Dans le palais

 

Le château de Fürstenstein en Silesie, par Alexander Duncker (1813-1897), Wikimedia Commons

 

Je ne la connaissais que de loin. Elle était étudiante, diplômée en histoire de l’Europe et faisait une apparition occasionnelle dans ces salles aux murs couverts de panneaux de bois où des professeurs érudits prenaient acte du passé de manière histrionique. Elle était dégingandée, toujours chargée de livres et se trouva à mes côtés alors qu’elle sortait d’un amphithéâtre une après-midi d’automne durant mon premier trimestre à Oxford. Tout contre sa belle robe, au niveau de la hanche, se trouvait un exemplaire vieilli des Origines du Totalitarisme. Quand nous arrivâmes en dessous des clochers de la cour, je lui demandai ce qu’elle pensait qu’Hannah Arendt aurait fait de cette conférence.

Plus tard, elle dit : « Ça ne te dérange pas si je vais faire un brin de toilette ? » Ses doigts s’attardaient dans mes boucles lorsqu’elle se leva du lit. « Asher, murmura-t-elle, de New York. » Quand la porte de la salle de bain se referma derrière elle, je parcourus sa chambre du regard. Chaque objet semblait disposé avec soin. Deux tasses en porcelaine se faisaient face sur une table basse. Une robe noire repassée était pendue à la poignée de la porte du placard. Une étagère rouge cerise supportait trois douzaines de livres sur le destin des juifs européens.

J’enjambai mes vêtements en désordre pour me diriger vers les livres. Ils étaient annotés en écriture cursive le long de la marge à chaque page ou presque. Dans les index, je cherchais les villes polonaises où mes grand-parents vivaient enfants. La porte de la salle de bain s’ouvrit en un craquement. L’expression tremblante de Christine suggéra non pas que j’avais été invité à la voir nue et que j’avais découvert ses livres, mais que j’avais été invité à voir ses livres et que je l’avais découverte nue.

*

Nous n’aurions jamais pu nous revoir s’il n’y avait pas eu la bourse qui m’avait envoyé à Berlin cet été-là. J’avais écrit une proposition de recherche détaillée pour la faculté d’histoire d’Oxford sur les ruines de guerre à Berlin, mais je projetais de passer mon temps à travailler sur un roman. J’avais des doutes quant à la location d’un appartement sur internet, j’avais donc réservé un studio sur Airbnb à Neukölln pour une semaine et décidai que je chercherai une sous-location pour deux mois une fois là-bas. Je ne connaissais pas âme qui vive dans la ville et imaginais un été d’après-midis ininterrompus dans des cafés bon marché. Mais la première nuit à Berlin, tandis que je flânais sur le pont Oberbaum et le long des fresques taguées sur les vestiges du Mur de Berlin, le spectre d’un été solitaire se mit à luire, aussi sombre que la Sprée. Je m’assis au bord de l’eau, où les berlinois de l’est en fuite avaient autrefois été tués par la Police du Peuple. Facebook me dit que Christine était la seule personne que je connaissais à Berlin. Sous l’impulsion, je lui tapotai un message.

Elle dit : « Ça ne te dérange pas si je vais faire un brin de toilette ? » Les doigts de Christine s’attardaient dans mes boucles tandis qu’elle s’en alla, chancelante, vers la salle de bain. Je me redressai dans le lit et parcourus son appartement. Un bureau immaculé, un placard fermé et une étagère en chêne étaient disposés avec le même œil rigoureux que celui qui avait régi sa chambre à Oxford. Christine se glissa hors de la salle de bain et revint au lit. Dans le ton confessionnel qui suit souvent une relation sexuelle, elle décrivit son dernier article universitaire, une critique passionnée du point de vue généralisé, mais erroné, selon lequel les juifs européens avaient passivement accepté leur destin.

– Alors, où résides-tu cet été ? Me demanda-t-elle.

Je lui parlai du studio Airbnb et dis que je projetais de chercher une sous-location.

– Pendant deux mois ? Oh tu ne trouveras jamais rien. Christine parcourut la pièce du regard, comme si le contrat locatif dont j’avais besoin se trouvait peut-être là, sur le parquet. Tu seras sans domicile si rien n’est fait. Je n’arrive pas à croire que personne ne t’ait prévenu.

Elle prononça ces mots non pas avec une douce bienveillance, mais plutôt avec l’agacement découlant de mon inefficacité.

– Tu sais, deux personnes pourraient tenir ici. Cela ferait … sens.

