Enquêter sur un RN antisémite : entretien avec Jonathan Hayoun et Johan Weisz

À écouter certains, le RN ne serait plus antisémite et les juifs voteraient en grande majorité Bardella. Pour parler de ces deux affirmations douteuses, nous nous sommes entretenus avec Jonathan Hayoun, réalisateur et essayiste — il est notamment l’auteur, avec Judith Cohen-Solal de La main du diable : Comment l’extrême droite a voulu séduire les Juifs de France (Grasset,2019) — et Johan Weisz, fondateur engagé et rédacteur en chef du média en ligne StreetPress. Ils remettent en cause la thèse d’une véritable normalisation du RN, tout en revenant à la fois sur le sentiment de danger dans lequel vivent les juifs de France et la stratégie de communication du parti de Marine Le Pen.

 

Jordan Bardella devant la presse en mai 2022, Wikipedia Commons

 

Elie Petit : Comment vous est venue l’idée de travailler sur votre livre La Main Du Diable – Comment L’extrême Droite A Voulu Séduire Les Juifs De France (Jonathan Hayoun, Judith Cohen Solal, Éditions Grasset) ?

Jonathan Hayoun : Je me suis très tôt intéressé à la stratégie de séduction du RN envers les juifs. En tant que militant puis Président de l’UEJF, le combat contre le Front national à l’époque était au cœur de mon engagement, notamment lors de l’élection présidentielle de 2012 où il a été crucial de lutter contre Marine Le Pen. Et c’est en militant contre l’extrême droite que j’ai été pris pour cible et ai vu de près l’antisémitisme d’extrême droite. À cette période, Marine Le Pen, venant de prendre la tête du FN, a immédiatement cherché à se faire inviter à la radio juive, multipliant les discours en direction de la communauté juive sous prétexte de vouloir les protéger. Cette démarche était particulièrement indécente, car en parallèle, elle revendiquait l’héritage de son parti tout en niant l’antisémitisme qui l’entourait. De plus, elle tenait des propos alimentant le racisme et l’antisémitisme. Il y avait donc une stratégie derrière ces actions qui, après enquête, s’est révélée moins nouvelle qu’elle n’en avait l’air, j’y reviendrai plus tard.

J’avais envie de comprendre cette stratégie-là, au-delà de la simple quête de respectabilité, et de voir comment elle se concrétisait. Par ailleurs, cela coïncidait avec mes recherches autour de la figure du général de Gaulle et des raisons pour lesquelles le Rassemblement national cherchait à s’approprier cette figure historique. Il y avait un point d’intersection entre ces deux tentatives d’accaparement par le RN : l’idée que de Gaulle et les juifs réfugiés et résistants à Londres avaient accepté de s’associer à l’extrême droite pour sauver la France, un mythe que l’extrême droite nourrissait et qui m’intriguait. Je voulais démonter le mythe de l’alliance entre la synagogue et l’extrême droite – front commun dit « de la Synagogue et de la Cagoule » – à Londres pendant la Seconde Guerre mondiale. Finalement, il me semblait important d’observer d’abord concrètement la situation des communautés juives vivant sous une municipalité RN. Comment ça se passe quand le RN conquiert le pouvoir et qu’il y a, là, une communauté juive établie ?

EP : Vous, Johan, avez créé un média il y a 14 ans, StreetPress, qui fait référence pour la documentation de l’extrême droite en France. Pourquoi avoir choisi d’enquêter, notamment sur le milieu des groupes violents ? Et en quoi est-ce difficile aujourd’hui de montrer encore la part raciste et antisémite du RN ?

Johan Weisz : Je commencerai par un mot sur ma famille : mes grands-parents ont été cachés pendant la guerre, ma mère était aux côtés des Klarsfeld dans toutes leurs actions au cours des 40 dernières années. Je me souviendrai toujours, par exemple, de ma mère expliquant à ma grand-mère qu’elle allait prendre le train pour Auschwitz au début des années 90, lorsque l’association Beate et Serge Klarsfeld organisait le train de la mémoire. Ma grand-mère ne comprenait pas pourquoi on pouvait prendre le train pour aller là-bas, sachant que tout le reste de la famille y était resté ! J’ai grandi avec ça. Cet engagement pour la mémoire. Et en même temps, alors que je construisais ma vie, celle d’un homme né dans le milieu des années 80, j’ai vu l’extrême droite monter en France. À StreetPress, nous avons documenté, notamment, les violences de ces groupes d’extrême droite. 

