Michael Blume : « On compte en Allemagne autour de 20% d’antisémites latents et 5% d’antisémites manifestes. »

Michael Blume est, depuis 2018, le commissaire à la lutte contre l’antisémitisme du Land Bade-Wurtemberg. Stuttgart, la capitale de cet État du sud de l’Allemagne, est au cœur des débats outre-Rhin depuis le printemps dernier, car c’est là que s’est formé le mouvement anti-confinement et anti-vaccin aux relents antisémites le plus virulent du pays, ‘Querdenken 711’.  Samuel Petit l’a interviewé pour K.[1]

 

Michael Blume au Conseil de l’Europe, à Strasbourg, en janvier 2017

 

Samuel Petit : Michael Blume, pouvez-vous vous présenter ?

Michael Blume : Je m’appelle Michael Blume. J’ai quarante-quatre ans. J’ai d’abord suivi une formation de banquier, avant de finalement faire un doctorat en études des religions et de la recherche sur le cerveau humain. Je suis membre du parti chrétien démocrate. Je suis moi-même un homme chrétien, marié avec une femme musulmane. Nous sommes ce que l’on appelle un mariage interconfessionnel, avec trois enfants. En 2015/16, j’ai dirigé le contingent spécial du Land de Bade-Wurtemberg en Irak. Là, nous avons aidé à donner l’asile dans notre État 1100 femmes et enfants yézidis d’Irak qui étaient aux mains de l’organisation État islamique. Parmi ces personnes menacées de génocide, il y avait la future lauréate du prix Nobel de la paix Nadia Murad qui est une des femmes que nous avons pu faire venir en Allemagne. En 2018, à la suite de la proposition de la communauté juive, j’ai été désigné par tous les groupes parlementaires en Bade-Wurtemberg – à l’exception du parti d’extrême droite l’AfD – premier commissaire à la lutte contre l’antisémitisme au sein du gouvernement du Land. Cela signifie donc que je travaille en politique et dans le milieu académique contre les mythes complotistes. 

SP : Il y a des commissaires à la lutte contre l’antisémitisme aussi bien dans le gouvernement fédéral que dans treize des seize États allemands. Ces postes existent depuis 2018 – vous avez été le premier a occupé un tel poste. Dans quel but ceux-ci ont-ils été créés ?

MB : Ces postes ministériels ont été créés à la suite d’une recommandation d’un conseil d’experts auprès du Bundestag (ndlr : le parlement fédéral). Celle-ci préconisait que la lutte contre les théories du complot et contre l’antisémitisme ne pourrait être efficace qu’en ayant des personnes en charge de ces questions dans les administrations et au sein des gouvernements. Ce conseil d’experts s’est appuyé en outre sur deux enquêtes menées au niveau européen en 2012 et 2018 par l’Agence européenne des droits de l’homme qui ont conclu que dans toute l’Europe à une montée en puissance de l’antisémitisme, notamment sur Internet.
Il s’agit donc d’une proposition du monde universitaire faite à la classe politique que les communautés juives du pays ont largement approuvée. Jusqu’alors, lorsque des actes antisémites ont lieu, on se tournait vers les communautés juives pour comprendre. Mais elles, ce sont les victimes, pas des experts devant répondre à la question pourquoi certaines personnes deviennent antisémites. C’est plutôt la responsabilité de l’État allemand de répondre à cette question et de prévenir ces actes.

SP : Où en est-on de l’antisémitisme en Allemagne aujourd’hui ? 

MB : Je dirais qu’il n’y a pas d’augmentation quantitative de l’antisémitisme, je pense même qu’il y a de moins en moins d’antisémites. Mais les personnes qui sont franchement antisémites ou racistes se constituent en réseau sur Internet. Elles deviennent de plus en plus radicales et font porter leurs voix toujours plus fort. D’un côté, la proportion de personnes raisonnables est toujours plus importante, mais de l’autre côté, ceux qui croient aux complots se radicalisent, ce qui donne cette impression de polarisation de la société.

L’antisémitisme n’est pas une chose nouvelle en Allemagne. Et il n’a pas disparu avec le régime nazi, mais a seulement été refoulé du débat public avec l’illusion qu’il s’éteindrait avec la disparition des derniers nazis. Et puis, cette illusion s’est définitivement estompée avec les effets ressentis de la crise financière de 2008-2009. C’est ce qu’ont confirmé les enquêtes européennes de 2012 et 2018…

Il faut absolument s’attaquer à l’idée que l’antisémitisme ne serait présent que chez les musulmans ou à l’extrême droite.