Je ne dis rien, sûr d’avoir mal compris sa proposition. Elle me regarda timidement, comme si elle anticipait de sévères représailles. Je pensai aux ombres abandonnées sur la Sprée. Deux mois ne pouvaient que mal se passer.

       *

Nous tombâmes dans un rythme silencieux. Chaque matin, nous nous réveillions à sept heures et passions trente minutes au lit. Ni plus ni moins, jamais, peu importe le stade de l’acte, à sept heures et demie, Christine prononçait un brusque : « Ça ne te dérange pas si je fais un brin de toilette ? » Tandis qu’elle se douchait, je sirotais mon café au bord d’une fenêtre qui surplombait Oranienstrasse, un boulevard proche des vestiges du Mur de Berlin. À sept heures quarante, Christine sortait habillée de la salle de bain, me faisait signe de la tête à sa manière officielle, puis quittait le studio. Nous ne travaillions jamais dans les mêmes cafés et ne parlions jamais au cours de la journée. Je passais la mienne dans les restaurants turcs, coréens et indiens du quartier, à écrire en me sustentant de déjeuners à six euros. Je me sentis rapidement intégré à l’architecture locale, à taper dans des restaurants dont des couples de touristes blancs regardaient un instant l’intérieur, s’exclamant d’un air ravi. Quand mon rabbin me demanda dans un mail savamment rédigé ce que m’évoquait la vie à Berlin, je répondis que Kreuzberg était similaire à Williamsburg en moins cher. A neuf heures chaque soir, Christine et moi nous retrouvions à l’appartement. Après une description sommaire de ses recherches quotidiennes sur la Solution Finale et trente minutes précises au lit, Christine se détournait de moi et s’endormait. A sept heures le lendemain matin, elle se réveillait pour recommencer de nouveau cette routine. Tout cela aurait pu rester un mystère si nous n’étions jamais allés faire de la randonnée avec Ingrid.

*

Le nom d’Ingrid était chuchoté et était accompagné de précisions essentielles. Il y en avait trois : elle était une amie de la famille avant d’être au Parlement, elle était assez humble si on en venait à mieux la connaître et elle voulait toujours le meilleur pour vous. Christine répétait ces caractéristiques tandis que nous parcourions l’Oranienstrasse.

– Demande-lui de parler de la défense des réfugiés, dit Christine pour la troisième fois ce matin-là. Je t’ai dit qu’elle dirigeait les Verts au Parlement, non ?

Nous sortîmes de l’U-Bahn à Berlin ouest. Christine me prit la main et nous emmena précipitamment en direction d’une maison de ville de style gothique. Une femme aux cheveux blonds et courts se tenait entre une Coccinelle Volkswagen marron et un homme à l’air ahuri qui portait un pull beige. Christine, à bout de souffle, exposa nos noms respectifs. L’homme fut présenté en tant que Klaus. Tandis que je donnai à Ingrid une poignée de mains, je soulignai que j’avais beaucoup entendu parler d’elle.

– Depuis toutes jeunes, dit Ingrid en faisant la grimace à Christine, je m’efforce que celle-ci soit à l’heure.

Ingrid se tourna vers la Volkswagen. « J’ai aussi une jeep, mais je préfère voleter avec cette petite Coccinelle. »

Nous nous serrâmes dans cette petite Coccinelle.

Christine et moi étions assis à l’arrière et Klaus sur le siège passager. Il tenait un Blackberry dans la direction d’Ingrid. Tandis qu’elle suivait la circulation des yeux, Ingrid parlait allemand au téléphone. La voix de l’autre côté semblait plus basse à chaque réponse. Klaus interrompit l’appel et composa un autre numéro. Chaque voix qui répondait à Ingrid partageait un frisson effrayé et ses réponses une assertivité brutale. Elle ne regarda pas une seule fois le téléphone.

Nous traînions dans la circulation. « Il y a ce Vietnamien dont je t’ai parlé, dit Christine » Je regardai par la fenêtre. Entre la station de U-Bahn et un grand magasin, un panneau noir qui indiquait Stuthof, Treblinka et Dachau était érigé. Ingrid luttait contre des voix qui s’amenuisaient.

Nous traversâmes les abords de la ville, les ponts d’autoroute et les tours résidentielles grises qui laissaient place aux terres agraires. Ingrid agita son téléphone et me regarda dans le rétroviseur avec un intérêt soudain.

– Tu connais la Silésie ?

– Seulement de loin, dis-je.

– Quand je vais quelque part, cette terre me manque, dit Ingrid. Cela me prit un moment avant de considérer cela comme une réprimande.