Les violences d’extrême droite, ce n’est pas que dans les livres d’histoire ! L’an dernier, le meurtre en plein Paris d’un rugbyman qui croise des militants néofascistes. Toujours l’an dernier, des lycéens noirs et arabes tabassés à la sortie du lycée Victor Hugo dans le centre de Paris. En 2022, une femme enceinte, de la communauté des gens du voyage, tuée dans sa caravane par des chasseurs radicalisés. N’oublions pas Utoya et les 77 jeunes militants socialistes assassinés par Breivik sur l’île – l’homme était biberonné à la théorie du grand remplacement, une théorie imaginée par l’extrême droite française. On notera au passage que les violences de ces groupes d’extrême droite sont commises par les mêmes personnes qui collent les affiches pour le RN pendant la campagne qui se déroule en ce moment. En tant que journalistes, nous menons en équipe un travail précis de documentation, et ce que nous documentons, c’est que ceux qui collent les affiches pour Jordan Bardella ou qui sont assistants parlementaires de députés appartiennent aussi à des groupes violents. En 2022, on avait montré comment des soutiens d’Eric Zemmour s’entraînaient aux armes, en tirant sur des caricatures de juifs, de Noirs et de musulmans. Quand on sait ça, on peine à croire que ces gens puissent apparaître respectables ou dédiabolisés, et surtout qu’une fois au pouvoir, ils comptent arrêter tout cela… Ce sujet m’angoisse énormément et je peux dire que le RN, je m’y suis intéressé par nécessité.

En fait, on demande aux juifs d’abandonner l’universel.

EP : Ces groupes violents, les voit-on à l’œuvre dans les villes où le RN a pris le pouvoir, ou la gestion locale du RN, en rapport aux communautés juives, est-elle exempte de leur action ?

JH : Je ne note pas de passage à l’acte de ces groupes violents contre les Juifs dans les municipalités où le RN a le pouvoir. Ce n’est pas dans leur stratégie de le faire. Mais il ne s’agit pas de prendre la violence physique comme étalon. Néanmoins, des attentats ont été déjoués, notamment à Limoges. Faut-il attendre qu’un attentat ne soit pas déjoué pour le prendre au sérieux ? En revanche, il y a une accusation et un harcèlement antisémite très clair à l’égard de nombreux juifs qui sont des adversaires politiques du RN. En d’autres termes, ils s’en prennent aux juifs dès qu’ils sont des opposants politiques, mais ils les attaquent aussi en tant que juifs. Ainsi, dans les municipalités où le RN a le pouvoir, les juifs doivent faire profil bas. S’ils s’expriment contre, ils sont réassignés en tant que juifs et attaqués en tant que tels. Pour l’instant, c’est verbalement. Comme le montrent des exemples très clairs à Fréjus, notamment dans le livre coécrit avec Judith Cohen Solal, La main du diable. Être juif et contre l’extrême droite là où celle-ci a le pouvoir est dangereux, à la fois en tant qu’opposant et surtout en tant que juif.

JW : Et puis, il faut regarder ce qu’il se passe dans d’autres pays. Si on prend la Hongrie, par exemple, je pense que c’est un excellent laboratoire pour comprendre les logiques à l’œuvre. On voit des stratégies déjà répliquées en France par les médias d’extrême droite. En Hongrie, pendant des dizaines d’années, un milliardaire juif, George Soros, a soutenu toute une palette d’initiatives comme la protection des familles roms, des communautés gays, et le développement d’initiatives juives plutôt alternatives. Dès qu’elle est arrivée au pouvoir, l’extrême droite l’a combattu, dénoncé dans de nombreuses campagnes antisémites, jusqu’à faire déménager son université progressiste vers Vienne. En France, des journaux comme Valeurs Actuelles et d’autres titres d’extrême droite ont fait les mêmes couvertures sur George Soros, le dépeignant comme un multimilliardaire cherchant à contrôler le monde. Au-delà de Soros, ce sont ses valeurs qui sont attaquées. Ils avaient un milliardaire juif comme bouc émissaire, facile, utile et instrumental pour leur vindicte.

