Leopold Bloom et Stephen Dedalus errent à travers Dublin lors d’une longue journée comme les autres. Bloom est cet Ulysse moderne qui finit par rentrer chez lui au milieu de la nuit. Mais pourquoi Joyce, pur Irlandais quoiqu’en cavale perpétuelle, a-t-il fait de son héros un Juif ? D’ailleurs était-il encore juif, se demande Mitchell Abidor, rappelant que le père de Bloom était un émigré hongrois converti au protestantisme et que son fils Leopold s’est lui converti au catholicisme en prenant bien soin de se faire baptiser… trois fois. L’histoire d’une intégration progressive à la communauté la plus majoritaire du pays d’accueil. Sauf qu’en Léopold Bloom, à la fois en lui-même et à travers le regard des autres, lui revient par vague son identité perdue comme un gène récessif qui palpite par intermittence. Pour Joyce, dont un critique a rapporté les paroles dans le New York Times, il n’y a aucun doute : « Bloom, un Juif ? Oui, car seul un étranger pouvait faire l’affaire. Les Juifs étaient des étrangers à cette époque à Dublin. Il n’y avait aucune hostilité à leur égard, mais du mépris, oui, il y avait ce mépris que les gens montrent toujours pour l’inconnu. » Leopold Bloom, marrane dublinois. Personnage à l’identité multiple et troublée, il est ce minoritaire éternel envoyé par Joyce dans la réalité irlandaise et catholique pour mieux en révéler l’envers.
L’Irlande encore, mais celle du Nord – et un siècle plus tard. Élie Petit avait déjà raconté dans K. comment sa minuscule communauté (une centaine de Juifs à Belfast aujourd’hui) était prise dans une situation kafkaïenne, depuis le Brexit, pour faire arriver jusqu’à elle viande et poulet casher. Cette semaine, Jacob Judah nous explique comment l’Irlande du Nord rejoue à distance le conflit israélo-palestinien en y projetant l’histoire de son conflit entre républicains catholiques et unionistes protestants.
À condition de réduire ce genre de conflits à leur composante sanglante, ils pourraient être repris par Éric Zemmour pour exemplifier sa conception de l’histoire. Que celle-là, dans sa bouche, soit « réduite à son plus petit commun dénominateur néo-hégélien ou méta-marxiste », c’est ce que nous montre cette semaine le philosophe Gérard Bensussan dans son texte Zemmour, les Juifs et la démocratie. Tout ne serait que conflit d’intérêts et rapport de forces ; la démocratie libérale l’espace d’un renoncement ; l’assimilation à la nation puissante la seule voie viable pour les Juifs de France. Et le philosophe de noter que Zemmour épargne moins l’Europe, l’État de droit, la démocratie qui renonce, et tout ce qui bafoue selon lui l’unité souveraine d’une nation forte, que ses concurrents en radicalité – djihadistes compris…