’arrêt : au pied des escaliers, chacun et chacune récupère le tote bag auquel il et elle a droit. À l’intérieur, le guide du salon, un Sidour pour enfants uniquement en hébreu, un jeu de cartes pour apprendre l’ivrit et un carnet – le même que chaque année. Le plan des stands ne change pas non plus : comme les fois précédentes, le visiteur débute son parcours en passant devant l’Agence juive et le ministère israélien de la Diaspora et de la lutte contre l’antisémitisme. À côté du vestiaire, pas loin de l’espace de restauration (gratuite), un espace photo est prévu pour les officiels et celles et ceux qui souhaiteraient repartir avec un souvenir : sur une grande banderole, le logo imprimé en mosaïque et le titre : « Le salon des écoles juives. Paris 2025 », le tout encadré par les deux drapeaux, français et israélien. Les éditions Torah-Box ont disposé, comme à leur habitude, de nombreuses piles de livres qui peinent à diminuer. Enfin, la salle immense où se pressent des dizaines de visiteurs entre les allées. Une femme vient à ma rencontre : « Bonjour et bienvenue ! Quel âge a votre enfant ? ». Ma réponse la déçoit, elle ne pourra pas m’orienter. Je suis sans enfant et je viens « juste pour voir ». Je profite de l’occasion pour la sonder : « Qu’est-ce qu’il y a de nouveau cette année ? Est-ce que la guerre ne décourage pas les gens de partir ? ». Cette fois, la naïveté de ma question l’offusque : « Comment ça décourage ? Au contraire, les gens veulent y aller d’autant plus, par solidarité. Et ceux qui ne sont pas (encore) partis, ce n’est pas parce qu’ils hésitent à cause de la guerre ». Son sourire a changé et elle guette déjà le prochain visiteur. Je m’engage dans la foule.
Un salon qui se renouvelle avec la demande
Cette année, plusieurs nouveautés. Tout d’abord, le lieu : contrairement aux éditions précédentes qui se tenaient toutes dans l’Est parisien, on se donne cette année rendez-vous dans le hall du très chic hôtel du Collectionneur, en plein 16e arrondissement de Paris. La fondatrice du salon nous explique son choix : « Les familles de l’Ouest parisien n’avaient pas l’habitude de scolariser leurs enfants en école juive. Mais la tendance change et il y a aujourd’hui une demande forte ». Seconde nouveauté, et non des moindres, le salon est aussi celui de l’étudiant juif. Un mois avant l’ « acte II » des Assises contre l’antisémitisme lancées par la ministre de la Lutte contre les discriminations, Aurore Bergé et Élisabeth Borne, ministre de l’Éducation nationale, l’ambiance qui règne cet après-midi au salon semble l’envers de « l’antisémitisme d’atmosphère » qui sera évoqué par les jeunes invités à témoigner à la Maison de la Radio, le 13 février suivant. Si certaines écoles préparatoires étaient déjà présentes les fois précédentes, davantage d’établissements postbac participent à cette édition. Dans un contexte universitaire tendu, la question d’où poursuivre ses études et sa carrière professionnelle se pose avec force à un grand nombre de visiteurs.
Aux soucis de ParcourSup s’ajoute une inquiétude supplémentaire plus grave : y a-t-il un avenir pour les juifs en France ?
C’est bien la première chose qui me frappe alors que j’entame ma déambulation : les visiteurs ne sont plus tant des familles avec des enfants en bas âge (il n’y a presque pas de poussettes) mais beaucoup d’adolescents, accompagnés de leurs parents au regard inquiet. Le regard des rencontres parents-profs, rempli de la crainte de passer à côté de la meilleure filière, celle à la fois pleine de promesses professionnelles et qui permettra le plus grand épanouissement de son enfant. Mais aux soucis de ParcourSup s’ajoute une inquiétude supplémentaire plus grave : y a-t-il un avenir pour les juifs en France ? Au détour des échanges avec les professionnels de l’enseignement supérieur, les mêmes questions reviennent : le diplôme est-il un diplôme d’État reconnu en France ? Existe-t-il une équivalence en Israël ? Les « au cas où » sont nombreux et ne rechignent pas devant l’effort : « Est-ce que je peux faire les deux spécialités à la fois, français et hébreu ? ».