JH : La France a connu un cas peu médiatisé qui ressemble aux campagnes anti-Soros en Hongrie : une famille de philanthropes, comme Soros, qui s’appelle Cohen, basée à Paris. Ils ont voulu financer un centre de réfugiés, un centre d’accueil de migrants, à Callac. Ils ont été l’objet d’une campagne terrible de l’extrême droite, au point que le projet a été annulé. Le maire a été menacé de mort, et eux-mêmes ont été menacés de mort et harcelés en tant que juifs, avec toute la rhétorique du grand remplacement ou de l’organisation d’une immigration prétendument orchestrée par les juifs. Parce qu’ils s’appellent Cohen, ils sont aujourd’hui encore dans une situation d’insécurité pour avoir voulu simplement exercer leur solidarité et leur engagement citoyen.

EP : Dans cette campagne, le RN semble faire encore des allers-retours sur la question de la répression des droits des minorités.

JW : Peut-être que la stratégie du RN sera de ne pas trop embêter les juifs tant qu’ils ne font pas de vagues. Sebastien Chenu a dit ces jours-ci que finalement le casher ne poserait pas de problème, même s’ils annoncent à demi-mot qu’ils veulent l’interdire. En réalité, le RN est un parti attrape-tout. Ça les ennuie un peu de laisser du casher dans les rayons des supermarchés, mais ce n’est pas grave, cela servira leur image. Ce matin, Bardella a annoncé que les personnes avec une binationalité ne pourraient pas occuper de postes à responsabilité. On s’est regardé à la rédaction, et un de nos collègues franco-suisse a dit : « Ne t’inquiète pas, moi je ne suis pas concerné ». Je pense que les communautés qui souffriront le plus si l’extrême droite arrive au pouvoir sont nos amis musulmans, maghrébins, et noirs. En tant que citoyen, j’ai une responsabilité, je ne peux pas laisser passer cela sans m’engager.

JH : Ce qui est intéressant aussi, c’est que les juifs ne peuvent pas trop élever la voix en tant que juifs et en tant que citoyens antiracistes. S’ils élèvent la voix en tant que citoyens et antiracistes pour défendre d’autres minorités ou pour simplement défendre l’égalité, qui est un principe fondamental de la France, ils sont renvoyés à leur identité juive, mais une identité juive en insécurité. On leur demande donc de baisser la voix et d’abandonner une part de leur engagement citoyen, s’ils ne veulent pas être victimes d’antisémitisme.


Les juifs en France n’ont pas besoin du RN pour ressentir de la peur en ce moment. Dans ce domaine, c’est la perception spontanée du danger qui l’emporte d’abord.

JW : C’est ça qui est très important. En fait, on demande aux juifs d’abandonner l’universel.

Je veux ajouter un témoignage. Chez StreetPress, nous avons plusieurs journalistes qui enquêtent depuis des années sur l’extrême droite et ses groupes radicaux. Mon collègue Mathieu Mollard, qui est co-rédacteur en chef, reçoit un nombre incalculable de messages antisémites, alors qu’il n’est pas juif. Même une prise de parole en faveur de valeurs universelles, qui n’est pas portée par un juif, finit par être assignée à une identité juive.

EP : Si vous deviez aujourd’hui écrire un second ouvrage sur cette tentative de séduction, quels aspects de l’évolution du RN aborderiez-vous ? Par ailleurs, quelle a été la réponse de la communauté juive, ou de certaines de ses franges, face à cette stratégie ?

JH : J’ai du mal à déterminer si c’est la stratégie qui a évolué ou si, en réalité, elle est restée inchangée, tandis que le climat ambiant a évolué. On pourrait estimer que la bataille a été gagnée culturellement sans que le discours du Rassemblement national ait réellement connu de changement. Ce qui a changé, c’est la banalisation de ce discours, notamment par l’émergence de médias partageant la même idéologie, comme CNews et le JDD. Le RN fait moins d’efforts de normalisation, la partie semble en grande partie gagnée, d’autres se chargent du travail : les médias d’opinion d’extrême droite. Et c’est sans compter sur le jeu dangereux de la gauche de la gauche, qui favorise le basculement.

EP : Jusqu’à la tribune publiée le 22 juin dernier par Marine Le Pen dans le Figaro.

JH : Le moment est remarquable. Marine Le Pen a longtemps voulu éviter toute polémique sur la rafle du Vel d’Hiv ou la Shoah. Mais dans cette tribune, en invoquant Klarsfeld, elle fait un passage à l’acte que l’on se doit de souligner, en reprenant le discours historique du RN, affirmant qu’il n’y a pas de responsabilité de la France dans la rafle du Vel d’Hiv. C’est ce qu’elle dit, d’une manière détournée.

