#42 / Edito

 

Le grand historien Simon Doubnov organisa son histoire mondiale d’un peuple sans territoire et sans État à partir de la structuration de centres significatifs en déplacements continus. Il riva le peuple juif à son destin diasporique, signe de son exceptionnalité, de sa capacité à exister et à prospérer en faisant l’économie des appuis matériels dont les autres nations ont manifestement besoin. Entièrement arc-bouté sur la volonté de ses membres, le peuple juif figure à ses yeux la nation spirituelle par excellence. Mais si pour Doubnov, chaque époque de la diaspora se caractérise par la cristallisation d’un centre juif significatif, notre époque ne se laisse pas aisément déchiffrer selon cette grille de lecture. On peut toutefois affirmer que ce centre, depuis la Shoah, a quitté l’Europe et s’est dédoublé pour se partager entre les États-Unis et l’État d’Israël. Julie Cooper et Dorit Geva reviennent sur le schème de Doubnov pour nous soumettre une hypothèse qui contrarie ce diagnostic largement partagé. Et si ce moment historique à la fois américain et israélien du peuple juif était désormais essoufflé ? Et si au judaïsme nationalisé vieilli, mais encore subsistant à l’Ouest de l’Europe, succédait une nouvelle structuration de centre juif dans l’espace de l’Europe politique dont le modèle se trouverait plus à l’Est ? Vue depuis Leopoldstadt, le quartier juif de Vienne, l’époque de la nationalisation des juifs en Europe de l’Ouest paraît révolue selon Julie Cooper et Dorit Geva.

Dans son texte sur l’écrivain allemand Jacob Wassermann, Barbara Honigmann rappelle de son côté que cette nationalisation engendra des déchirements, des atermoiements, du dépit, tout autant qu’une prodigieuse productivité intellectuelle. Le malaise palpable dans l’œuvre de Jacob Wasserman annonce les ferments du déplacement de ce centre européen puissant, mais instable, traversé d’un trouble qui ira en s’approfondissant. Il aboutira à la recherche de voies de sortie, parfois en direction d’une néo-orthodoxie, parfois en direction du sionisme, conduisant souvent à l’hésitation, à l’indétermination, à la paralysie. Finalement, dOuest en Est, les juifs européens, émancipés ou pas, nationalisés ou encore organisés par leurs communautés traditionnelles, furent également éradiqués. Doubnov fut abattu dans une forêt proche de Riga en 1941 comme la plupart des juifs de Lettonie. Dès lors, l’hypothèse qu’un centre significatif émerge à nouveau sur les ruines des États-nations européens de facture ancienne, dans le cadre d’une Union politique européenne, mérite un examen attentif. Dans une Europe balayée par des vents contraires, dans une Europe encore et peut-être irrémédiablement entachée par la Shoah, cette hypothétique possibilité d’une alternative, d’une voie praticable, d’une forme nouvelle dans l’histoire mondiale des juifs qui ferait à nouveau de l’Europe un centre a quelque chose d’étonnant.

Irrémédiablement entaché par la Shoah, c’est ce qu’est Jonas, personnage dont Mona El Khoury nous raconte l’histoire dans une nouvelle inédite. Sans doute Jonas a-t-il éprouvé la plus abominable des déchirures d’avec le peuple juif ; coupé de tous liens. Le texte nous apprendra pourquoi. Et pourtant, lui aussi semble reproduire cette pérégrination perpétuelle dont parle Doubnov. Par atavisme ? Que peut-il encore chercher ? Y’a-t-il encore quelque chose à chercher ? S’il ne restait que la fuite ?

Le cas de la communauté juive renaissante de Vienne est-il le signe qu’une forme nouvelle de l’existence juive diasporique s’esquisse ? Telle est la proposition de Julie Cooper et Dorit Geva qui y déchiffrent, suivant le schème de l’historien Simon Doubnov, l’émergence en Europe d’une nouvelle forme communautaire, non pas nationalisée, mais insérée dans l’Union politique européenne. Elle pourrait servir de modèle, capable de s’imposer comme une alternative à la forme nationale incarnée dans l’Etat d’Israël et celle, peut-être en déclin après avoir dominée, du judaïsme américain.

Barbara Honigmann dresse le portrait de l’écrivain Jakob Wassermann (1873-1934), à travers qui s’exprime le malaise qu’a pu ressentir une génération, au début du XXe siècle, à l’idée d’être à la fois juive et allemande – ou de ne pas être vraiment ni l’un, ni l’autre. Wassermann disait croire en une symbiose possible des deux identités, tout en jugeant déplorable la condition du juif occidental de son époque, coupé de son passé. Le texte Barbara Honigmann nous plonge au cœur d’une tension vécue comme une épreuve de force.

Il lui dit : « tu me rappelles quelqu’un ». « Mais tu ne me connais pas », s’insurgea-t-elle avec amusement. « Je parle juste de ton visage ». « Ah, alors peut-être qu’on s’est déjà croisé ! ». « Impossible, cette personne à qui tu ressembles est morte avant ma naissance ». Alors qu’ils remontaient la principale avenue de la ville, cette phrase lui fit l’effet d’une pluie de plomb. N’ayant pas su quoi répondre à ce qu’elle a alors considéré comme la pire entreprise de séduction concevable, elle est restée interdite. Il a rapidement ajouté « C’était ma grand-mère, elle est morte à Auschwitz ».

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