Entretien avec Aharon Appelfeld. « Je suis arrivé en Israël sans langue. »

Romancier et poète israélien, né le 16 février 1932 à Jadova (près de Czernowitz, alors en Roumanie, aujourd’hui en Ukraine) et mort le 4 janvier 2018 à Petah Tikva en Israël, Aharon Appelfeld n’a eu de cesse de « traduire » son expérience d’enfant ayant survécu à la destruction des Juifs d’Europe. Nous sommes heureux de publier dans K. l’entretien réalisé par le psychanalyste Antoine Nastasi en août 2010 dans la revue Esquisse(s) dont il était le rédacteur en chef[1]. L’auteur d’Histoire d’une vie y parle de l’écriture et des mots, de l’hébreu « qui a modelé le caractère du peuple juif » et témoigne du mouvement des langues dans lequel l’histoire l’a ballotté, de l’allemand à l’hébreu, en passant par le yiddish.

 

Arrivée d’un enfant juif en Israël en 1947. Wikipedia Commons

 

>>> Lire dans K. « Les langues d’Aharon Appelfeld », le texte rédigé par Valérie Zenatti après avoir lu l’entretien ci-dessous.

 

Esquisse(s) – Antoine Nastasi : Dans Histoire d’une vie, vous écrivez : « Grand-père dit qu’on se hâte vers la synagogue et qu’on s’en éloigne lentement »[2]. Cette phrase donne à penser et reste une énigme ; comment la prolonger, comment entendre ce qui concerne le mouvement et la transformation ? Lorsqu’on en ressort, quelque chose a-t-il changé ?

Aharon Appelfeld : Oui, mais c’est une sorte de règle. Une règle qui prescrit de se hâter vers le lieu sacré, et au contraire, lorsqu’on le quitte, de prendre son temps. On garde quelque chose avec soi, on fait honneur à ce lieu. C’est ce qu’il y a derrière cette phrase.

« C’est chez eux (les poètes) que j’ai appris à écouter le vers et le mot seuls, à essayer de comprendre que le son aussi a un sens »[3]. Iriez-vous jusqu’à penser que le son ouvre à un au-delà du sens ?

Oui, ou on pourrait dire à un autre sens. Que le son puisse ouvrir à un autre sens du mot de la phrase, de l’image, n’est pas une notion rationnelle. Cette idée du son isolé, séparé du contexte quelque part, est très difficile à réaliser. Peut-être, lorsque l’écrivain écrit, il est aussi au diapason de la musique des mots. Je le ressens dans ma pratique, je le mets en pratique.

Il se pourrait que le son soit lié à l’émotion ?

Oui, bien sûr. Il est imbriqué dans l’émotion.

À propos de l’hébreu, du choix de la langue, vous écrivez : « Sa condition d’orpheline résonnait avec mon statut d’orphelin »[4]. Qu’est-ce qu’une langue orpheline ? Comment l’hébreu moderne peut-il se trouver à cette place ?

Il est très difficile de généraliser cette idée. En fait, je suis arrivé en Israël en 1946 sans langue. J’avais seulement des fragments de langue : des fragments d’allemand, ma langue maternelle ; des fragments d’ukrainien, langue dans laquelle j’ai baigné pendant la guerre ; des fragments de la langue de mes grands-parents, le yiddish. Donc je suis arrivé en Israël sans langue et sans instruction depuis l’âge de 6 ans. J’avais 13 ans et demi et je suis allé au kibboutz. Mes connaissances étaient maigres, mon langage très pauvre, et je ne connaissais pas du tout l’hébreu. Ainsi, dans les champs, j’ai adopté l’hébreu. L’hébreu est d’une certaine façon devenu ma langue maternelle adoptive. Je m’applique sans cesse à cultiver cette langue. C’est ainsi que j’ai abandonné toutes les langues de mon enfance pour me lier à l’hébreu.

Même le yiddish ?

Pour le yiddish, c’est un peu différent, mais j’ai dû faire un choix : le yiddish ou l’hébreu. À vrai dire, ce n’était pas un choix parce qu’ici, je ne vivais pas dans un milieu yiddish. Personne ne parlait yiddish ici, c’était le pays de l’hébreu. C’est pourquoi l’hébreu est devenu ma langue maternelle adoptive. J’ai eu de la chance parce que l’hébreu est la langue des juifs, la vieille langue du peuple juif. Je venais d’une famille particulièrement assimilée, chez moi il n’y avait pas de judéité.