C’est la dernière étape de la stratégie globale de l’idéologie d’extrême droite aujourd’hui, servie notamment par CNews et le JDD. Cette idée, popularisée par Éric Zemmour, est qu’il faut sauver la civilisation chrétienne. Marine Le Pen soutient que c’est cette civilisation chrétienne qui a sauvé les juifs en France pendant la Seconde Guerre mondiale. En utilisant une phrase de Klarsfeld, elle affirme : « Les chrétiens étaient du bon côté. Nous étions donc du bon côté et aujourd’hui, nous serons du bon côté pour sauver les juifs comme nous les avons sauvés hier. C’est vers nous que vous devez vous tourner ».

« J’ai reçu hier Serge et Beate Klarsfeld à Perpignan pour inaugurer un local associatif mémoriel et participer à la remise de la Légion d’honneur à son président, mon ami Philippe Benguigui. A cette occasion je leur ai remis la médaille de la ville.  » Tweet de Louis Alliot
EP : Que des personnalités juives depuis longtemps passées à droite adoubent ou banalisent le RN, c’est une chose acquise, malheureusement, mais la prise de parole de Serge Klarsfeld a été un électrochoc.

JH : Il faut noter une évolution chez certains juifs, qui se trouve incarnée par la position de Klarsfeld, même si cela ne reflète pas une évolution des institutions juives. Klarsfeld, sentant une menace existentielle, réagit à l’actualité politique comme s’il s’agissait de la Seconde Guerre mondiale. Il dit : « Ce sont des braves gens, ils nous auraient sauvés ». Ainsi, Marine Le Pen, dans sa tribune, revient en disant : « Oui, nous sommes le parti des braves gens. Nous ne vous sauverons pas seulement à l’avenir, nous vous avons déjà sauvés ». C’est une réécriture de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, de la responsabilité de la France, et de la collaboration, en utilisant Klarsfeld. C’est assez inouï, et Klarsfeld y participe directement et indirectement.

JW : C’est un baiser de la mort, alors que le combat de 30 ans de Klarsfeld a été de faire reconnaître, de faire dire à Jacques Chirac que la France était partie prenante dans la déportation et l’extermination des juifs, d’établir sa responsabilité en tant que pays.

JH : Pourquoi cette insistance sur les intellectuels juifs ? Disons que le vrai problème de certains intellectuels les plus médiatiques juifs en France, c’est qu’ils sont aussi identifiés comme ceux qui ont mené le plus grand combat contre l’extrême droite par le passé, que ce soit Klarsfeld ou Finkielkraut. Ils étaient considérés comme des figures d’autorité morale sur ce sujet-là. D’autres doivent émerger.

EP : Pour attirer les juifs vers l’extrême droite, en leur faisant croire que c’est le seul endroit sûr pour eux, il faut les avoir conduits à penser que leur survie est en jeu. Il y a de nombreux facteurs qui contribuent à ce que les juifs puissent craindre pour leur sécurité au quotidien. Le RN travaille-t-il également à attiser spécifiquement la peur de l’antisémitisme et de la violence antisémite ? Cherchent-ils à instiller la peur chez les juifs tout en essayant de les rassurer sur leur capacité à les protéger ?

JW : Les juifs en France n’ont pas besoin du RN pour ressentir de la peur en ce moment. Les agressions vécues, les messages haineux reçus, le déficit d’empathie sur ces sujets parfois considérés comme résiduels… tout cela contribue à renforcer cette perception que les choses ne vont pas bien pour la communauté juive. Le RN n’a pas changé son discours, mais le contexte a changé, notamment depuis le 7 octobre, où chaque incident antisémite qui se produit dans les sphères pro-palestiniennes radicales ou à dans certains courants de la gauche radicale, joue en faveur du RN.

