En 2008, Ronen Eidelman, artiste israélien résidant en Allemagne, fonde le mouvement pour la création d’un État juif en Thuringe : Medinat Weimar. Le projet artistique questionne, séduit certains et horrifie d’autres, fait réagir. Plus de 15 ans plus tard, il nous raconte, depuis Jérusalem où il vit aujourd’hui, ce qui l’avait conduit à imaginer un tel projet, oscillant entre provocation farfelue et incitation à débattre. Un entretien où il est question de culpabilité allemande, d’Herzl en plasticien, et d’un second État juif conçu comme un plan B…
Pour commencer, qui êtes-vous, Ronen Eidelman ?
Je suis plusieurs choses. D’abord, je suis le secrétaire du mouvement pour un État juif en Thuringe, en Allemagne. Mais je suis surtout un artiste, chercheur et le rédacteur en chef d’un magazine du nom d’Erev Rav. Par ailleurs, je suis père de famille. Aujourd’hui je vis à Jérusalem mais je suis né aux États-Unis. Après avoir grandi en Israël, que j’ai rejoint à l’âge de sept ans, j’ai déménagé en Allemagne en 2007 pour suivre un master à l’université Bauhaus. Là-bas j’ai participé au programme « Art dans l’espace public » et j’ai obtenu un doctorat (PhD) sur le lien entre l’art, la sphère publique et la politique.
Qu’est-ce qu’a représenté pour vous et votre famille votre installation en Israël ?
Mes parents étaient sionistes donc pour eux les choses étaient claires : ils ont déménagé en Israël pour réaliser leur rêve sioniste d’enfance. Ils partageaient ce projet, d’ailleurs à la base de leur couple puisqu’ils s’étaient rencontrés dans des mouvements de jeunesse sionistes. Ils ont décidé de s’installer plus spécifiquement à Jérusalem. Mais ils ont quitté les États-Unis à un âge avancé, alors qu’ils avaient déjà quatre enfants. Pour ma part, je me sentais comme un immigrant en Israël, mais un immigrant privilégié. C’est d’ailleurs ce qui nous a été transmis. Nous étions des immigrés qui n’avaient rien perdu, qui n’avaient rien eu à sacrifier. C’était plutôt un cadeau, une bénédiction que de venir vivre ici.
Avant de vous installer en Allemagne, quelle était votre relation avec ce pays ?
Avant de m’y installer, j’avais déjà visité l’Allemagne, et Berlin en particulier. Une partie de la culture et des idées allemandes m’était déjà familière. Pour moi, en tant que juif et en tant qu’Israélien, l’Allemagne m’apparaissait comme un lieu riche d’opportunités : on peut y faire de bonnes études qui ne sont pas chères, y rencontrer des gens du monde entier. J’étais attiré par ce pays multiculturel, ouvert et progressiste. Mais bien sûr, j’ai vécu cette expérience allemande sous la grande ombre de l’histoire. Le passé nazi ne disparaît pas, il hante le présent. Pour compléter cette perspective, je dirais qu’en grandissant à New York, puis à Jérusalem, je n’avais jamais jusque là compris ce que c’était que de faire partie d’une minorité. En Allemagne, il était clair pour moi que je n’étais pas à ma place, que j’étais un étranger, que j’étais minoritaire, que j’étais juif. J’avais certes l’impression d’être un minoritaire privilégié puisque je n’étais pas un migrant, j’avais mon visa étudiant et donc la permission d’être là, mais je me sentais néanmoins bel et bien minoritaire. Et pour résumer, je dirais que j’éprouvais, d’une manière un peu ironique, le sentiment paradoxal qu’être un Juif en Allemagne aujourd’hui est un privilège…
Comment l’idée étrange de fonder un État juif en Allemagne vous est-elle venue à l’esprit ?
