Encore une fois, on l’a échappé belle. L’extrême droite ne représentera pas la France et ne gouvernera pas le pays. Ainsi, c’est avec un soulagement certain qu’on accueille la réélection d’Emmanuel Macron. Mais le soulagement, en l’occurrence, laisse un goût amer. Il ressemble à la sensation que l’on a lorsqu’après avoir conduit en état d’ébriété, on rentre indemne chez soi et que, la porte à peine refermée, on se dit que c’est bien la dernière fois : on se gardera bien, à l’avenir, de ce genre d’enthousiasme du faux défi, d’angoisse, de tension, de culpabilité voire du sentiment d’autodestruction. Et pourtant, au fond de soi, on sait aussi que l’on recommencera, puisqu’il est plus désagréable de rester à jeun toute une soirée que de passer une mauvaise demi-heure, qu’il est plus coûteux de changer de bande d’amis que de demeurer avec celle, chaleureuse, qui vous incite à boire. 42% des Français ont voté pour Marine Le Pen. Presque 30% se sont abstenus. Les chiffres sont saisissants. Environ 14 millions de Français ont pu vouloir une présidente d’extrême droite. 14 millions de Français qui non seulement font partie de nos vies, mais qu’on risque fort de retrouver dans cinq ans. Non pas parce qu’ils sont impénitents et inéducables, mais parce qu’aucun signe de changement politique manifeste ne pointe à l’horizon. Bref, le soulagement, comme celui du buveur faussement repenti, risque bien de rester sans conséquences.
Les Juifs, quant à eux, sont les derniers à pouvoir se laisser aller au soulagement du moment. Inquiets des résultats, ils le sont plus encore peut-être en imaginant les cinq ans à venir et les chances ratées d’inverser la situation. « L’antisémitisme est le socialisme des imbéciles » disait-on dans la social-démocratie allemande des années 1890, une social-démocratie dont le nom à cette époque n’avait rien d’usurpé. Face aux dommages causés par le libéralisme d’alors, les antisémites étaient ceux qui s’acharnaient à demander « Qui ?» en profitait. Galvanisés par leur question mal posée, ils trouvaient dans les Juifs l’exutoire de prédilection. Sur eux, fantasmait-on, il serait enfin possible d’agir. Si l’on s’en prend à eux, assurait-on, tout irait mieux pour tous. À cette flambée réactionnaire, la réponse sociale-démocrate était simple. L’effort requis est la création d’une société qui profite vraiment à tous, réponde aux exigences de justice qui émanent non seulement des individus, mais aussi des groupes qui la composent, de telle sorte que la prise collective tant désirée sur la vie commune puisse vraiment se réaliser. On en est encore là. Tant qu’on ne se réoriente pas dans cette voie, on redoute que la polarisation qui n’a pas cessé de s’accuser ces dernières années se renforce tant et plus, et que, à chaque extrême, les Juifs soient les cibles récurrentes de l’inquiétante et rageuse question « Qui ? » ; cette question à laquelle les crises récentes ont fourni un terrain si fertile.
Dans cet esprit, K. publie cette semaine trois nouvelles qui, chacune à sa manière, témoignent d’une inquiétude juive lancinante dans un monde en apparence lisse et paisible. Inquiétude devant une menace sourde, peut-être imaginaire, mais bel et bien ressentie, dans la nouvelle de Marianne Rubinstein ; inquiétude devant la perspective d’une disparition terminale de la mémoire juive dans celle de Nathalie Azoulai. Dans la nouvelle de Sam Sussman enfin, l’inquiétude est convertie en ironie sombre dans le récit ironique d’un étudiant juif américain en voyage dans une Europe de l’Est, là où le crime a englouti une part de ses aïeux, dont la mémoire lui apparaît malade, tissée de compassion feinte.