JH : Mais là où ils exploitent la peur de manière particulièrement pernicieuse, c’est lorsqu’on voit des juifs tellement effrayés – et ils ont raison d’être inquiets – qu’ils cherchent désespérément une solution, au point d’être prêts à renoncer à des libertés fondamentales pour maintenir la République en vie. Par exemple, il y a des juifs qui expliquent que, pour leur sécurité, il serait judicieux de retirer la kippa dans la rue. Individuellement, ils ont le droit de faire ce choix, mais considérer que cela devrait être inscrit dans la loi, au point qu’ils pourraient être arrêtés s’ils portent une kippa dans la rue, c’est incroyable que cela puisse être envisagé. Il faut se rendre compte que cette idée est défendue par des juifs eux-mêmes au nom de la sécurité. Le RN, qui exploite toujours la notion de sécurité contre celles d’égalité et de liberté, a réussi à convaincre certains juifs que renoncer à la liberté et à l’égalité pour garantir leur sécurité est une bonne solution. Cela ravive des souvenirs traumatisants et exploite une peur ancestrale : qui protège vraiment les juifs ? Est-ce la République ? Cette question profondément ancrée chez les juifs est manipulée par le RN. Certains en viennent à prendre des positions qui trahissent toute l’histoire des juifs : après des siècles de lutte pour que les juifs puissent simplement afficher leur identité dans la rue en toute sécurité, il est navrant de voir que certains sont prêts non seulement à y renoncer, mais à militer en faveur de lois qui restreindraient ces droits, convaincus que cela les protégera.

EP : Quel rôle Éric Zemmour a-t-il joué dans la tendance croissante de certains juifs à voter pour l’extrême droite ? Et que peut-on penser de sa transformation au sein de ce mouvement, passant d’une figure influente à un marginal ?

JW : Je pense qu’il y a un aspect qui revient souvent dans le discours de l’extrême droite : ils tentent toujours d’approcher la communauté juive en disant : « Nous avons été désignés comme vos ennemis, mais regardez, aujourd’hui, nous avons un ennemi commun majeur, l’islamisme. Partons de là, nous sommes alliés contre cet ennemi qui est aussi votre principal ennemi ». Cette stratégie existe depuis le début des années 2000 en France. On l’a vue avec des figures comme Alexandre Delvalle, Guy Millière, et d’autres géopolitologues qui semaient ces idées lors de conférences, sur les plateformes médiatiques, à la radio juive aussi. Ces graines qu’ils ont semées, c’est Éric Zemmour qui les a largement arrosées en désignant l’islamisme et l’islam comme la principale menace. Quant à ce qu’il est devenu aujourd’hui, c’est son choix – et son destin personnel importe peu -, mais il a joué le rôle de catalyseur, ouvrant ainsi toutes ces portes.

On retrouve souvent les mêmes tropes, indépendamment de l’affiliation politique : il n’y a pas un antisémitisme propre à la gauche ou à la droite. Souvent, ce sont les mêmes motifs qui ressurgissent. Aucune catégorie de la population n’est épargnée.
EP : Qu’en est-il des interactions ou de l’influence croissante des discours et des stratégies de Soral et Dieudonné, que l’on voit apparaître à l’extrême droite et à l’extrême gauche ?

JH : Quand Soral et Dieudonné sont apparus, on les a effectivement catégorisés comme étant à l’extrême droite. Cependant, à l’origine, Dieudonné ne provenait pas spécifiquement de l’extrême droite. Quant à Soral, il avait un parcours diversifié. Il avait tenté de s’impliquer au RN sans succès. Leurs idées ont plutôt émergé en réponse à l’air du temps. Ces idées, souvent associées à l’extrême droite pour diverses raisons historiques, discursives et thématiques, préexistaient à leur émergence actuelle. Il n’est donc pas étonnant qu’elles aient irrigué non seulement l’extrême droite, mais également une frange de l’extrême gauche.

Vouloir classifier les discours antisémites ou les tropes antisémites selon une orientation politique spécifique est une erreur d’analyse courante aujourd’hui. L’antisémitisme a des racines historiques et se manifeste dans divers contextes politiques. Par exemple, la question de la double allégeance ou du pouvoir juif a été exploitée tant à gauche qu’à droite. Aujourd’hui, ces discours circulent librement et se nourrissent mutuellement. Un exemple parlant est celui d’Alain Soral, dont les propos ont été repris dans les milieux d’extrême droite et, plus récemment, par un militant des Gilets jaunes à l’égard de Finkielkraut. Cette phrase, « Rentrez chez vous à Tel-Aviv», avait été popularisée sur les réseaux sociaux depuis les années 2000, initialement lancée par Soral à une époque où il était affilié au Front national et proche de Marine Le Pen.

Le piège actuel consiste à vouloir absolument attribuer un discours antisémite à une orientation politique définie, qu’elle soit de droite ou de gauche. C’est là le danger représenté par Soral et Dieudonné : en épousant l’air du temps, ils alimentent médiatiquement et sur les réseaux sociaux un antisémitisme qui sert de nourriture à ceux qui s’y intéressent, indépendamment de leur affiliation politique apparente.