Nous étions à l’époque des grands succès de l’Union Européenne des années 2000 (Euro, Erasmus…). De nombreuses voix, intéressantes, demandaient : « Pourquoi les gens ont-ils encore besoin d’un État ? Qu’est-ce que cela signifie d’être une nation ? » Personnellement, alors que j’en passais par mon expérience de minoritaire en Allemagne, je ne pouvais plus me contenter du sentiment lié à cette position privilégiée qui peut faire dire : « Oh, je suis internationaliste, je suis cosmopolite. Je n’ai pas besoin de toutes ces idées primitives, comme le nationalisme. » Lorsque vous commencez à vous sentir faisant partie d’une minorité, vous comprenez pourquoi certains pensent alors différemment la question du nationalisme. Aussi, tout en considérant que l’idée de l’existence d’Israël était compréhensible, je me suis dit : si la majorité des Juifs dans le passé et peut-être même aujourd’hui ont des racines européennes, pourquoi donc ne pourrait-il pas y avoir aussi un État pour eux ici, en Europe ? Oui, je le concède, c’était une question provocatrice. Oui, si la culture allemande dominante accepte le nationalisme juif et l’idée d’un l’État juif, alors pourquoi ne le reconnaitrait-elle pas ici aussi, un deuxième État ?
Mais il y a déjà Israël !
Certes, mais vous savez, quand des parents n’ont qu’un enfant, ils sont très inquiets pour lui, tandis que quand ils en ont un deuxième… Je ne veux pas dire que les parents sont moins attachés à leurs enfants quand ils en ont plusieurs, mais ça donne une sorte de garantie. En Israël d’ailleurs, quand vous êtes enfant unique, vous ne pouvez pas aller dans une unité de combat sans la permission de vos parents parce qu’il y aurait quelque chose de particulièrement terrible à ce qu’ils perdent leur seul enfant. Partant de là, si on pense que l’État juif est une bonne idée, pourquoi ne pas en avoir deux ? Pourquoi ne pas avoir notre plan B ? Une position rationnelle en faveur du premier État juif pourrait nous amener à plaider pour un second État juif. Et s’il doit être quelque part, ça doit être en Allemagne !
Acceptons cette idée un instant. Pourquoi devrait-il particulièrement être situé en Allemagne ?
Je vivais alors en Allemagne de l’Est et j’étais attentif aux grands problèmes qui s’y posaient. L’Allemagne de l’Est, et en particulier la Thuringe, connaissait des problèmes démographiques : la population vieillissait, les jeunes partaient, la natalité était en baisse et le besoin de main-d’œuvre se faisait sentir. Mon projet a donc commencé comme un projet artistique mais qui soulevait certaines questions plus larges. Je me suis dit qu’on pourrait résoudre le problème local d’un État d’Allemagne de l’Est grâce à une République qui amènerait de nouvelles personnes pour essayer de sauver cette région. Dix ans plus tard, l’État allemand s’est d’ailleurs rendu compte de l’enjeu puisque Merkel a laissé entrer plus d’un million de migrants.
C’est un peu ironique de penser aux Juifs pour résoudre les problèmes démographiques de l’Allemagne… Quels ont été les premiers pas de ce projet d’État et avec qui l’avez-vous lancé ?