– La Silésie est une terre aux nombreux palais, poursuivit Ingrid. Sais-tu qui construit ces palais ?

Je ne le savais pas. Un autre moment s’écoula dans un silence réprobateur.

– Ces palais sont en train d’ être construits par de nobles prussiens. La Silésie était l’endroit le plus raffiné d’Allemagne pour passer l’été. De nombreux nobles venaient de Berlin pour le week-end. Autrefois, il y avait de nombreuses nuits féeriques dans ces palais.

– Cela a l’air charmant, tentai-je.

– Puis vint la guerre, se lamenta Ingrid.

Nous passions silencieusement les clochers et les huttes aux toits de foin. Le paysage se faisait l’écho de la nostalgie de S.Y Abramovich ,  I.L. Peretz, Amos Oz et d’ Isaac Bashevis Singer, des histoires yiddish que mon grand-père me lisait à la fin des soirées de mon enfance, des souvenirs qu’il livrait parfois de la sienne. Je me rappelai un jour où j’avais baillé dans un musée new-yorkais à côté de lui, cet homme frêle dont le corps était marqué de signes que je ne savais pas encore décoder, qui restait pendant un temps interminable devant une toile qui représentait des fragments mythiques d’un village.

– Tu n’es jamais allé en Pologne ? Demanda Ingrid. Mais Christine me dit que ta famille est polonaise.

– Elle l’est.

– Quel dommage que tu sois si coupé de ton histoire familiale.

Nous filions dans la pénombre. Je fixais les terres agraires, me laissant porter entre le sommeil et l’éveil. L’allemand brusque de Christine et Ingrid se mêlait à l’accent yiddish avec lequel mon grand-père me lisait des histoires du soir autrefois. Les images de ces histoires se reflétaient dans les terres agraires, les enfants qui couraient à travers les vallées des shtetech, l’Idiot Mendele qui grimpait dans les collines pour vendre des livres, du vin et des ragots. Six magnifiques tourelles s’élevaient dans le ciel. Je regardai les flèches du palais qui s’élevaient de tours en marbre surplombant une cour de colonnes doriques et d’arbres élagués que je ne pouvais insérer dans les récits de mon grand-père. Soudain, je m’aperçus que nous avions atteint notre destination.

Ingrid fit faire une pause à la Volkswagen et à son hochement de tête approbatif, nous nous levâmes de la voiture. Un homme âgé vêtu d’un smoking bordeaux murmura : « Bienfenue ». Il ouvrit les portes en laiton du palais, ce qui révéla un vestibule illuminé de chandeliers baroques. Des armures gardaient le sombre vestibule avec des haches médiévales et des épées en forme de croix. Une fresque au plafond dépeignait trois chevaliers sur leur monture à la poursuite d’un lièvre. Le propriétaire silencieux nous mena au bout du vestibule. D’un grand geste il ouvrit une porte en chêne. La chambre était bordée de portraits aux cadres en argent représentant des hommes vêtus de tuniques et de fourrures, tels une armée de Valets de Coeur. Des rideaux dorés descendaient d’un lit à baldaquin. Le propriétaire silencieux nous fit entrer, Christine et moi, en s’inclinant.

Trente minutes plus tard elle dit : « Ça ne te dérange pas si je fais un brin de toilette ? »

*

Pour le dîner, Christine portait une robe noire ornée de paillettes argentées. Je mis un blazer marine et un jean slim.

– Tu n’as rien d’autre ? Me demanda-t-elle.

Je n’avais rien.

– Pourquoi n’as-tu pas pris un pantalon habillé ?

– Tu as dit qu’il s’agissait d’un séjour de randonnée.

– J’ai dit un séjour de randonnée dans un palais.

– Je ne savais pas ce que cela signifiait…

– Tu apprécies Ingrid ?

– Oui, elle est…

– Eh bien, je veux qu’elle t’apprécie aussi.

Ingrid et Klaus nous reçurent dans le réfectoire avec de cordiales poignées de main. « Au plaisir de vous voir, dit Ingrid comme si nous venions d’arriver en calèche du Berlin du dix-huitième siècle. »

Des nappes blanches scintillaient sous les chandeliers. Des enfants blonds portaient des chemises repassées à la perfection. A la tête de chaque table se trouvaient des hommes maussades dont je présumais que le patronyme commençait par De ou par Von. Un cerf décapité au port majestueux nous jugeait, imperturbable, depuis le mur. Ingrid passa la commande pour la table.

– Alors, dis-je à Ingrid en souriant, Christine me dit que tu travailles sur les droits des réfugiés au Parlement ?