Mais il y avait l’allemand ?

En effet, nous étions une famille juive allemande. Mes parents n’ont jamais nié qu’ils étaient juifs. Mais ils étaient juifs sans judéité, sans religion, sans histoire… L’hébreu m’a permis de me relier à mes racines juives. À travers l’hébreu, je suis devenu juif. Je ne suis pas devenu sioniste en arrivant en Israël, je suis devenu juif. C’est autre chose.

Mais pour vous, y avait-il un lien entre l’allemand et le yiddish ?

Non. Même si bien entendu, il y a un lien étymologique : le yiddish est à soixante-dix pour cent de l’allemand, du « mittel hochdeutsch ». Mais le yiddish est la langue de mes grands-parents, des Carpates, de mes grands-parents et de leur religiosité.

Vous émaillez vos écrits de remarques sur l’importance de ce qui reste en deçà, dans la réserve quant à la traduction. « … Il ne fallait pas faire sortir de leur cachette les mots d’avant et les visions qui n’avaient pas leur place ici »[5] ou encore, à propos de Hersh, « Sa parole est et serait intérieure »[6]. Est-ce dans cette réserve que la vie résiste ? Cela se retrouve dans vos entretiens avec Philippe Roth, par exemple, dans l’idée d’un mi-chemin entre amnésie et mémoire, traduire serait alors donner vie à un objet où mémoire et oubli se mêlent.

Je parle plusieurs langues, mais je ne vérifie pas les traductions de mes livres. Cela me détournerait de mon véritable travail parce que revoir les traductions impliquerait de tout rationaliser, de déterminer ce qui est dit, ce qui n’est pas dit, ce qui a été perdu. Je ne peux pas le faire, je laisse ce soin au traducteur.

Le mot traduction peut aussi être entendu dans son sens le plus large. Je ne sais pas si vous seriez d’accord avec l’idée que quelque chose dans la tâche de l’écrivain procède de la traduction, même si une grande part du sens reste cachée. Peut-être que cette proximité entre l’oubli et la mémoire a quelque chose à voir avec la part cachée de la tâche du traducteur qui consiste non pas à passer d’une langue à une autre, mais à traduire un ressenti, une pensée, ou quelque chose qui n’est pas réellement pensé ou pas encore pensé.

Peut-être, je n’ai jamais fait l’expérience de la traduction. Plusieurs fois, j’ai été tenté de le faire : à partir de l’anglais, de l’allemand, du yiddish, mais je ne l’ai jamais fait. Il me semblait que je devais m’en tenir à mes écrits, à mon imaginaire et ne pas aller vers d’autres sens. Bien sûr, il ne fait pas de doute que la traduction est un processus créatif. On puise dans une langue pour transmettre dans une autre. Je me sens différent lorsque je parle anglais, allemand, russe, yiddish, ou roumain. Il m’arrive quelque chose lorsque je parle une autre langue, je ne sais pas exactement quoi, mais il m’arrive quelque chose.

La création serait-elle, plutôt qu’une traduction, un mouvement pour traduire quelque chose qui se passe à l’intérieur ?

Oui, on peut aussi le dire comme ça : quelque chose vous arrive, vous est arrivé, et vous essayez de trouver des mots : oui, il y a quelque chose que l’on cherche à trouver, quelque chose à mettre là ; en d’autres termes, on essaye de trouver les mots pour une expérience, pour ce que l’on a vu… Mais, c’est différent quand vous traduisez un texte d’une langue dans une autre langue ; le texte est quelque chose d’artificiel par rapport à l’expérience, à l’expérience vécue. Un texte a été construit, travaillé et peaufiné ; ici (dans l’écriture) la chose est encore très brute, sans forme, et vous cherchez à lui donner une forme.

Les écrivains cherchent le plus souvent à accumuler les mots, les détails, et on ne voit plus rien. L’écrivain, dans sa faiblesse, semble dire : « Laissez-moi ajouter toujours plus de détails pour que le lecteur comprenne ou ressente. » C’est une erreur.

Cela voudrait dire que l’informe a une existence… Avez-vous déjà lu l’un de vos écrits dans une autre langue ?

Non, je préfère les lire en hébreu ; je pourrais le faire, mais ce serait bizarre, j’aurais l’impression de parler avec un masque.

Dans L’amour soudain, Ernest dit : « … enfin les visions et les mots se rattachent »[7]. Est-ce là, en fin de compte, l’essentiel de la traduction comprise comme une création ? Le lien entre les mots et les visions ?