L’idée n’était pas si saugrenue. Le livre de Philip Roth, Opération Shylock parle du fantasme d’un retour des Juifs en Europe. L’artiste contemporaine Yael Bartana a travaillé sur la même idée d’un renouveau juif pour la Pologne… Mon projet a commencé par la rédaction d’une sorte de manifeste — les 13 principes — que j’ai envoyé à des amis ou à des personnes dont je savais qu’elles ne manqueraient pas de réagir. J’y présentais l’ambition qui était la mienne : « Nous allons lancer cette idée et elle résoudra tous les problèmes du monde » ou, mieux : « Nous portons cette revendication afin de créer le petit changement dont le monde a besoin. » J’ai alors commencé à rencontrer des gens. Par exemple, un couple palestino-israélien. Originaires tous les deux de Jérusalem, ils étaient alors à Berlin parce qu’ils ne pouvaient vivre ni chez l’un ni chez l’autre. L’ironie a fait qu’ils s’étaient donc installés en Allemagne où ils ne se sentaient d’ailleurs pas chez eux non plus. Quand je leur ai parlé de mon idée, ils ont eu la même réaction : « Tu vas créer un endroit qui pourrait être notre patrie. Un endroit pour des gens comme nous qui n’ont nulle part où aller. » C’est ce genre de premiers soutiens qui m’a permis de commencer à définir mon projet d’un nouvel État juif. Martin Buber, que je cite souvent, dit qu’une nation n’est pas seulement construite sur une histoire partagée, mais aussi sur un destin partagé. Alors, si Oussama sent qu’il veut faire partie de l’État juif parce que son destin est influencé par l’histoire juive, il fait déjà partie de l’État. D’une certaine manière, avec nos voisins palestiniens nos destins sont entrelacés, que nous le voulions ou non.
Comment l’idée a-t-elle été reçue et que s’est-il passé lorsque vous avez commencé à la revendiquer ?
L’idée a provoqué de nombreuses réactions, très différentes. D’abord, elle a été accueillie par des personnes qui ont compris qu’il s’agissait d’une plateforme pour créer le débat. Ils étaient intéressés à discuter. Mais elle a également été attaquée par à peu près tout le monde, de tous les côtés de l’échiquier politique, attaquée aussi bien comme un projet sioniste que comme un projet antisioniste. La communauté juive d’Allemagne, par exemple, s’est fortement opposée à cette idée parce qu’elle considérait que celle-ci pouvait être perçue comme une attaque contre l’État d’Israël et qu’elle a tendance à considérer toute critique d’Israël comme de l’antisémitisme. Mais au même moment, j’ai aussi été visé par le mouvement néo-nazi et les suprémacistes blancs. Je me suis retrouvé en première page du journal le plus à droite qui soit en Allemagne (Deutsche Stimme) avec comme commentaire : « C’est un projet sioniste ! Ne vous laissez pas berner par un projet artistique ! Ils l’ont écrit d’une manière très intelligente et subtile mais c’est pour de vrai ! » En un sens, ils avaient raison. Ce sont souvent les artistes qui lancent les grandes idées : Herzl était un artiste, un dramaturge. Lui aussi a lancé une idée et regardez ce qu’elle est devenue ! J’ai également été accusé d’être un agent du Mossad diffusant ses idées dans la pensée des Allemands.
L’université elle-même était très préoccupée et ne voulait pas que je développe le projet. Chaque fois elle invoquait un problème différent pour m’empêcher de recevoir les fonds qu’elle aurait pu m’allouer : certains y avaient peur d’être accusés d’antisémitisme par la communauté juive, d’autres pensaient que le projet pouvait être considéré comme une insulte à la communauté arabe… En étant poussé hors de l’université, j’ai été jeté dans la rue, ce qui m’a incité à réaliser le projet de manière plus publique et plus ouverte. J’ai organisé un événement sur la place principale de Weimar.
Votre manifeste contient 13 principes ? Pourquoi 13 ?
Dans la culture juive, treize est un très bon nombre. C’est le nombre de la Bar Mitzvah, c’est un nombre de chance. Pour un grand sage du judaïsme comme Rambam, il y a les treize principes de la foi. Et dans la prière du matin, quand vous lisez les treize principes de la foi, l’un d’entre eux proclame : « je crois au Messie et je crois qu’il viendra ». Je m’en suis donc inspiré. J’ai ensuite écrit mes propres treize principes. À l’inverse, dans la culture chrétienne européenne, treize est un chiffre de malchance. C’était aussi une façon pour moi de montrer que nous sommes différents. Aujourd’hui, les gens disent que les juifs sont des blancs comme les autres, moi je réponds que non, qu’il y a des différences, des cultures différentes.
Pourquoi le nom de Medinat Weimar ? Et pourquoi Weimar ?