En Allemagne, trois formes d’antisémitisme sont prépondérantes. Il y a tout d’abord l’antisémitisme classique d’extrême droite qui soutient l’idée qu’Hitler a perdu la bataille contre les Juifs mais que la guerre n’est pas terminée. Ce sont les plus violents, ceux qui commettent le plus grand nombre d’attaques terroristes en Allemagne.

Il y a ensuite l’antisémitisme ‘libertaire’ qui est composé de gens qui se disent centristes ou même de gauche. Cet antisémitisme est aussi bien celui de baba-cools ésotériques que de petits patrons qui se retrouvent tous dans l’idée que les Rothschild veulent leur confisquer leur liberté. Ces ‘libertaires’ constituent une partie non négligeable du contingent de manifestants actuels contre la politique sanitaire actuelle. Ce sont eux qui portent des étoiles jaunes avec écrit dessus « Non-vacciné » ou « Conducteur de diesel ». Leurs porte-voix les plus célèbres sont Oliver Janich ou surtout Tilman Knechtel. Ce dernier vient de la même ville que moi, Filderstadt, dans le Bade-Wurtemberg, mais vit maintenant en Suisse où l’on peut encore plus librement qu’ici propager des discours antisémites. Il soutient par exemple que les Rothschild ont forcé le pauvre Hitler à commettre la Shoah pour que l’État d’Israël puisse voir le jour. Absolument tout ce qui ne va pas est à mettre sur le compte des Juifs. On baigne avec lui dans le complot juif mondial de base.

Oliver Janich et Tilman Knechtel dans une vidéo Youtube postée en novembre 2019

Et nous avons enfin l’antisémitisme parmi les populations immigrées, l’antisémitisme musulman. Cette forme d’antisémitisme est inégalement répandue au sein des populations musulmanes, par exemple on la retrouve moins chez les immigrés kurdes. Mais lorsque cette forme d’antisémitisme se mélange à l’antisémitisme d’extrême gauche, on peut arriver à quelque chose d’assez dangereux. 

SP : On lit et on entend souvent en Allemagne le slogan suivant « gegen jeden Antisemitismus » que l’on pourrait traduire en français par « contre tous les antisémitismes ». En France, on a plutôt tendance à parler d’antisémitisme au singulier. Pourquoi cette forme plurielle est-elle importante ?

MB : Étant donné l’histoire allemande, il est évident que l’accusation d’antisémitisme est la pire des accusations. L’antisémitisme est quelque chose de présent, à différents niveaux de virulence, dans toutes les couches de la société. Seulement, en raison du caractère honteux de l’antisémitisme lié à notre histoire, on a souvent un déni que cela puisse exister au sein d’une organisation, d’un groupe ou d’une communauté auxquels on appartient. Pour se défendre contre l’accusation d’antisémitisme, une des défenses les plus efficaces est à son tour d’accuser d’autres groupes d’avoir le monopole de l’antisémitisme. Or, il faut absolument s’attaquer à l’idée que l’antisémitisme ne serait présent que chez les musulmans ou à l’extrême droite. On entend souvent des phrases comme : « Oui, il est important de lutter contre l’antisémitisme, mais il n’y en a pas dans mon parti, ou dans mon école, ou dans mon entreprise, etc. ». La première action pour s’attaquer contre l’antisémitisme, c’est de s’attaquer au déni d’antisémitisme partout dans la société.

Pour prévenir et traiter les questions de haine anti-juive, il est important de comprendre les spécificités de chacune des formes de l’antisémitisme dans différents groupes de population. Toutefois, les stéréotypes antisémites ont, notamment grâce au complotisme, une capacité à s’adapter, à se mélanger. Ces mélanges, ces convergences des antisémitismes sont par ailleurs recherchées par des antisémites notoires. C’est ce qu’on observe par exemple lorsque des membres du parti néo-nazi NPD participent à la manifestation Al-Quds-Day organisé par des islamistes.

SP : À quel point l’antisémitisme est-il répandu dans la société allemande ?

MB : Nous disposons de nombreuses enquêtes sur le sujet, même au niveau régional depuis un certain temps. Il est d’usage de différencier ce que l’on appelle l’antisémitisme latent, c’est-à-dire que les gens soutiennent ou prennent pour possibles des affirmations tendancieuses, d’un antisémitisme manifeste, c’est-à-dire avec une vision du monde décidément centrée sur le complot juif. On compte en général en Allemagne autour de 20% d’antisémites latents et autour de 5% d’antisémites manifestes. Ce n’est pas assez pour que la démocratie s’en retrouve véritablement menacée, mais cela constitue un terrain suffisant pour que des partis populistes de droite puissent prospérer. Le véritable danger apparait à partir du moment où au sein de ces 5% la radicalisation prend un tour violent comme dans le cas du terroriste de Halle (ndlr, qui avait attaqué une synagogue le jour de Kippour en 2019). On parle souvent de loups solitaires, mais son acte est le fait d’une logique au sein d’un groupe plus large, dans sa famille et surtout sur Internet.