Elle me regarda froidement, comme si elle était en train de déterminer si j’étais digne d’une telle conversation.

– C’est cela, concéda Ingrid. Tu sais sûrement qu’il y a un problème avec les réfugiés. Des dizaines de milliers d’entre eux viennent en Allemagne, mais nos lois datent d’un temps révolu. Par exemple, il y a une loi qui rend impossible pour les réfugiés de travailler. Va au parc Goerlitzer, des centaines d’entre eux d’Érythrée et du Soudan vendent de la drogue. Il ne nous suffit pas d’accepter les réfugiés, nous devons leur donner la possibilité de contribuer à la nation.

– C’est un travail d’une grande humanité, dis-je, aider les gens à reconstruire leur vie.

– Oui bien sûr, renchérit Ingrid, si cette situation ne dégénère pas vers les problèmes que nous avions autrefois.

Un plat de copieux morceaux de viande arriva à la table.

– De la rinderrouladen, annonça Ingrid. Tu connais la rinderrouladen ?

Je secouai la tête.

– Tu dois connaître rind ?

– Je ne parle pas beaucoup allemand, observai-je en toute innocence.

– Oui, mais tu devrais connaître rind, grimaça Ingrid. Alors, quelles langues parles-tu ?

– Seulement LA langue, s’excusa Christine pour moi.

– J’essaie toujours d’apprendre l’anglais, plaisantai-je. Cela n’amusa personne.

Ingrid passa à l’allemand. Klaus rit en enfonçant les dents dans un bout de viande. Une oie rôtie arriva à la table, une plume solitaire dépassant de son derrière. Heureusement il y avait aussi de la salade, dont je me servis. La voix d’Ingrid variait les tons et les accents tandis qu’elle raillait des ennemis qui ne m’étaient pas nommés. A l’occasion, l’un des autres insérait une demi phrase d’approbation hâtive. Quand tout ce qu’il restait fut la malheureuse plume d’oie et quelques restes de rinderrouladen, Ingrid se tourna vers moi et dit, comme si le temps n’était pas passé :

– Tu ne parles même pas hébreu ?

Je répondis par la négative.

– Mais f’est la langue de ton peuple.

– Mes grands-parents parlaient yiddish, dis-je sèchement.

Ingrid sourit, déroutée par cette correction.

– Il n’y a rien de femplaple en Amérique, n’est-ce pas ? Elle désigna d’un geste le vestibule du palais. Pas un feul palais dans tout le pays.

J’admis que l’Amérique n’avait pas de palais prussiens.

– Je remarque que pour s’attabler dans un superbe restaurant en Amérique, il faut monter dans les gratte-espafes. Ingrid tapota d’un doigt accusateur.

– Gratte-ciels, dis-je, et ce n’est pas le cas.

La main de Christine vint dans ma paume. Pendant un très court instant je crus que c’était un acte de solidarité. Puis ses doigts serrèrent les miens et elle me retint la main sous la table.

– Pas de culture, se lamenta Ingrid avec joie.

Quelques minutes plus tôt, j’aurais trouvé cela ridicule d’être conduit à brandir mon propre drapeau par le harcèlement patriote d’Ingrid. Mais tandis que la rinderrouladen luisait sur le plat devant moi, je ressentis une obligation ancestrale d’endosser le rôle du porte-parole national.

– C’est dur, dis-je. Et qu’en est-il de Fitzgerald, Ellington, Twain, de l’optimisme, du baseball, de l’Université des arts libéraux… ?

La fin de ma phrase fut interrompue par le début de celle d’Ingrid. Elle parlait en allemand, bougeant les yeux rapidement entre Christine et Klaus, qui laissa échapper un petit rire attachant. L’expression de Christine était figée dans un étonnement influençable. Le serveur arriva avec du vin blanc, une main derrière le dos tandis qu’il versait un fond à Ingrid pour qu’elle goûte. Elle porta le vin à son nez. Elle le huma. Elle grimaça de dégoût. Le serveur sembla hésiter entre servir ou s’enfuir.

– Apporte-moi une réponse, dit Ingrid en se tournant vers moi, c’est facile pour toi d’être assis ici et de me dire que ton pays est si merveilleux, et patati et patata. Mais tu étudies en Angleterre. Christine est allemande. Tu es en vacances avec nous en Silésie. Tu n’es pas aussi loyal envers ton pays que tu ne veux bien me le faire croire, je flaire cela de très loin.

Ma main entama un geste de riposte depuis le dessous de la table, mais elle fut rapidement arrêtée par l’étreinte de Christine. Ingrid tendit son verre au serveur. Il versa le vin.