Tous les États du monde s’appellent l’État de quelque chose, la République de, le Royaume de… L’exception à cette règle, c’est le Canada qui a simplement été appelé Canada. Le nom officiel d’Israël par exemple est Medinat Israel ou État d’Israël. Il n’a jamais été appelé la République d’Israël, le Royaume d’Israël ou le Saint État juif d’Israël parce qu’au moment de sa création il n’y avait pas d’accord sur le type d’État que ce devrait être. Jusqu’à aujourd’hui Israël n’a pas de constitution. Par ailleurs, si le mot Medinat signifie État en hébreu, il signifie ville en arabe. Ça me permettait aussi de rappeler qu’autrefois les États étaient des villes-États, des cités-États. Quant à Weimar c’est une référence à la République de Weimar qui a commencé presque comme une idée utopique. Et puis, jusqu’aujourd’hui, la constitution de la République de Weimar reste l’une des plus progressistes qui aient jamais existé. Dès 1918 ou 1919, elle offrait la pleine citoyenneté et l’égalité des droits à tous les citoyens et aux minorités, y compris aux femmes. Mais ce fut aussi sa faiblesse. Elle était si ouverte qu’elle ne savait pas comment se protéger. Sa constitution ne pouvait pas la protéger des nazis. Mais je ne veux pas oublier que cette faiblesse partait d’une excellente intention et que de nombreux Juifs ont participé à la création de la République de Weimar.
Votre projet de deuxième État sonne comme un constat d’échec pour le sionisme.
Je veux que le premier État juif, Medinat Israel, réussisse, je veux qu’il dure. Ma plus grande crainte est qu’il ne dure pas, non pas à cause des menaces extérieures, mais à cause des menaces intérieures, de nos propres conflits intérieurs. Medinat Weimar est conçu comme un plan B. Quand vous faites un plan B, ce n’est pas parce que vous voulez que le plan A échoue. Vous voulez que le plan A réussisse et prospère et vous ne faites un plan B qu’au cas où une tragédie se produirait.
Si l’on suit votre analogie, on peut se demander si Medinat Weimar ne finirait pas par être divisé, revendiqué aussi par les habitants non juifs de Weimar, en tant que natifs.
Je ne pense pas car nous avons appris de nos erreurs. Nous tendons la main à tous les habitants natifs de Weimar et de la Thuringe et nous leur disons que nous allons simplement faire prospérer ce lieu et que nous sommes là pour travailler ensemble. C’est ce que j’ai écrit dans les 13 principes que nous avons diffusés, en utilisant d’ailleurs une citation de la Déclaration d’Indépendance d’Israël. Je comprends votre point de vue. Je dirais que l’idée d’une terre sans peuple pour un peuple sans terre, que nous avons connue historiquement, était très problématique. Mais ici, véritablement, certains endroits en Allemagne de l’Est sont très peu peuplés… [rires] Alors nous disions : « Nous sommes là pour vous aider, vous avez besoin de nous ! » Oui, certaines personnes avaient très peur. Mais il y a eu d’autres réactions très positives. Un club de jeunes était très enthousiaste à l’idée de ce projet, certains sont venus et l’ont pris très au sérieux. Un Allemand a même essayé de créer un kibboutz !
Votre manifeste est écrit de manière sérieuse et ce n’est qu’à la fin que vous précisez qu’il s’agit d’un projet artistique, d’une fiction. Mais je vais le prendre au sérieux pour quelques questions. Point 2 du manifeste : « Medinat Weimar est une solution pour surmonter les crises actuelles et guérir le traumatisme juif, la culpabilité allemande, les conflits en Méditerranée orientale, les troubles en Allemagne de l’Est et bien d’autres problèmes dans le monde ». Comment votre État pourrait-il guérir ces problèmes ?