Absolument. La question est de savoir comment transmettre, comment transformer les visions en mots, c’est bien de cela qu’il s’agit. Lorsque j’écris, je vois un lieu, un homme, une femme, l’ambiance, et la question est : « Comment les mettre en mots ? » puisque, en fin de compte, les mots sont des objets artificiels. Alors, comment se détacher de la vision et la saisir en sept, huit, ou neuf mots ? Car nous sommes en permanence submergés par des centaines de détails, où que nous soyons. Comment faire pour relever deux détails, deux mots qui livreront l’expérience ? Les écrivains cherchent le plus souvent à accumuler les mots, les détails, et on ne voit plus rien. L’écrivain, dans sa faiblesse, semble dire : « Laissez-moi ajouter toujours plus de détails pour que le lecteur comprenne ou ressente. » C’est une erreur et c’est tout le problème des langues européennes, qui n’existe pas en hébreu. Dans les langues européennes, vous disposez d’un vocabulaire infini et vous jouez avec les mots. Vous venez de la langue française, vous savez ce que veut dire : « jouer avec les mots ». Mais le jeu de mots ne permet pas d’atteindre le sentiment, quelquefois, il le recouvre. Si vous faites appel à cinq cents mots, le sentiment sera enfoui, vous n’aurez jamais de sentiment, vous n’aurez que des mots. L’hébreu m’a appris que less is more. Employez deux mots pour un sentiment, parfois un seul mot, ne camouflez pas interminablement les sentiments derrière des mots. Ne soyez pas amoureux des mots !

Un écrivain et poète français, Yves Bonnefoy, ayant beaucoup écrit sur la peinture, écrit : « Oui beaucoup voulurent se détacher de ces signes qui avaient usurpé des choses »[8].

C’est tout à fait juste. C’est pourquoi je remercie Dieu de m’avoir permis d’apprendre l’hébreu plutôt que le français ou l’allemand.

Un peu plus loin, dans L’amour soudain, vous écrivez : « Ernest sait que sans mots justes les visions disparaîtront, comme si elles n’avaient jamais existé »[9]. Quelque chose pourrait-il être effacé ?

En effet, c’est comme tout à l’heure, quand nous avons évoqué l’idée de forme et d’informe.

La perte de l’hébreu qui a caractérisé une partie importante du judaïsme d’Europe centrale n’a-t-elle pas fini par rendre intraduisible une part essentielle de l’être juif ?

Sans aucun doute. L’hébreu est d’une certaine façon l’essence de la judéité. Sans l’hébreu, la plupart des sources juives vous demeurent inconnues. Ce serait comme être français sans la littérature française. Être juif est plus compliqué parce que l’hébreu est lié à la foi juive, en fait, l’hébreu est la foi juive, il est langue de prière et d’étude. Dans les générations passées, on pouvait parler une autre langue, mais on priait et on étudiait toujours en hébreu, c’était une obligation. On prie et on étudie tous les jours en hébreu. Cette langue a donc modelé le caractère du peuple juif.

L’hébreu moderne a-t-il perdu quelque chose de la langue originelle ?

Pendant deux mille ans, l’hébreu a été une langue religieuse, ce n’était pas une langue parlée, c’était une langue de prière et d’étude. La prière, c’est l’émotion et l’étude, la rationalisation ; c’étaient les deux facettes de l’hébreu, dont aucune n’avait de lien avec la vie réelle, la vie séculière.

D’après vous, l’hébreu moderne est une langue séculière ?

On a tenté de la séculariser. Par exemple : en hébreu ancien, « avoda » signifie « vénérer » au sens religieux, en hébreu moderne, cela signifie « travailler » ; c’est une grande différence. Il y a eu cette tendance à séculariser la langue ; ainsi une longue liste de mots a été sécularisée.

Vous écrivez que l’hébreu est devenu la langue des ordres.

Oui, l’un des lieux de sécularisation est l’armée. L’hébreu devient : « vas », « lève-toi ».

Dans mes rêves, lorsque je parle à ma mère, c’est toujours en allemand, ce n’est pas en hébreu.