– Au moins tu vois un peu d’histoire en Silésie, observa Ingrid.

*

       Tandis que nous étions étendus sous nos rideaux dorés cette nuit-là, je dis à Christine :

– Cela ne m’aurait pas dérangé que tu interviennes quand Ingrid m’a écharpé comme ça.

– Tu vas devoir me pardonner, j’étais juste tellement déconcertée, dit-elle, par la manière

dont tu tenais ta fourchette .

– Pardon ?

– Tu as tenu ta fourchette d’une manière incorrecte toute la soirée. C’était embarrassant, Asher.

Il n’y eut pas de toilette ce soir-là.

*

Christine était partie quand je me réveillai le matin. Dans le réfectoire, je trouvai Klaus assis sous les vitraux. Un journal était posé sur la nappe blanche.

– Bonjour, dis-je en souriant. Il prit plaisir à boire une délicate gorgée de café. Puis il me regarda comme s’il essayait de se rappeler qui j’étais. Je ne pouvais dire s’il aurait été plus embarrassant de me joindre à lui ou de m’asseoir seul dans le réfectoire vide.

– Tu aimes la Silésie ? Demanda-t-il de façon bourrue. Cela ressemblait, de près ou de loin, à une invitation. J’assurai Klaus que j’aimais beaucoup la Silésie tandis que je m’assis en face de lui. Il s’empara du journal et le tint comme un rideau de fer entre nous.

– Je penche à mes abeilles, dit Klaus.

Le journal me le rendit totalement invisible.

– J’ai des billiers d’abeilles. Je me relaxationne avec mes abeilles. Nous n’avons que quelques petites minutes avant la randonnée. Il mit le journal de côté et sortit du réfectoire.

Ingrid, Klaus et Christine attendaient dans la cour quand je suis arrivé. Le regard de Christine évita le mien. Ingrid portait un uniforme de randonnée kaki coupé exactement aux genoux et aux coudes. Klaus plissait les yeux à cause du soleil. En silence, nous empruntâmes un chemin boisé. La forêt s’épaississait autour de nous, les pins s’élevaient aussi haut que les flèches du palais. Je pensai que le moment était opportun pour s’amender.

– Alors, dis-je en venant à côté d’Ingrid, Christine me dit que tu as écrit deux livres alors que tu étais au Parlement ?

– C’est juste, déclara Ingrid.

J’attendais des détails, mais aucun ne vint.

– De quoi parlent tes livres ?

– Du proplème des enfants obèses.

– Oh, c’est un travail si important. Ma sœur est enseignante, elle parle tout le temps du fait que les enfants ne peuvent se concentrer à l’école s’ils n’ont pas une alimentation équilibrée…

Ingrid me regarda comme si elle ne pouvait pas percevoir le lien. « C’est ennuyeux, grommela-t-elle. »

– Oui, dis-je, impatient d’être d’accord. Vivre dans un pays aussi riche où tant d’enfants n’ont pas l’alimentation dont ils ont besoin…

– C’est très ennuyeux, dit Ingrid, de marcher dans les rues de ton pays et que partout où tu poses le recard, il y a des enfants cros. Où est la motifation dans la société ? Où est la discipline ? Comment parvenons-nous à quelque chose quand tout autour de nous nous voyons que la prochaine génération d’allemands est obèse, paresseuse, sans la moindre volonté de travailler pour sa propre santé, sans parler de la santé de la nation.

Christine hocha la tête avec vigueur.

– Je présente au Parlement une solution à ce proplème, dit Ingrid en regardant vers l’horizon avec courage. La jeunesse dans ce pays a besoin d’exercices appropriés. Je présente un nouveau programme pour les jeunes, afin qu’ils aillent dans la nature, faire des randonnées comme celle que nous sommes en train de faire, pour qu’ils apprennent la discipline et aussi pour qu’ils apprécient la nation. Nous faisons d’une randonnée deux coups. Ingrid laissa échapper ce qui ressemblait à un rire.