Prenons d’abord le traumatisme juif. L’une des façons de régler un traumatisme est de retourner à l’endroit où la tragédie s’est produite. Si vous y retournez, vous amorcez un Tikkun, une réparation. La culpabilité allemande agit de la même manière. Le soutien de l’Allemagne à l’État d’Israël est déjà, de bien des manières, lié à la culpabilité allemande, au philosémitisme allemand. Les Allemands gèrent leur relation aux Juifs morts et ils sont très doués pour cela. Ils aiment Hannah Arendt, Einstein, Buber, Mendelssohn… Ils font des expositions sur les juifs célèbres du passé. Ils protègent les cimetières, ils restaurent les synagogues, mais rien de tout cela ne concerne les Juifs vivants. Traiter avec des Juifs vivants, c’est autre chose. Quand les gens sont vivants, vous avez affaire à des personnes réelles, pas à des symboles. À travers mon projet, j’essayais de dire aux Allemands : « Parlons des Juifs d’aujourd’hui ». Les gens vivants aujourd’hui ne sont pas les Juifs dont parle la mémoire allemande. Vous me demandez ce qui se passerait si mon projet se produisait réellement ? Si des milliers de Juifs et leurs cousins arabes se rejoignaient et venaient soudainement vivre ensemble en Allemagne ? Comment les Allemands feraient-ils face ? Leur culpabilité fonctionnerait-elle ? Difficile à dire. Mais regardons comment les Allemands gèrent aujourd’hui l’immense immigration venue de Syrie ; d’une certaine manière les Syriens sont à mes yeux presque les cousins des Juifs. Je ne suis pas sûr que cette arrivée massive soit si difficile à vivre pour les Allemands aujourd’hui.
Et la « résolution des problèmes du monde » ?
C’était un point un peu ironique. J’imaginais qu’on parviendrait à apaiser le conflit lié au premier État juif par la création du deuxième. Les proportions que prend le conflit israélo-palestinien dans les médias du monde entier, l’idée qu’il s’agirait d’un conflit plus important que tous les autres… Je me disais qu’un deuxième État juif permettrait de balancer le regard porté sur le conflit israélo-palestinien et que les gens seraient moins tendus sur ce sujet.
Ou alors vous créeriez peut-être une seconde obsession…
C’est vrai que la vidéo que nous avons publiée sur YouTube a fait l’objet d’attaques de néo-nazis depuis toute l’Europe ; de la Hongrie au Danemark, en passant par la Finlande ! J’ai reçu des lettres de menace du Brésil ! Sans parler des cyberattaques. Cette hostilité a atteint un niveau dont je n’aurais pas soupçonné l’ampleur et cela m’a effrayé. Certains néo-nazis m’écrivaient : « Nous n’avons pas fini le travail » ; « Nous recommencerons »; « Vous n’avez pas votre place ici. Les Juifs n’ont pas leur place en Europe. Nous allons vous détruire ». Je ne m’attendais pas à ce réveil de voix antisémites aussi violentes et très profondément ancrées en Europe. Paradoxalement, c’est un autre rôle de révélateur qu’a joué le projet et que je n’avais pas prévu. J’imaginais qu’il ne s’agissait que d’un projet visant à susciter le débat, à faire bouger les idées. Mais, comme je vous l’ai déjà dit, certaines personnes l’ont pris très au sérieux, l’ont attaqué, ont écrit des articles pour le dénoncer, pour mettre en garde. Je ne me suis pas senti personnellement menacé mais peut-être aurais-je dû, je ne sais pas… Ce niveau de haine des attaques antisémites était complètement inattendu pour moi. Et puis, à un moment donné, j’ai dû retourner en Israël. Mais le projet avait permis de mettre à jour cette réalité enfouie.
Des menaces de pogroms contre un État juif fictif…
C’est aussi la culture Internet qui permet cette violence. Regardez les commentaires sur YouTube : il y a une culture du langage haineuse qui n’existe pas dans les médias grand public. Mettre la lumière sur cette haine n’a jamais été mon objectif, mais j’ai compris l’avertissement. Le fond du message c’était : « nous n’acceptons les Juifs que s’ils se comportent comme une minorité correcte d’après nos standards ».