Du côté de l’ORT, même constat. Les demandes d’équivalences sont de plus en plus fréquentes. Quand je demande si la guerre a eu un effet sur les demandes d’inscription, la réponse est nuancée mais sans appel : le nombre n’a pas tant augmenté, l’ORT fait partie de ces groupes scolaires dont la réputation n’est plus à faire. Mais c’est l’urgence des demandes en cours d’année qui interpelle et qui témoigne de la situation toujours plus tendue pour les étudiants juifs, à la fois dans les universités et les centres de formation des apprentis (CFA). Rien que depuis la rentrée de septembre, l’un des établissements situés en banlieue Est de Paris a reçu huit demandes d’élèves prêts à changer d’établissement en cours d’année. D’après les chiffres du ministère de l’Éducation,1 670 actes antisémites et 1 960 actes racistes ont été recensés pendant l’année scolaire 2023-2024 – contre 400 et 870 l’an précédent. En octobre 2024, Patrick Petit-Ohayon, directeur de l’action scolaire du Fonds social juif unifié (FSJU), estimait entre 80 000 et 100 000 le nombre d’élèves juifs de 3 à 18 ans scolarisés en France, avec près de 35 à 45% dans le réseau des écoles juives. La répartition des trois tiers (public, privé catholique et privé juif), souvent avancée ces dernières années, semble s’effacer progressivement pour laisser place à un schisme radical entre le secteur privé juif et le reste – public comme privé. En 2024, 6 écoles juives ont ouvert et on estime à 600 le nombre de nouvelles inscriptions. L’association d’Elodie Marciano dénombre sur son site 35 000 élèves scolarisés dans près de 300 établissements. Mais si, pour certains, l’école juive est un dernier refuge, pour d’autres, elle semble être devenue le premier pas en direction de l’aliyah.
Les derniers des juifs
J’échange avec une jeune fille qui dit s’être investie depuis quelques mois dans les mouvements de jeunesse. Elle m’explique qu’elle préfère faire ses études en France mais qu’elle prévoit de faire son aliyah une fois son diplôme (français) en poche : « De tous mes amis, je suis une des seules à ne pas encore être partie. Il n’y a plus grand monde ici, en fait ». Un peu plus loin, trois garçons, la vingtaine fraîchement passée, acceptent de me consacrer un peu de temps, juste avant Min’ha. Tous les trois ont fait la même yeshiva francophone en Israël. Je retente ma première question auprès d’eux, qui semblent faire partie de ceux qui sont revenus : « Est-ce que la guerre a changé quelque chose dans votre projet de vie, ici ou en Israël ? ». Les deux premiers s’offusquent tout autant que mon interlocutrice précédente : « Si vous demandez ici, 95% des gens vous diront qu’ils veulent partir ! ». Eux aussi ne tarderont pas à repartir. Dans six mois au plus tard, ils seront de retour en Israël pour se former à l’informatique ou à n’importe quel métier manuel qui leur permettra de gagner leur vie correctement.
Si, pour certains, l’école juive est un dernier refuge, pour d’autres, elle semble être devenue le premier pas en direction de l’aliyah.
Le troisième, silencieux jusque-là, est plus nuancé. Il a repris ses études à la fac où il anime l’antenne de l’UEJF. En première ligne, à l’interface entre le monde universitaire et les étudiants juifs qui peinent de plus en plus à trouver des camarades pour leurs travaux de groupe, parfois forcés de quitter les discussions de promo WhatsApp où le conflit a pris le dessus sur les échanges de cours, le jeune homme est conscient du dilemme. Lui-même revenu d’Israël après un an d’études religieuses, il ne connaît que trop bien les problèmes des étudiants juifs sur les campus français – 42 % des mis en cause pour des faits d’antisémitisme ont moins de 35 ans, et les faits au sein des établissements d’enseignement supérieur se multiplient. Mais il reconnaît aussi qu’outre les difficultés posées par la langue et toutes les questions pratiques de la vie courante, partir n’a rien d’évident. « Ce n’est pas si facile de se résoudre à se dire qu’on n’est finalement pas parti pour un an mais pour toujours. » Son silence donne le vertige.
Un réveil (un peu plus) juif
Au milieu de l’après-midi, alors que le salon bat son plein, les officiels font leur apparition et se succèdent à un microphone dont il faut augmenter le volume pour attirer l’attention des familles, submergées par les sollicitations de dizaines de prospectus et kakémonos aux couleurs criardes. La fondatrice du salon cite Arthur : « « Le lendemain du 7 octobre, je me suis réveillé un peu plus juif. » Nous nous sommes tous réveillés un peu plus juifs ». Puis elle reprend son édito, semblable à celui des autres éditions : « Plus que jamais, nous éprouvons le besoin de renforcer et de se reconnecter avec notre judaïsme et Israël. L’école juive représente non seulement un refuge physique et spirituel mais aussi un pont entre la France et Israël ». Elle rappelle quelques chiffres clés mis à jour, qui figurent aussi dans le guide : en 2024, 7 000 enfants ont intégré l’école juive en passant par l’association. C’est 2 000 de plus qu’en 2023. L’association fédère 90% des écoles juives de France et représente toutes les tendances du judaïsme. Puis, c’est au tour du Grand rabbin de Paris, du Président du Consistoire de Paris-Île de France et du Président du Consistoire central de France de prendre la parole. Chacun son tour félicite Elodie Marciano de son entreprise qui contribue au « rayonnement du judaïsme à travers l’éducation ». Pour Elie Korchia, c’est l’occasion de faire un bref bilan de l’année précédente, marquée par des réussites qui peuvent sembler dérisoires mais contribuent de fait à faire vivre les communautés juives de France : l’obtention de classes supplémentaires pour le réseau loubavitch, l’ouverture de classes en région, et notamment dans le Grand Est, où de petites communautés historiques tentent de toutes leurs forces de se maintenir.