Dieudonné et Alain Soral

JW : Pour abonder, je voudrais donner l’exemple des jeunes qui ont commis le viol antisémite de Courbevoie. Est-ce là un antisémitisme de gauche ou de droite ? En réalité, c’est un antisémitisme français. Est-ce qu’ils ont été influencés par des vidéos de Soral et de Dieudonné ? Ou voient-ils tous les Israéliens comme des voleurs d’organes sanguinaires, ainsi que les décrivent des comptes Instagram aux millions d’abonnés ? En fait, on ne le sait pas. Les tropes antisémites liés à la Palestine sont présents à la fois dans l’extrême droite, où des figures comme Soral expriment une violence inouïe en évoquant Gaza et la Palestine, et dans des discours pro-palestiniens radicaux à gauche. On retrouve souvent les mêmes tropes, indépendamment de l’affiliation politique : il n’y a pas un antisémitisme propre à la gauche ou à la droite. Souvent, ce sont les mêmes motifs qui ressurgissent. Aucune catégorie de la population n’est épargnée.

EP : Cette phrase est intéressante : « Rentrez à Tel-Aviv », car elle sous-entend que les juifs ont un lien avec Israël. On entend parfois des slogans similaires dans des manifestations pro-palestiniennes aux États-Unis ou sur certains campus, mais sous la forme : « Retournez en Pologne ». Aujourd’hui, peut-on considérer qu’il y a une division dans l’antisémitisme entre ceux qui sont antisémites et antisionistes et ceux qui sont antisémites mais non antisionistes, par exemple ? Est-ce que cela fait une différence pour les juifs ?

JH : Personnellement, je ne crois pas que les juifs établissent ni aient à établir une hiérarchie des antisémitismes, contrairement à ce qu’une partie de la gauche semble penser et qui pose vraiment problème. Plutôt que de déclarer que l’antisémitisme existe également chez eux mais est plus dangereux de l’autre côté, les responsables de gauche devraient simplement reconnaître que l’antisémitisme est très préoccupant en France et qu’il doit être combattu sans distinction. Les juifs ne tombent pas dans le piège de classer les antisémitismes. Le véritable problème n’est pas de considérer qu’il y a une extrême droite qui demeure antisémite mais non antisioniste ; c’est plutôt de constater qu’il y a une extrême droite qui nie l’antisémitisme tout en ignorant la question du racisme. En réalité, c’est cette position qui les conduit à cela, car ils sont capables de dire : « Avant tout, nous devons nous protéger, peu importe ce qui arrive aux autres ». Ainsi, ils contribuent à marginaliser une identité juive qui est intégrée dans la République et à la société française.

Le RN, qui exploite toujours la notion de sécurité contre celles d’égalité et de liberté, a réussi à convaincre certains juifs que renoncer à la liberté et à l’égalité pour garantir leur sécurité est une bonne solution.

JH : Je rappelle que Jean-Marie Le Pen lui-même a voulu jouer avec cela, sans succès, dans les années 70 et au début des années 80, avant sa phrase sur le point de détail, qui a stoppé net sa stratégie. Avant, il a fait dire à des pseudo-associations juives : « Non, le véritable antisémitisme, il n’est pas chez nous. Celui qui est très dangereux, c’est l’antisémitisme d’État. Et aujourd’hui, où est-ce qu’il y a un antisémitisme d’État ? En Union soviétique ». Le véritable antisémitisme… Quand on entend ce vocable, il y a un problème. Encore une fois, on désigne ailleurs pour venir dédouaner les siens. Ça ne pouvait pas marcher avec Jean-Marie Le Pen. Mais avec Marine Le Pen, ça marche mieux. Jean-Marie Le Pen avait pourtant été choisi pour des raisons similaires. Il a été le premier président du Front national parce que, contrairement à tous les autres cofondateurs du Parti, c’était le seul qui n’avait pas passé trop de temps actif pendant la Seconde Guerre mondiale. Il fallait un visage neuf…

EP : Les juifs de France ont développé peu à peu un sentiment d’assiègement, vérifié dans la pratique politique. Comment ont-ils tenté de se protéger ? 