Les arbres commençaient à s’amincir, révélant l’étendue de la chaîne de montagnes, des pics dentelés qui s’élevaient au-dessus de plateaux rocheux. En contrebas, dans le vallonnement des terres arables des prairies, de minuscules villes pointaient grâce aux clochers des églises. Peut-être était-ce dans ce champ-même que mon grand-père, quand il était petit garçon, avait poursuivi une oie sous la pluie, glissant tandis qu’il maudissait sa volonté gloussante de vivre. Peut-être était-ce ici que cet infâme rabbin Kesler de Breslov avait été piégé par un regroupement d’hommes qui brandissaient des bâtons après la révélation qu’il n’était ni un rabbin, ni un Kesler, et pas non plus de Breslov, mais plutôt qu’il avait voyagé pendant des années d’un shtetl à un autre, faisant ribote avec de jeunes femmes de bons partis, qui pensaient qu’il disait vrai. Et c’était sûrement dans ces champs que mon grand-père faisait paître la vache de Hanoukka, surnommée ainsi pour ses mamelles inexplicablement productives, qui fournissait à sa famille huit fois le lait offert par n’importe quelle autre vache.

– Imagine cent mille garçons et filles, futurs chefs de l’Allemagne, qui feraient de la randonnée comme nous sommes en train de le faire. Qui apprendraient à apprécier. Ingrid montra une crête lointaine. Je suis heureuse que tu voies la Silésie un jour aussi fort. Il est maintenant temps de déjeuner.

Christine se hâta aux côtés d’Ingrid. Elle parlait dans un allemand pressant, montrant une clairière moussue à quelques douzaines de mètres de là. Ingrid aboya une bénédicité d’un air bourru. Christine me prit par la main et nous mena précipitamment vers la clairière.

– Il y a quelque chose que nous devons aborder, dit Christine. Elle ouvrit la besace et sortit deux sandwiches et une fourchette en inox. Nous ne pouvons reproduire le dîner de la nuit dernière. Je nous ai éloignés des autres pour que nous puissions nous entraîner. Ici.

Elle me tendit la fourchette. Je ne la pris pas.

– Comment est-il possible que ça soit ceci qui t’ait ennuyée la nuit dernière ?

– Ce n’est pas juste la fourchette, c’est aussi les gestes de ta main. Tu ne peux pas gesticuler les bras dans tous les sens comme ça quand tu parles. Ce n’est pas un fast food new-yorkais, tu dois te soucier de l’impression que tu donnes.

Elle me tendit la fourchette comme une absurde proposition de paix.

– C’est impoli d’ignorer les coutumes locales, continua Christine. C’est un problème que tu as, comme le fait que tu ne fasses pas l’effort d’apprendre d’autres langues.  C’est ce genre d’attitude – je ne compare pas, évidemment ce n’est pas si terrible – mais les attitudes supérieures ne mènent jamais à rien de bon en politique, n’est-ce pas ? Tu ne peux pas parcourir l’Europe en la saccageant comme si elle t’appartenait, juste parce qu’il se trouve que tout le monde parle anglais. C’est de l’impérialisme à petite échelle, n’est-ce pas ?

– Charmant, c’est parti pour un cours de maître allemand sur le respect des autres cultures, lançai-je.

– Tu ne peux pas être tout le temps sans gêne…

– Tu sais, cela ne me dérangerait pas de savoir ce que les parents d’Ingrid ont fait pendant la guerre. Elle a plus d’une dose de Lebensraum en elle, n’est-ce pas ? Et pendant qu’on est sur ce sujet, qu’en est-il de tes grands-parents ?

Les épaules de Christine tremblèrent. Ses doigts se serrèrent dans ses paumes moites. Son souffle s’accéléra, comme s’il s’animait.

– C’est ça, prends l’échappatoire facile, Asher, rappelle-moi que je suis une nazie ! J’essaie de me faire pardonner pour cela. J’exècre cela, je suis désolée, je déteste ce qui est arrivé, je suis contre ce qui est arrivé, je passe tout mon temps à écrire sur cela afin que personne n’oublie jamais. Mais tu n’es même pas reconnaissant ! Après tout ce que j’ai essayé de faire pour toi, je serai toujours une nazie parmi tant d’autres !

Ses yeux blessés se retirèrent en direction du parterre de la prairie avec une désolation emplie de désespoir. Je sus qu’il n’y avait qu’une seule chose à faire.

– Je suis désolé, dis-je, ce n’est pas ce que je voulais dire. Tu vas me montrer la bonne manière de tenir cette fourchette ?

*

Au dîner, je fis de mon mieux pour tenir ma fourchette avec une inclinaison prussienne sur un plat de schweinshaxe luisant. Ingrid parla de la randonnée avec nostalgie, comme s’il s’agissait d’un tendre souvenir d’enfance.

– Et les pins – Je ne vois jamais de pins plus hauts ! Et ces montagnes, chaque fois que je reviens, elles sont plus majestueuses ! Comment trouves-tu le schweinshaxe, Asher ?