Vous évoquez toutes vos langues d’origine et la place particulière de l’allemand comme langue maternelle, et vous dites avoir appris le yiddish, langue des grands-parents, pour chasser l’allemand, tout à la fois langue maternelle et langue des assassins. Vous dites que lors de votre arrivée en Israël, votre tête bourdonnait de langues, mais qu’à la vérité, vous n’en aviez pas une à vous. Cependant c’est l’hébreu que vous avez choisi comme langue d’écriture, c’est-à-dire la langue de la séparation et d’un dur apprentissage. L’hébreu, langue « devenue maternelle », langue d’écriture chargée de porter et traduire ce qui vous appartient en propre, cette enfance dans laquelle vous puisez la créativité et votre œuvre.

Ce que je ressens est compliqué quand je dis que l’allemand est ma langue maternelle. C’est ma langue maternelle ; de nombreux mots allemands me relient toujours à mes parents ; bien des expressions en lien avec les sensations me viennent de l’allemand. Et dans mes rêves, lorsque je parle à ma mère, c’est toujours en allemand, ce n’est pas en hébreu. Mais l’allemand n’est pas ma langue de culture et ne l’a jamais été. C’est une sorte de langue maternelle, au sens restreint du terme. Elle n’a pas de résonance, pas de résonance culturelle, en dehors de la relation entre ma mère et moi, mon père et moi. J’étais le seul fils, nous étions toujours trois. Quand j’écris, il me vient de multiples références culturelles, mais cela n’est pas vrai pour moi avec la langue allemande. En yiddish, c’est différent, c’est la langue de mes grands-parents, pleine de judéité. J’ai voulu me couper de la culture allemande et tisser des liens toujours plus étroits avec mon héritage hébreu.

Est-ce possible ?

Je le crois. C’est possible parce que mon expérience de la langue allemande, en dehors de la relation avec mes parents, était celle de la rencontre avec les Allemands assassins. Qui voudrait être identifié à des assassins ? Cela m’a amené à refuser de lire de l’allemand, de cultiver cette langue.

Plus jamais ?

Non, plus jamais ; je le comprends, je le parle ; c’est la langue de l’intimité entre mes parents et moi, mais rien de plus.

Nous avons tous ce type de réaction, mais n’est-il pas difficile de ne pas lire Rilke, par exemple ?

Oui, mais c’est une question de choix ; chacun doit tracer un cercle autour de lui-même : « Ça, je peux le faire, ça, je ne peux pas le faire. » Quand j’étais jeune, je voulais en savoir plus sur le bouddhisme zen, japonais, tout m’intéressait. Finalement, j’ai compris que je n’y arriverai pas. Si je voulais vivre une expérience mystique, je devais me tourner vers le mysticisme juif ; je ne pouvais pas me déployer aux quatre coins du monde, à l’instar des hommes de la Renaissance ; je devais me poser des limites. Il m’est plus naturel de me tourner vers le mysticisme juif plutôt que vers la mystique chinoise, japonaise, bouddhiste ou autre. Rilke est bien entendu l’un des grands poètes que j’aime et que je lis de temps à autre, mais je dois faire des choix. Ce sont des textes en hébreu que je vais lire en priorité et approfondir : par exemple, plutôt que Rilke, la poésie médiévale juive : Yehouda Halevi, Ibn Gabirol, il y a un grand nombre de poètes magnifiques.

Aharon Appelfeld
Pourrions-nous insister sur cette étrange expérience qui consiste à rêver dans d’autres langues, dans plusieurs langues ? Ce serait comme des fondations, quelque chose qui nous soutient ; il semble que même dans les rêves, il est très important de résister à la traduction.

Absolument ; pour ma part, je trouve refuge dans la langue yiddish. Je continue à chérir le Yiddish, j’aime le parler, j’ai consacré beaucoup de temps à le cultiver. Il est mon fondement. Il n’est pas lié à mes parents, mais à mes grands-parents. C’est important parce que je passais généralement l’été chez mes grands-parents, dans les Carpates. Ces montagnes merveilleuses étaient l’environnement naturel de mes grands-parents, et comme ils étaient isolés et qu’il n’y avait pas de juifs à proximité, ils avaient leur propre synagogue.

Dans la ferme ?

Oui, dans la ferme, une petite synagogue, une synagogue en bois. C’est étrange qu’une famille ait sa propre synagogue. Le samedi et les jours de fête, elle accueillait les juifs des environs.