Dans le manifeste, vous définissiez le sionisme comme un échec. La conduite de votre projet a-t-elle changé votre point de vue sur le sionisme ?
J’aborde le sionisme comme une question qui se pose à moi personnellement mais aussi comme une question qui s’est posée au président du mouvement de Medinat Weimar que j’étais. Car à l’époque où je travaillais sur le projet, nous organisions une exposition qui s’appelait le Bureau temporaire du mouvement, et où je tenais le premier rôle. Je portais même un costume. Je ne me définis pas comme sioniste, ni non plus comme post-sioniste. Je ne suis pas antisioniste, je dirais plutôt que je suis, dirait-on, a-sioniste. Mais tout cela dépend de la façon dont vous définissez le sionisme. Est-ce que je crois en l’idée d’un État juif ? Je crois qu’il y a un élément nationaliste dans le fait d’être juif et si toute nation mérite un État cela vaut aussi pour les Juifs. De ce point de vue, oui, je suis sioniste : je crois au droit à l’existence de l’État d’Israël. Mais la manière dont l’État d’Israël existe aujourd’hui est très problématique pour moi. Dans un sens, je suis sur la position de Martin Buber, qui était sioniste mais souhaitait un État binational. Je suis Buberiste [rires]. Je crois qu’il est possible d’avoir un État binational ou un État unique avec les Palestiniens, tout en conservant l’autonomie juive dont il rêvait. Mais je n’oublie pas non plus que Martin Buber a écrit ses textes avant la Shoah. Je suis conscient de cette complexité. Je ne suis pas naïf.
Si je résume votre approche contrastée, vous êtes à la fois non-sioniste et sioniste… Mais revenons à l’État plan B : Envisagiez-vous qu’il ait une langue, un drapeau, un hymne, une politique migratoire, etc. ?
Les drapeaux que j’ai hissés étaient des drapeaux blancs. Symboliquement le drapeau blanc peut renvoyer à l’abandon, à la reddition mais je lui donnais un sens différent : le drapeau blanc, c’est le vide sur lequel il va falloir créer, travailler. Le drapeau blanc renvoyait à la toile blanche. Cette importance du blanc me permet aussi de répondre à vos autres questions. Je ne voulais pas dire ce que serait cet État. Je pense que ce sont les personnes qui décident de rejoindre le projet qui doivent en décider. C’est ma conception de la démocratie. Que ce soit le modèle d’immigration, la forme du régime — républicaine ou non — etc. À titre personnel, je pense que cet État devrait être une République plutôt qu’une monarchie, et que la politique d’immigration devrait être ouverte, mais ce n’est que mon opinion. Tant que je suis le président du mouvement, l’État est une République, mais ceux qui le rejoignent peuvent choisir qu’il devienne monarchique.
Que pensait la communauté juive de Weimar de votre projet ?
Il n’y a pas de communauté juive à Weimar. Historiquement, il n’y en a jamais eu.
Avez-vous songé au fait que quelqu’un aurait pu prendre votre projet très au sérieux et déclarer l’indépendance de votre État ?
Mais il y a des gens qui ont pris le projet au sérieux ! Des jeunes de Thuringe, menés par un garçon de Thuringe, très charismatique, et pas juif, ont voulu fonder un kibboutz dans une vieille ferme. Ils voulaient suivre la feuille de route des premiers sionistes. Quand ils m’ont présenté leur projet de Kibboutz, j’ai dit : « OK, si vous voulez le faire, vous avez ma bénédiction. Mais sachez que pour moi, ce n’était pas l’idée et que je ne pense pas que ce soit vraiment faisable. » Selon moi, cet État n’aurait pas pu naître du volontarisme individuel, il n’aurait pu naître que d’une tragédie : la fin d’Israël. Un exemple, qui, bien sûr, est très différent, est celui de la Syrie. Lorsque ce pays s’est effondré, il y a eu une énorme guerre civile et des millions de personnes sont venues en Allemagne. L’un des endroits où la culture arabe contemporaine est la plus florissante aujourd’hui est Berlin. Une tragédie peut engendrer des renaissances culturelles.