Porte d’entrée de la synagogue de Halle, touchée par des balles[2].

SP : Pendant la période qui vient de s’écouler, pendant le conflit entre Israël et le Hamas, quelles sont les tendances de l’antisémitisme que l’on a vu s’exprimer? Avec quels mots ou profils de discours?

MB : L‘antisémitisme lié à Israël est en Allemagne très fort, car il sert aussi à se défaire des sentiments de culpabilité : beaucoup d’Allemands et en particulier parmi les plus âgés tendent à assimiler Israël au régime nazi pour se décharger émotionnellement. Les antisémites sont en revanche indifférents à la répression réelle des Palestiniens et Palestiniennes par le Hamas à Gaza, car cette forme d’oppression n’est pas simple à instrumentaliser contre les Juifs.

L‘antisémitisme lié à Israël est en Allemagne très fort, car il sert aussi à se défaire des sentiments de culpabilité. Beaucoup d’Allemands, en particulier parmi les plus âgés, tendent à assimiler Israël au régime nazi pour se décharger émotionnellement.

Malheureusement nous avec eu déjà en 2014 des manifestations pro-Hamas importantes. À cela s’ajoutent des campagnes en ligne particulièrement agressives, notamment orchestrées depuis la Turquie. L’antisémitisme attisé depuis l’étranger demeure un danger pour l’Europe.

Manifestation Free Gaza à Berlin, juillet 2014 – Licence Creative Commons Montecruz Foto

SP : Vous considérez que, pour lutter contre l’antisémitisme, il faut démonter les théories du complot. Comment expliquez-vous ce lien entre la haine anti-juive et le complotisme ?

MB : Une des spécificités de l’antisémitisme, c’est qu’il fait système : ce n’est pas que l’accumulation de préjugés contre les individus juifs. C’est un faisceau de mythes discriminatoires fonctionnant comme une grille de lecture complète du monde. Quand des personnes croient à des théories du complot, ils finissent toujours par glisser dans des schémas antisémites. J’aime comparer cela à un canyon : l’eau a beau prendre tel ou tel chemin, elle finit toujours par finir par couler dans le même fossé. Les communautés juives me demandent pourquoi elles se retrouvent accusées de tout, même du Covid-19 qui vient de Wuhan. Il semble difficile d’imaginer un endroit sur Terre plus éloigné d’une communauté juive. Et pourtant, les supporters des théories conspirationnistes ont affirmé dès le mois de janvier dernier que les Rothschild et George Soros se cachent derrière tout ça.

L’importance que prend le complotisme aujourd’hui est un élément visible de la mutation générale qu’Internet fait vivre aux sociétés : les gens se créent en ligne des bulles dans lesquelles ils se confortent les uns les autres. C’est un phénomène que l’on peut observer dans des groupes tels que les allemands de Querdenken, les américains de QAnon ou encore, en partie, chez les Gilets jaunes en France. Ces transformations ont lieu dans le monde entier. D’un point de vue historique, il ne s’agit de rien de nouveau : comme l’ont montré Marshall McLuhan et Harold Innis, à chaque fois que des nouveaux médias, comme l’imprimerie ou encore la radio, ont vu le jour, cela s’est accompagné par une démocratisation du savoir et des discours de toutes sortes. Les échanges se retrouvent décuplés, le savoir circule plus vite et plus intensément, mais les mythes complotistes aussi. 

Certains mythes populaires chez les QAnon, comme celui selon lequel les Juifs et les femmes commettent des crimes rituels, des meurtres d’enfants lors de sabbats pour en extraire la substance psychotrope nommée adrénochrome remonte au XVème siècle et à l’imprimerie. Ces théories regagnent en popularité aujourd’hui notamment en Allemagne du Sud, là même où au XVème siècle elles étaient déjà très populaires. Hilary Clinton et Angela Merkel sont, en tant que femmes puissantes, les cibles privilégiées de ces rumeurs. Des graffitis « Angela Merkel est juive » étaient visibles à Stuttgart en juillet dernier. 

Enfin, Internet permet aussi aux théories du complot de se mélanger les unes les autres. L’exemple du rappeur Kollegah en est une bonne illustration : son nom civil est Felix Blume, un nom typiquement allemand, le même que le mien vous remarquerez. À ma connaissance, nous ne sommes pas de la même famille. Il s’est converti à l’islam et a fait polémique avec sa chanson « Apokalypse » dont le clip présente un mélange d’antisémitismes chrétien, nazi et islamiste. Le transfert et l’adaptation de théories complotistes et antisémites d’une société à une autre est quelque chose chose que l’on observe très bien avec Les Protocoles des Sages de Sion qui a fait des ravages en Europe et qui aujourd’hui est largement distribué dans le monde arabe.