JW : Au début des années 2000, lors de la deuxième intifada, la communauté juive avait l’impression que la majorité des médias français étaient favorables aux Palestiniens. Au motif exemple, que les médias comptabilisaient les kamikazes parmi les victimes. Dans cette période, beaucoup se sont tournés vers des médias juifs : radios, sites Internet, journaux, etc. À l’époque, je travaillais pour une radio juive et je préparais également un livre sur la période. Je me souviens de ce panneau dans la radio, qui contenait un lexique destiné aux journalistes remplaçants, souvent peu familiers avec la géopolitique du Proche-Orient. On y proposait par exemple de remplacer des termes comme « colons » dans les dépêches d’agence par « habitants des implantations » et « Cisjordanie » par « Judée-Samarie ». Ce lexique visait à ne pas heurter les auditeurs, conscients que le combat passait aussi par le choix des mots. Finalement, pour entendre une voix qui ne semblait pas anti-israélienne, on se tournait vers des médias juifs.

Aujourd’hui, c’est le même phénomène, de manière exponentielle, sur les réseaux sociaux. On recherche des informations qui confirment nos opinions. Nous nous sommes retrouvés à consulter des médias qui, sans le vouloir, nous isolent progressivement. Les radios où je travaillais, par exemple, n’avaient pas cette intention, mais nous nous sommes retrouvés, en termes d’information et de manière de nous informer, quelque peu en retrait du débat public national : un accident sur l’autoroute en Tel Aviv et Jérusalem passait avant les grands débats de la société française ! Mais ce phénomène n’est pas réservé à la communauté juive, on l’observe dans tous les milieux !

Il faut se battre pour la seule chose qui a fait venir les juifs en France et les a fait y rester : l’Universel et la République. Un juif en France se bat pour la République Universelle, et s’il pense que c’est perdu, alors autant faire ses valises.

Ce que disent des amis juifs, c’est : « Si Éric Zemmour est élu, peut-être que je ferai mon aliyah. Si Jean-Luc Mélenchon est élu, peut-être que je ferai mon aliyah ». Est-ce que c’est la bonne réponse ? Je ne sais pas. Mais cela exprime cet épuisement face à un débat public de plus en plus polarisé… De la même manière, aujourd’hui, de nombreuses connaissances juives de gauche me disent : « Depuis le 7 octobre, je ne regarde plus que CNews parce que c’est la seule chaîne qui n’est pas anti-israélienne ». Cela conduit à se retirer du débat public, à ne plus consulter les journaux mainstream…Et Cnews est un des chevaux de Troie de l’extrême droite pour infiltrer leurs idées dans la communauté juive. L’extrême droite n’est pas bête. Elle voit comment l’islamisme a ciblé les juifs, jusque sur le territoire français. Ils ne soutiennent pas les juifs par sincérité, mais par opportunité. Il ne faut pas flancher. 

Mais les juifs ne sont pas naïfs, ils savent que le Rassemblement national a été fondé par des anciens nazis. Nous avons tous été éduqués dans nos histoires familiales personnelles à reconnaître cela. Si quelques-uns glissent un bulletin RN dans l’urne, ça n’est pas par adoration du IIIe Reich, mais parce que la République est impuissante à les protéger et que des figures majeures à gauche ont failli. 

Mais Bardella, c’est un retour au statut de dhimmis pour les juifs ! Les juifs qui ne feront pas de vagues pourront continuer à vivre normalement. Mais ceux qui s’opposeront au pouvoir seront désignés à la vindicte populaire au travers de leur identité juive ! C’est déjà ce qui se passe sur les réseaux ou des armées de trolls d’extrême droite attaquent des personnalités de gauche uniquement sur leur identité juive. 

Il faut se battre pour la seule chose qui a fait venir les juifs en France et les a fait y rester : l’Universel et la République. La première chose que les juifs de France veulent entendre, c’est parler de République, de fraternité. Ce qui a attiré leurs aïeux en France, c’était la République.

Il y a une ambiguïté chez nombre d’intellectuels juifs en France aujourd’hui. Comme s’ils avaient mis de côté la leçon de base du sionisme politique, qui pose que l’antisémitisme en Europe et dans le monde, c’est une constante. L’antisémitisme peut monter, il peut descendre, on peut un peu le tasser, mais c’est une constante. Ceci posé, face au pic d’antisémitisme, il n’y a que deux options. Ou bien ils en tirent la conclusion sioniste, et ils font leur alyah. Ou bien ils restent en France et ils se battent pour la seule chose qui peut protéger les juifs de France, c’est-à-dire la République et ses valeurs, qui ne sont pas compatibles avec l’extrême droite. Autrement dit, un juif en France se bat pour la République Universelle, et s’il pense que c’est perdu, alors autant faire ses valises. L’accommodement au RN, c’est participer à la fragilisation de la République, sans en tirer les conclusions nécessaires.