Je ne comprends pas le rapport : les Syriens n’ont pas fondé un État en Allemagne. Pensez-vous que les réfugiés syriens le souhaiteraient créer ou bien est-ce une question juive que de se projeter dans un État ?
Évidemment mon idée puise dans la pensée juive et dans l’histoire des Juifs en Europe, dans les liens entre le territoire européen et l’histoire des Juifs sur ce territoire. Pour les Syriens, c’est une histoire et une culture différente et il faudrait trouver des solutions particulières.
Aujourd’hui, que reste-t-il du projet à Weimar ?
L’idée existe toujours et il y a toujours des gens, comme vous, qui viennent me voir et me proposent d’en discuter. Il reste le manifeste et ses treize points et tous les documents, la vidéo et le site web. Mais pour le moment, concrètement, il n’y a plus rien.
Qu’avez-vous fait à votre retour en Israël ?
Lorsque je suis revenu en Israël, quelques années après avoir lancé Medinat Weimar, j’ai commencé un nouveau projet, celui de refonder Brit Shalom, une autre initiative de Martin Buber. Ce mouvement a été initié dans les années 30 par différents intellectuels sionistes, comme Buber donc mais aussi Gershom Sholem ou Judah Leon Magnes, en faveur d’un État binational, un État à la fois juif et arabe qui, dans leur esprit, ferait partie du projet sioniste.
Leur sionisme se référait bien à une patrie juive, à un foyer juif mais qui ne devait pas nécessairement prendre la forme d’un État juif. Eux promouvaient ardemment cette idée d’un État binational, qui, comme nous le savons bien sûr, n’a pas été acceptée dans les années 30. A fortiori après la Seconde Guerre mondiale et la Shoah, comme après la guerre de 1948. Mais je pense pourtant que cette idée reste encore très pertinente aujourd’hui. Dans ce nouveau projet Brit Shalom, nous organisions des conférences et des discussions, nous utilisons l’art. Mais l’ambition n’a jamais vraiment décollé. Certaines personnes, qui parlent par exemple de Fédération juive et arabe en Israël et en Palestine aujourd’hui, parlent de solution à un seul État. Mais ce serait plutôt, dans l’idée, une seule et unique fédération, d’un foyer juif et d’un foyer palestinien vivant côte à côte.
Si la forme de l’État d’Israël ne vous convient pas, pourquoi avez-vous donc décidé de revenir y vivre, dans le plan A… ?
C’était pour des raisons personnelles. En fait, Israël, le plan A, me manquait. C’est chez moi, c’est ma maison et elle me manquait. Et puis c’est aussi un endroit agréable et même excitant où vivre. La vie d’artiste, c’est vivre avec sa valise, aller d’exposition en exposition, de biennale en biennale, de résidence en résidence et la réussite artistique implique beaucoup de sacrifices personnels. En 2008, je voulais simplement rentrer chez moi et fonder une famille.
Êtes-vous retourné à Weimar depuis ?
Oui, plusieurs fois, pour y donner des conférences. Mais, chaque fois, je ressentais moins Weimar comme un lieu physique que comme une idée. Au-delà de l’idée, la dimension matérielle du projet a davantage vécu à Berlin. C’est au Musée juif de Berlin que nous avions mis en place ce que nous appelions les Bureaux temporaires du mouvement. À Berlin ou alors à Stockholm, puisque j’avais établi un autre Bureau du mouvement dans une galerie d’art de Stockholm lorsque la Suède présidait l’Union Européenne.
