Du cycle de violence israélo-palestinien qui s’est amorcé cette semaine, il est difficile de savoir s’il n’est qu’une répétition de ceux qui l’ont précédé, ou si ses traits le singularisent et l’aggravent plus encore. Les heurts qui se produisent dans plusieurs villes du territoire israélien où les communautés juives et arabes sont enchevêtrées et liées dans une même forme politique, donnent aux événements un tour particulièrement dramatique, inquiétant. Sur un autre plan, par contre, on retrouve le scénario connu : Jérusalem est, comme à l’accoutumée, le déclencheur ; les roquettes tirées de Gaza, toujours plus nombreuses et de portée plus longue, constituent le carburant ; et les bombardements de Gaza par Tsahal prolongent un conflit finalement asymétrique qui attend sa trêve. Or dans ce scénario, la trêve n’arrive que lorsque les deux parties jugent, selon des calculs souvent indéchiffrables, qu’une sorte de point d’équilibre est finalement atteint. Bref, on est en présence d’un conflit armé qui n’a pas la paix pour horizon, mais tout au plus un calme relatif que chacun sait par avance précaire.
Ses répercussions sur l’opinion publique internationale, particulièrement européenne, sont quant à elles plus sûrement prévisibles. Car plus que tout autre, la situation est propre à enflammer les esprits. Comme si l’Europe était happée dans un conflit dont le caractère lointain, complexe et opaque s’annule d’un seul coup pour tous ceux, nombreux, qui ont déjà décidé de l’attribution des torts, assurés par avance du partage des camps du bien et du mal. A l’égard de ce conflit, d’ailleurs, on ne peut rien circonscrire qui ressemble de près ou de loin à une « opinion publique juive européenne », arc-boutée sur un avis bien tranché. Les positions se distribuent sur tout le spectre du nuancier. Néanmoins, il est un point sur lequel l’opinion éclairée devrait pouvoir s’accorder : la singulière aptitude de ce conflit-là à susciter un intérêt passionné qui ne s’épuise pas dans le souci de la justice, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, ou la raison humanitaire. S’il en était autrement, reconnaissons que d’autres conflits lointains – la période n’en manque pas – attireraient logiquement, dans une proportion égale ou seulement comparable, l’attention générale. Or ce n’est manifestement pas le cas.
Pourquoi en va-t-il ainsi ? A l’évidence, ce conflit et nul autre ramène l’Europe à ses démons, à ses démêlées avec elle-même, et donc forcément à son rapport aux juifs. C’est un fait que le sionisme et l’État d’Israël procèdent peu ou prou de la construction d’un « problème juif » dans l’Europe moderne. Et c’est un fait aussi qu’avec l’exploitation des thèmes liés à la décolonisation qui nourrit la perception d’Israël comme le dernier avatar du colonialisme européen, l’Europe se trouve prise, sinon dans un étau, du moins dans un dilemme dont elle peine à analyser les termes. A travers l’événement, elle est simultanément confrontée au problème juif en Europe qu’elle a sécrété, et au traitement qu’elle a réservé aux populations anciennement colonisées. Rien d’étonnant alors à ce que la répétition du conflit israélo-palestinien ne porte en elle les stigmates d’une autre répétition : celle du malaise des juifs d’Europe approfondi et réitéré à chaque occasion.
On notera – pour introduire le premier des articles que K. propose cette semaine – que ce malaise prend toutefois des formes sensiblement différentes selon les lieux. La France et la Grande-Bretagne comprennent les plus grandes communautés juives d’Europe, et pourtant les deux cas contrastent fortement. En France, la vague d’antisémitisme qui s’est levée depuis les années 2000, n’a pas atteint la Grande-Bretagne de la même manière. Les juifs de Grande-Bretagne n’ont pas été mis sous pression, ils n’ont pas été contraints à ce mouvement de migration interne et internationale qu’a connu la France. Mais un mauvais vent y souffle depuis de nombreuses années, surtout dans les milieux universitaires ; et le Labour de Corbyn et de Livingston, parti politique longtemps appelé « la maison [politique] des juifs », s’est fourvoyé dans une hostilité toujours plus patente à l’égard des juifs. Cette vague s’est nourrie d’une génération de leaders qui a pris l’ascendant sur le parti après l’essoufflement du new Labour de Blair. Moins centré sur la lutte des classes et sur la reconstruction de l’État-providence que sur un internationalisme tiers-mondiste et sa traduction interne en politique des « identités », elle a projeté sur l’État d’Israël tous les méfaits de l’impérialisme, du colonialisme et du racisme, appelant le Labour à se purger des « sionistes », à la manière dont le Bloc de l’Est avait jadis purgé le parti de ses juifs. Si un coup d’arrêt a été porté à cette dérive, il n’en reste pas moins qu’une partie des élites intellectuelles, pour qui « sioniste » est une insulte, demeurent engoncées dans ce genre de certitude, perpétuant probablement pour de nombreuses années cette atmosphère dans les campus de Grande-Bretagne. Que la définition de l’antisémitisme par l’IHRA y soit une cible n’étonnera donc pas. C’est ce que nous rapporte David Hirsch de manière saisissante dans le long récit de « l’affaire David Miller », du nom de ce professeur de sociologie à l’université de Bristol, pour qui « la sphère publique britannique est prise d’assaut par l’État d’Israël et ses défenseurs » et qui se trouve depuis quelques semaines au cœur d’une controverse qui permet de revenir sur la question de l’antisémitisme qui gangrène une partie de la gauche britannique depuis des années.
L’autre texte que vous propose K. porte sur la shehita, l’abattage rituel juif des animaux de consommation, en Europe. Ici aussi se pose la question de savoir si la cause du bien-être animal ne se double pas de deux autres contextes explicatifs plus amples. D’abord, celui du rapport de l’Europe aux juifs, dont les coutumes sont curieusement exclues du patrimoine européen alors que la présence juive y remonte à la nuit des temps. Ensuite, une volonté des Etats européens de corseter les mœurs musulmanes dont les prescriptions en matière d’abatage sont similaires à celles des juifs — mesures qui, dans ce cas, ne vise pas directement les juifs mais n’en comportent pas moins un dommage collatéral, peut-être fatal à la présence juive en Europe. David Haziza se pose la question dans un long article que nous publierons en deux parties.