EP : A l’entre-deux tours, nous avons vu apparaître sur Internet un site appelé « Bloquons-les », qui dresse une liste de candidats, principalement du RN et certains de LFI, qui sont jugés problématiques pour leurs positions antisémites, racistes, antirépublicaines, ou autres. Ce site répond à une demande d’un public qui a du mal à synthétiser et partager des informations concises sur l’antisémitisme en politique : « Donnez-nous un centre de ressources, donnez-nous un répertoire », demandent-ils aux médias. Et cela s’appelle « Bloquons-les ». Est-ce que le journalisme et les enquêtes n’ont pas répondu suffisamment à la demande et à la nécessité d’informations sur la part réellement raciste et antisémite, qui subsiste de manière non-résiduelle à l’extrême droite, notamment ?

JH : Il est certain que la réponse à ce niveau n’a pas été suffisante. Mais la bataille culturelle ne se mène pas que par la documentation sur des propos tenus par les uns et les autres. Elle se mène sur le terrain des idées : quel projet est proposé, dans quelle histoire, dans quelle filiation idéologique, politique… ? C’est aussi comme si les électeurs ne voulaient pas se poser ces questions-là, ne pas réfléchir à ce qu’on leur propose collectivement. D’où ces réponses qui n’en passent que par des cas individuels ou leur addition. C’est très important d’identifier toutes ces personnes-là, mais ils appartiennent à des groupes politiques, des projets. Il faut pouvoir identifier ce qu’il y a dans le discours qui entraîne une haine de l’autre, de l’altérité, qui entraîne une haine de tout ce qui ne viendrait pas servir l’homogénéisation, qui est le projet de l’extrême droite. La République laisse la place à chacun avec sa différence. Ne croyons pas que le seul fait de dire qui sont les racistes, qui sont les antisémites, pourra permettre aux juifs comme aux non-juifs d’ouvrir les yeux sur la dangerosité de l’extrême droite.

JW : On passe du barrage républicain à la cancel culture menée par un minorité religieuse avec quelques alliés. En réalité, ce qui nous rendra plus fort, c’est une République forte, et la mobilisation contre les discriminations. Après, je respecte complètement le combat de gens qui ne vont pas lâcher d’une semelle des gens qui ont tenu des propos antisémites, parce que, si le boulot n’est pas fait par la République, il faut le faire malgré tout.

EP : Cela peut aussi être vu comme une manière de vouloir reprendre la main car, au football politique, les juifs sont décidément, depuis un moment, la balle. 

JH : Sur « Bloquons-les », un autre élément qui me semble peut-être intéressant, c’est que malgré tout, dans le climat ambiant, les juifs ne cessent de se dire : « On en a marre d’être considérés comme des objets et instrumentalisés dans le combat politique ». Et si on parle beaucoup de ceux qui ont été sensibles à l’extrême droite, il y en a quand même de nombreux qui disent ne pas supporter ni la manière dont l’extrême droite tente de les récupérer, ni le comportement de la gauche, qui les a abandonnés, et passe son temps à essayer de se justifier. Ils veulent se sentir acteurs de cette échéance électorale et « Bloquons-les » vient leur proposer d’être dans un lieu d’action. En relayant ça, ils font à la fois partie d’un lieu d’information et d’action. Ils relaient quelque chose qui va entraîner une action directe. Ce n’est pas une simple enquête d’investigation que l’on partage, c’est un mode d’action.


Propos recueillis par Elie Petit

Jonathan Hayoun est documentariste et essayiste. Il a notamment réalisé la série documentaire « Histoire de l’antisémitisme » sur Arte et « Sauver Auschwitz ? » (Arte-Effervescence). Il est le co-auteur, avec Judith Cohen Solal, de plusieurs livres dont ‘La main du diable : Comment l’extrême droite a voulu séduire les juifs de France’ (Grasset), ‘Les adieux au General’ (Robert Laffont) et ‘Zemmour et nous. Comment un homme éduqué dans les écoles juives peut-il porter le discours de l’extrême droite ?’ ( Bouquins)

Johan Weisz est journaliste et fondateur du média en ligne StreetPress, engagé contre l’extrême droite. Auparavant il a cosigné l’ouvrage OPA sur les Juifs de France, enquête sur un exode programmé (Grasset, 2006)

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