« Il y avait bien entendu un autre dilemme : ma langue maternelle était l’allemand, la langue des assassins de ma mère »[10]. S’agit-il de traduire, de reconstruire la présence maternelle, de la représenter à travers l’écriture ? Mais il aura fallu attendre l’apprentissage de l’hébreu alors que le yiddish, langue sacrée, celle des grands-parents, interdite dans l’enfance, est intraduisible et inutilisable. C’est comme s’il avait fallu tuer une langue, l’allemand, pour plonger dans l’inconnu d’une autre, l’hébreu ; peut-on parler de retrouvailles avec le yiddish qui devient, selon votre expression, une langue grand-maternelle d’adoption ?

En effet. Parfois il faut plonger. Ce n’est pas une simple question de langue. Dans mon esprit, l’allemand est associé à l’assimilation, à devenir allemand. Après la guerre, cela est devenu pour moi non seulement une chose impossible, mais une chose à laquelle je me suis opposé de toutes mes forces. Mes parents voulaient que nous devenions tous allemands, ou, pour dire autrement, que nous soyons de culture allemande, des juifs enracinés dans la culture allemande. Pour moi, après la guerre, c’était impossible, il y avait donc deux voies : l’allemand qui ferait de moi un Allemand, et l’hébreu qui ferait de moi un juif. J’ai préféré être ce que je suis, parce que je suis juif ; pourquoi scinder mon identité ? « Be what you are.»

L’écriture serait-elle une adresse à Dieu ?

Oui, la prière juive est une prière en hébreu. C’est seulement à la fin du 19e siècle que certains juifs allemands, anglo-saxons et français, ont écrit des introductions en langue profane, mais le livre de prières juif a toujours été en hébreu. Je suis issu d’une famille profondément assimilée, et la prière qui relie l’homme à Dieu n’y avait pas de place. En tant qu’auteur, lorsque j’écris, s’il s’agit de mes parents, je suis un juif assimilé – moi-même, je suis un juif assimilé, je sais exactement ce qu’« assimilation » signifie –, mais s’il s’agit de mes grands-parents, je suis un juif religieux, rien ne m’est étranger. L’hébreu m’aide à me rapprocher de mon grand-père et de ses conceptions.

Même de ses conceptions religieuses ?

Oui, je me sens totalement religieux, il n’y a pas de barrière entre mes grands-parents et moi, je suis avec eux.

Vous pouvez donc dire que lorsque vous écrivez en hébreu, c’est comme si vous priiez ?

Pas toujours, puisque lorsque mes écrits concernent mes parents, ce ne sont pas des prières ; c’est seulement lorsqu’il s’agit de mes grands-parents que je prie.

Y a-t-il un mot en allemand qui reste émotionnellement chargé ?

À vrai dire, il y a beaucoup de mots qui sont restés fixés dans ma mémoire. Je vous en donne un que j’ai toujours en tête, parce qu’il n’a pas forcément d’équivalent en hébreu ou dans une autre langue : ma mère avait l’habitude de dire : « Ich habe keine ahnung », une expression qui veut dire : « Je ne sais pas, je ne devine pas. »

Dans « ahnung », il y a l’idée d’« intuition » ?

Absolument, cela a affaire avec l’intuition.


Aharon Appelfeld.

Propos recueillis par Antoine Nastasi pour la revue Esquisse(s), n°17, Automne 2020, Kimé.

 

Merci à Daniel Zaoui et au comité de rédaction de la revue Esquisse(s) de nous avoir autorisés à republier cet entretien.

Notes

1 « Entretien avec Aharon Appelfeld », réalisé par Antoine Nastasi en août 2010, à Jérusalem. Traduction de Valérie Genta révisée par Michèle et Antoine Nastasi. Paru dans Esquisse(s), Traduire, 17, Automne 2020. Paris, Editions Kimé.
2 Aharon Appelfeld, Histoire d’une vie. Paris, Éditions de l’Olivier/Le Seuil, 2004, p. 21.
3 Idem, p. 159.
4 Idem, p. 158.
5 Aharon Appelfeld, Et la fureur ne s’est pas encore tue. Paris, Éditions de l’Olivier, 2009, p. 241.
6 Idem, p. 243.
7 Aharon Appelfeld, L’amour soudain. Paris, Éditions de l’Olivier/Le Seuil, 2004, p.145.
8 Yves Bonnefoy, La vie errante, Paris, Gallimard, 1993, p.143.
9 Aharon Appelfeld, L’amour soudain. Paris, Éditions de l’Olivier/Le Seuil, 2004, p.146.
10 Aharon Appelfeld, Histoire d’une vie. Paris, Éditions de l’Olivier/Le Seuil, 2004, p. 123.

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