J’ai aussi été invité à ouvrir un Bureau à Banja Luka, dans la Republika Srpska, une enclave serbe en Bosnie-Herzégovine. Ce qui est logique puisque les Serbes qui y vivent se posent des questions similaires : Que signifie être une minorité ? Que signifie d’être un État national et d’être un État national à l’intérieur d’un autre État national, à l’intérieur de l’Europe ? C’est très intéressant d’observer mon projet depuis la perspective du conflit de l’ex-Yougoslavie. Plus largement, je pense que l’écho qu’a eu mon projet est lié au besoin crucial d’imagination politique. Lorsque les choses sont politiquement bloquées, les gens ont tendance à s’accrocher aux mêmes idées, encore et encore, à proposer les mêmes solutions, encore et encore, et à s’étonner d’arriver aux mêmes résultats médiocres. C’est stupide de continuer à faire tout le temps la même chose. C’est exactement ce qui se passe en Israël : la gauche et la droite proposent toujours les mêmes solutions et nous sommes toujours coincés au même stade, encore et encore. Il suffit de voir Gaza : tous les trois ans, c’est la même guerre ! L’art permet de penser autrement. Grâce à l’art nous pouvons créer des projets imaginaires qui font naître de nouvelles idées, qui changent les discours. Et peu importe si certaines d’entre elles n’ont pas de sens, sont folles ou vont à l’encontre de la réalité politique. Si quelqu’un dit : « Oh, ce n’est pas réaliste », nous répondons : « C’est exactement pour cela que nous devons l’envisager ! ». Qu’on regarde à nouveau l’histoire du sionisme : la folie, l’irréalisme, c’est exactement ce qui a été reproché à Herzl. À travers l’art et la culture, mon objectif est de développer l’imagination politique, de proposer de nouvelles idées pour résoudre nos vieux problèmes.
Pousseriez-vous votre idée jusqu’au bout pour dire qu’Israël est une installation à la fois politique et artistique ?
C’est exactement l’idée. Où se fait la séparation ? Pouvons-nous marquer la séparation entre la politique et l’art ? Tel Aviv est une ville qui porte le nom d’un livre, son nom est la traduction de AltneuLand. Je ne sais pas s’il existe une autre ville dans le monde qui porte le nom d’un livre. Habituellement, les villes portent le nom de rivières, de monts, de dirigeants… Et je pense qu’il est très symbolique que Tel Aviv, contrairement à Jérusalem, soit très fière de ne pas avoir d’histoire. Son histoire est dans la littérature, dans un roman utopique, on pourrait presque dire un roman de science-fiction. Mais Tel Aviv est aussi une réalité avec ses briques, son ciment et ses routes. Dans l’histoire de l’art, lorsqu’un mouvement artistique trouve sa place, il devient un mouvement politique.
À vos yeux, Israël pourrait alors être considéré comme une performance ?
Non, non, ce n’est pas une performance. Ce n’est pas de l’art. C’est réel, on se bat pour le réel. Mais, les artistes, les écrivains aident à l’articuler. Israël n’est pas uniquement entre les mains des artistes, mais ces derniers ont des outils pour transformer les pensées qui circulent dans l’air en idées plus concrètes, et aussi pour jouer avec elles de manière à ce que nous puissions les comprendre et les discuter. Alors certaines de ces idées peuvent devenir réalité et les gens les faire avancer. Arrivés à ce point, on sort du domaine de l’art pour entrer dans celui de l’activisme. Après Herzl, il y a eu tous ces hommes et toutes ces femmes qui partirent fonder des kibboutz et qui se sont battus. Dans sa biographie de Herzl, Amos Elon raconte une scène du premier Congrès sioniste. Herzl alerte l’Assemblée sur le fait que les sionistes n’ont pas de drapeau. Alors Wolfson se lève et dit : « J’ai une idée, je vais le faire ! » Il a une idée, il va à l’imprimerie et le drapeau de l’État d’Israël est né. Le passage de l’idée au drapeau est réel. Beaucoup de bons mouvements politiques sont peut-être des performances, mais un État n’est pas une performance et une guerre n’est certainement pas une pièce de théâtre. Les futuristes voulaient croire que la guerre est un art, mais non. C’est une chose terrible la guerre.