« Plus que jamais, nous éprouvons le besoin de renforcer et de se reconnecter avec notre judaïsme et Israël ». Elodie Marciano
La série des discours s’achève avec celui d’Eliezer Schilt, directeur opérationnel de Lamorim-United, organisme créé par le Ministère israélien de la Diaspora, en partenariat avec l’Académie Herzog. Relativement discrète en France, cette institution éducative israélienne appartient à la mouvance sioniste religieuse. Présente sur quatre campus en Israël, elle propose des formations pluridisciplinaires pour les enseignants et compte, par ailleurs, un département de coopération internationale, Global Herzog, qui forme des enseignants d’études juives en anglais, en espagnol et en russe. Le programme Rimonim offre aussi une formation à distance de deux ans, certifiée par le ministère israélien de l’Éducation. Sur son site Internet, un ensemble d’outils pédagogiques sont disponibles gratuitement, mettant en avant l’étude du Tanakh et le lien théologique à la terre d’Israël : un autre site propose le tour virtuel d’Israël, « Tanakh en main », c’est-à-dire en associant chaque lieu contemporain à un épisode biblique. Quand Eliezer Schilt exprime, au nom du ministère de la Diaspora, toute sa gratitude envers Elodie Marciano pour son soutien à « nos écoles et nos valeurs », l’implicite de ses mots pèse aussi lourd que les conséquences que peut avoir le sens politique qu’il leur donne. Mais finalement, rares sont ceux qui écoutent et la musique reprend.
Rester en diaspora
Comme aux éditions précédentes, des établissements du continent américain sont également présents. Et, quasi-nouveauté cette année, l’AJDS de Montréal a un stand bien fourni. À l’instar du FSJU en France, l’Association of Jewish Day Schools fédère un réseau d’une quinzaine d’établissements (9 écoles primaires et 6 lycées) et se charge des relations entre la communauté et le gouvernement pour l’ensemble des questions éducatives. Le directeur général, qui a fait le déplacement à l’occasion du salon, m’explique y avoir déjà participé avant la pandémie du Covid. Le contexte français actuel et l’arrivée en continu de familles juives françaises à Montréal l’ont poussé à revenir cette année. Si la guerre a aussi eu des effets au Québec, le parent d’élève qui l’a accompagné, ancien parisien parti au début des années 2000, affirme sans hésiter : « C’est pire en France ». Plus loin qu’Israël, le Canada apparaît pourtant plus accessible : la possibilité de garder le français, un État social plus libéral mais existant et un pays en paix sur son territoire. La vie en diaspora a encore un avenir.
« Je mets les tefillin tous les matins mais je vais dans le public. J’ai toujours fait comme ça. Mes parents m’ont élevé ainsi. Et tant que je pourrai mener une vie et une carrière professionnelle saines en France, je resterai. »
C’est aussi ce que défend cet étudiant qui est venu présenter la prépa médecine où il assure quelques cours. Très à l’aise, il me raconte volontiers la manière dont il a traversé ces derniers mois. Selon lui, ni la guerre à Gaza ni, encore moins, le 7 octobre ne sont des sujets en médecine et les étudiants juifs ont été assez faiblement impactés dans leur quotidien à la fac. Mais la faible politisation du milieu médical ne signifie pas que le choc des événements n’atteint pas les futurs médecins. Il y a bien eu quelques incidents, couverts par l’université au même titre qu’un week-end d’intégration trop arrosé. Et cet étudiant m’explique avoir plusieurs fois pris, seul, l’initiative d’organiser des réunions et des débats informels afin de maintenir un dialogue entre tous ses camarades. Quand je m’étonne de sa capacité à passer entre les gouttes, il reconnaît qu’une chose a néanmoins radicalement changé : il ne laisse plus le bénéfice du doute à l’antisémitisme. Les prises de positions radicales et violentes qui polarisent le débat sur les réseaux sociaux, où les individus écrivent à l’abri de leur écran, l’ont poussé à suivre ses intuitions dans la vie réelle : « Quand j’ai un doute sur l’antisémitisme ou le racisme de quelqu’un, je l’écarte directement ». Ce dimanche, il a conscience de la position minoritaire qu’il occupe : « Je mets les tefillin tous les matins mais je vais dans le public. J’ai toujours fait comme ça. Mes parents m’ont élevé ainsi. Et tant que je pourrai mener une vie et une carrière professionnelle saines en France, je resterai ». L’honnêteté intellectuelle du jeune homme et sa droiture sont sans doute les moyens les plus sûrs pour continuer de vivre en diaspora sans tomber dans les extrêmes politiques ou le repli identitaire. Souvenons-nous qu’en avril 2023 déjà, Pap Ndiaye, ministre de l’Éducation de l’époque, avait convié cinq nouveaux membres du Conseil des sages de la laïcité et des valeurs de la République afin d’en élargir les missions. Il défendait alors que « la crédibilité de la lutte contre les atteintes à la laïcité est aussi assurée par l’intransigeance à l’égard des actes racistes et antisémites, comme de toutes les discriminations ». Espérons qu’à l’extérieur du salon, partout en France et en Europe, d’autres femmes et hommes gardent la même détermination pour que juifs et non juifs continuent de partager un monde commun.
Maëlle Partouche