Qu’en est-il encore de l’Allemagne ? Pour incongrue qu’elle puisse paraître, cette question travaille inconsciemment chacun des textes publiés dans K. qui touchent de près ou de loin à ce pays de l’Europe central. Objectivement, l’Allemagne constitue désormais le centre économique de l’Europe, déterminant en large partie sa politique intérieure comme extérieure. Elle a atteint une puissance dont d’aucuns, il y a quatre-vingts ans, ont rêvé. Qu’elle n’affirme pas cette puissance, n’en fait pas une politique de conquête ou de domination explicite, qu’elle la mâtine même d’une conscience morale contrite qui s’auto-proclame exemplaire quand il en va des Juifs ou de l’État d’Israël, n’empêche que lorsqu’on regarde vers ce pays, l’œil guette inquiet ce qui s’y trame. Car si l’Allemagne elle-même essaie d’assurer qu’il ne reste rien de l’esprit tant vanté qui a conduit au crime, on ne se saurait se départir de la question de savoir s’il n’en reste pas quand même quelque chose. Ce reste, il n’est nul besoin qu’il se manifeste sous forme d’une présence, même s’il est indéniable que l’antisémitisme se déclare de plus en plus ouvertement également en Allemagne [et l’on peut relire à ce propos notre entretien avec Michael Blume, le commissaire à la lutte contre l’antisémitisme du Land Bade-Wurtemberg]. Le plus souvent toutefois il ne se loge pas dans des prises de positions aussi clairement exprimées.
Parfois sa présence, telle a été l’intuition de Jean Améry dans Par-delà le crime et le châtiment, affleure plutôt dans ce qui n’est plus et ne sera plus jamais. Pour Améry c’est l’esprit européen dans son ensemble qui a été définitivement ruiné par l’Allemagne, et c’est dans son absence et son incapacité à renaître que ce pays a imposé sa marque indélébile à l’Europe. Selon l’étude inédite de Maxime Decout que K. publie cette semaine, cet esprit européen, malgré l’appellation grandiloquente qu’il porte, n’est pour Améry rien d’autre que la confiance même que l’on fait à la pensée, à sa capacité à comprendre le monde, à percer le sens de ce qui se passe dans la réalité. Si la foi dans l’intelligibilité du réel, candide peut-être, mais caractéristique de la vieille Europe, a été détruite par l’Allemagne, et précisément par elle, c’est qu’elle a su donner à l’extermination un air rationnel : rien de plus sensé dans la logique implacable de l’État SS que d’anéantir le peuple juif, rien de mieux organisé et rationalisé que sa mise à mort. Le legs de l’Allemagne, en ce domaine, est le deuil infini de l’esprit – qui n’a rien d’exclusivement allemand. Ce n’est pas seulement du Geist que parle Améry, mais de toute pensée qui va au-delà de l’enregistrement des faits bruts. Et à chaque fois que ce deuil n’est pas fait, l’Allemagne, celle qui inquiète, transparaît.
Parfois, dans un autre registre, ce qui reste de l’Allemagne est son désir d’oubli. Comme si elle pouvait persister en enterrant son passé nazi sous un voile de normalité. C’est de la normalisation du crime qu’il s’agissait déjà, il y a trente ans, dans ce qui est entré dans l’histoire intellectuelle sous le titre de « Querelle des historiens » ; et c’est le même geste qui est répété aujourd’hui, cette fois-ci non pas par des historiens qui au moins se souciait encore des faits au traitement desquels Améry voyait réduit la travail intellectuel, mais par des producteurs d’un sens transnational qui croient qu’à force de comparer des crimes, il est encore possible de découvrir une direction de l’Histoire. Le texte de Julia Christ que nous republions ici démêle les enjeux de cette entreprise d’une « mémoire » qui produit de l’oubli et, sans le vouloir peut-être, permet à l’Allemagne de trouver une continuité sans rupture.
Horst Bredekamp, dans un entretien qu’il a donné à K. au mois de mai, traite d’une autre forme d’oubli actif. Cette fois-ci, il porte sur la contribution spécifiquement juive à la vie de l’esprit en Europe avant la catastrophe. En dessinant une voie alternative à celle que l’Allemagne a finalement empruntée, le grand historien d’art rappelle que l’esprit européen ne fut pas univoque. Les voix et travaux des ethnologues et anthropologues juifs-allemands de l’Empire wilhelmien ont effectivement tracé une possibilité pour la pensée où comprendre ne signifiait pas dominer ou soumettre. S’il peut être naïf de croire que cet esprit n’a pas été détruit par l’Allemagne et que l’on pourrait s’y référer pour reconstruire l’Europe, il est certain que l’effacement actif de cette possibilité qu’opèrent les études postcoloniales, y compris là où le crime trouve son origine, constitue une des manières de la persistance de cette Allemagne qui ne laisse d’inquiéter.