– Délicieux, lui assurai-je. Sous la table, la main de Christine serra la mienne en guise de compliment. Alors, Ingrid, je voulais te demander, comment as-tu commencé la politique ?

Ingrid sourit sèchement.

– Ah, bien, f’est drôle que tu le demandes. Depuis le début, je savais que je voulais rendre service à l’Allemagne. Ici dans ce pays, nous avons accompli tant de choses à travers le temps. Nous avons eu nos luttes, oh oui, mais nous avons une grande tradition à préserver. Peut-être que dans certains pays, il n’y a pas beaucoup d’histoire à transmettre aux futures générations, mais en ce qui me concerne…

Je laissai échapper ma fourchette sur le schweinshaxe.

– Je m’excuse, tu vas devoir m’aider, parce que je n’ai jamais compris ce qu’il y avait de si fabuleux concernant l’Europe avant 1776. Quelle est l’histoire que nous avons ratée ? Des paysans édentés qui meurent de la peste noire ? Les guerres de religion ? Les moines frigides ? Les décapitations teutonnes ? La monarchie absolue ? De grâce, raconte-moi une histoire fascinante sur les Hohenzollern.

Ingrid avait le regard horrifié.

– Laisse-moi te dire quelque chose, Ingrid et je le simplifierai au possible. Les pires éléments de la culture américaine, la hiérarchie et le simulacre, sont venus d’Europe. Les meilleurs éléments de mon pays sont ceux dont l’Europe ne voulait pas, et cela inclut mes grands-parents, au cas où tu te demandais pourquoi aucun membre de ma famille n’est allé en Pologne depuis 1942.

Ingrid ferma les yeux. Elle inclina la tête. Christine regarda chacun de nous avec appréhension. Klaus retenait sa respiration. Ingrid murmura : « Je suis désolée, je ne savais pas. »

Personne ne dit rien. Puis les yeux d’Ingrid s’ouvrirent dans les miens et elle dit : « Ils ont survécu ? »

– Après neuf mois à Majdanek.

– Dieu merci, chuchota Ingrid. Perfonne ne peut jamais vraiment comprendre l’horreur de l’Holocauste. La désolation du peuple juif. La désolation de la nation allemande. Beaucoup de grands juifs allemands ont été tués. Beaucoup de juifs qui ont contribué à la force de la nation. Chaim Ernst, le formidable acteur de théâtre. Clementine Kräemer, une de nos plus grandes poétesses. Hubert Golden, le mathématicien. Victor Wittgenstein, le grand industriel.

– Tu as oublié le Capitaine Van Trapp, ricanai-je.

Ingrid cligna des yeux.

– Tu n’as jamais vu La Mélodie du Bonheur ? Poursuivis-je. Le Capitaine Van Trapp, la plus grande victime des nazis, un officier de la marine autrichien patriote forcé à fuir sa maison de campagne.

– Tragique, acquiesça Ingrid. Nous nous efforçons vraiment de nous souvenir. Regarde partout autour de Berlin, même dans la rue de l’appartement de Christine, il y a une petite plaque commémorative sur le pavé pour la famille qui habitait là.

Pendant un moment d’incertitude, j’assimilai ces mots. Puis je répétai :

– La famille qui habitait là ?

Ingrid nous regarda avec amabilité, Christine et moi.

– Oui, la famille qui habitait là. Les Rulski – C’était bien leur nom, Christine ? Ils étaient de très bons cordonniers. Je rencontre même des gens de l’ancienne génération qui étaient servis par les Rulski en personne, dans ce magasin au premier étage de l’immeuble.

Je me tournai vers Christine.

– Tu n’as jamais songé à m’en parler ? »

– Tu ne savais pas ?

Elle sembla confuse.

– Je croyais que tu avais vu la plaque, je croyais que cela avait un sens particulier pour toi de récupérer l’appartement, que c’était pour cela que tu avais accepté – pour quelle autre raison pensais-tu que je t’avais proposé d’y vivre ?

Je me levai de la table dressée de blanc. Les chandeliers baroques rougeoyaient au-dessus de moi tandis que je me hâtai le long du vestibule. Je ne voulais pas être dans le même pays que Christine et encore moins dans la même pièce, mais elle se ruait, quatre mètres derrière moi. Tandis que je passai sous les trois chasseurs qui se dirigeaient vers le lièvre sur la fresque du plafond, je fus frappé par la vilenie de cette nostalgique ré-évocation du passé. Peut-être que mon passage à Berlin n’avait pas été une poursuite moins vile. Christine ne pouvait m’amener plus près de ce passé inexplicable que le palais ne pouvait transporter Ingrid dans les soirées somptueuses de la noblesse prussienne du dix-huitième siècle. La porte de la chambre s’ouvrit et Christine se tenait à bout de souffle dans l’embrasure de la porte. Nos regards se croisèrent avec une hostilité mutuelle, que seul le sexe pouvait résoudre. Nos corps se pressèrent contre les portraits aux cadres en argent avec une violente irrévocabilité. Alors que ses doigts me saisissaient la peau, j’étais déjà en train de faire mes bagages dans le studio d’Oranienstrasse, trouvant un vol bon marché pour aller de l’autre côté de la Manche, qu’Hitler n’était pas parvenu à traverser, et je m’asseyais à mon bureau à Oxford pour donner du sens à cette comédie burlesque. Mais je savais que même après m’être extirpé de la vie de Christine, elle, Ingrid et Klaus pourraient toujours dire : « Oh oui, Christine est sortie avec un charmant jeune homme juif autrefois… » Je ne pouvais la laisser me posséder comme un objet aussi minutieusement disposé que ses tasses à thé et les livres d’histoire de son appartement. Sa respiration était rapide et étouffée, j’approchai la bouche de son oreille et murmurai aussi doucement que je pus.

Elle se laissa aller dans mes bras.

D’une voix basse, je dis :

– Qu’est-ce qui ne va pas ? Ce n’est pas agréable pour toi?

– Tu as dit… ?

– Je n’ai rien dit.

– Oh je suis désolée, je croyais avoir entendu…

Je serrai ses hanches nues. Sa respiration s’accéléra, je me penchai dans son oreille et dans l’intervalle entre des baisers, murmurai aussi doucement que je pus : « Auschwitz ».

Elle trembla et se libéra.

Ses doigts demeuraient dans mes boucles rebelles tandis qu’elle était étendue, haletante, sur ma poitrine. Puis ses yeux croisèrent les miens et je pus déduire qu’elle ne voulait pas savoir si elle avait entendu ou imaginé ce que j’avais dit.

*

Nous ne parlâmes pas dans la voiture pour rentrer à Berlin. Nous traversâmes le paysage qui s’obscurcissait, en longeant les larges rivières et les champs de blé des histoires de mon grand-père, longeant des shtetls qui autrefois donnaient vie aux plaines polonaises. C’était ici, dans ces salons aux toits de chaume, durant les soirées de Chabbat, qu’une génération autrefois débattait ardemment du futur. Les assimilationnistes décriaient l’évasion sioniste et l’utopisme socialiste, convaincus que les pogroms étaient une affaire du dur passé et que la voix juive serait entendue lors des élections à venir. Les émigrés en devenir débattaient des mérites de l’Amérique et de la Palestine, tandis que les traditionalistes religieux promettaient que Dieu n’abandonnerait jamais Son peuple. Une génération qui choisissait que faire du futur avant que quiconque n’ait compris ce que le futur lui ferait.

Il était tard le soir quand nous rentrâmes à Berlin. Ingrid se gara devant sa maison de ville gothique. Christine et moi cheminâmes sans mot dire jusqu’au U-Bahn. Nous nous assîmes à côté d’une femme qui portait un hijab et un petit enfant. Un couple américain parlait avec une tonalité à donner des maux de tête.

– Et la nourriture, c’est incroyaable !

– Et bon marché !

– C’est une ville si décontractée !

Le train arriva à notre arrêt. Dans la rue, Christine lança :

– Tu es répugnant. Après tout ce que j’ai essayé pour arranger les choses.

Quand nous arrivâmes à l’immeuble de Oranienstrasse, Christine monta rapidement les escaliers. Je m’agenouillai dans la rue. Là, parmi les pavés, se trouvaient deux plaques de cuivre érodées. L’une portait le nom de George Rulski et l’autre de Freyda Rulski. Je laissai mes doigts reposer sur les dates en-dessous de leurs noms.

Dans le studio, je fis mes bagages en silence. Je payai deux euros soixante-dix pour prendre le U-Bahn jusqu’à l’aéroport de Schönefeld. Il y avait un vol en partance de Berlin à neuf heures.


Sam Sussman

Traduction française : Juliette Giraudeau


Sam Sussman
a écrit pour Harper’s et la Tel Aviv Review of Books. Il a remporté le BAFTA New Writing Award et le prix de la nouvelle de l’Oxford Review of Books.

Cette nouvelle est publiée dans la traduction française du texte original publié en anglais pour la première fois dans la Tel Aviv Review of Books

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