SP : Lorsque l’on voit que la première manifestation qui fût autorisée en Allemagne après le début de la pandémie fût celle organisée par le mouvement islamophobe Pegida à Dresde le 20 avril, jour anniversaire de la naissance d’Hitler, soi-disant en commémoration de « l’holocauste qu’a subi le peuple allemand » via les bombardements alliés, ne doit-on pas mettre ici en accusation l’État allemand qui se montre trop tolérant vis-à-vis de tels mouvements ?

MB : Un de mes grands combats ici dans le Bade-Wurtemberg est celui que je mène contre les fraternités d’extrême droite. Certaines de ces fraternités existaient pour certaines d’entre elles déjà sous le nom de camaraderies national-socialistes. Après la guerre, elles ont été interdites par les Alliés, certaines ont prospéré dans la clandestinité, avant de réapparaitre au grand jour. Des enquêtes sont en cours en vue de poursuites contre certaines d’entre elles à Heidelberg au moment où l’on parle. Il faut toujours attendre qu’il y ait un incident grave pour que la justice et la politique s’emparent de ce sujet et dissolvent ces associations.

En Allemagne, on a longtemps essayé de minimiser la question de l’antisémitisme et de la violence d’extrême-droite en disant : « Nous devons juste parler aux gens de manière raisonnable et ensuite tout ira bien. » Mais l’expérience montre que cela ne fonctionne pas du tout. Par ailleurs, la République fédérale s’est construite en contre-modèle du nazisme et du socialisme de la RDA, c’est-à-dire qu’elle met un point d’honneur à ne pas interdire, ou le moins possible. Par ailleurs, la doctrine de nos services de renseignement est qu’il est plus efficace de savoir qui sont les extrémistes plutôt que de les envoyer dans la clandestinité. Ce qu’on constate malheureusement, c’est que si l’État de droit ne s’attaque pas à ces gens, ils ne feront que se radicaliser plus encore. Les exemples sont nombreux : les meurtres racistes en série de la NSU, l’émergence de Pegida ou encore de Querdenken sont autant de symptômes d’une défaillance au long cours de l’État de droit allemand. 

SP : L’apparition de mouvements de contestation de masse aux relents complotistes et antisémites dans l’ex-Allemagne de l’Est ne surprend pas les observateurs étrangers compte tenu de précédents comme Pegida. Mais voir un mouvement comme Querdenken prendre racine dans l’ex-RFA, et plus particulièrement dans le Bade-Wurtemberg, dirigé par les Verts, en a surpris plus d’un.

MB : Cela tient à ce que la grille de lecture est/ouest n’est dans ce cas précis pas la plus pertinente. Il s’agit ici plutôt d’un clivage plus ancien nord/sud : historiquement, ces États du sud de l’Allemagne ne voulaient pas faire partie de ce pays, car ils se sentaient plus proches de la Suisse ou de l’Autriche que de Berlin. Cette fracture perdure entre l’Allemagne du Sud, riche et proche de ses sous, et l’Allemagne du Nord plus pauvre et où le pouvoir central se trouve. Une double frustration économique et politique participe de cette fracture : le principe de la fédération oblige à payer pour les États déficitaires au Nord alors même qu’aucun ministre du gouvernement fédéral ne vient du Bade-Wurtemberg. L’indicatif téléphonique, 711, dans le nom Querdenken 711 est une affirmation de cet esprit régional contre la centralité du pouvoir dont on se méfie.
La grille de lecture est/ouest a toutefois une certaine valeur si on prend en compte que l’obligation de se faire vacciner faisait partie des lois en dictature communiste. Ma famille vient de là-bas. Les gens de l’Est sont marqués d’un fort scepticisme envers l’État fédéral parce qu’ils croient que la centralité de l’État le conduit nécessairement à se transformer en dictature.

Manifestation contre les mesures anti-Corona, à Berlin en août 2020.

Ainsi, on assiste dans ce cas précis de la contestation des normes sanitaires à une convergence de deux courants aux assises culturelles et régionales historiques particulières, la contestation de l’est et celle du sud, qui se recoupent parfois comme dans le cas de la Saxe. Que ces mouvements marchent ensemble à Berlin n’est absolument pas surprenant, car le récit selon lequel ces provinces sont exploitées et soumises au gouvernement fédéral a des racines profondes. 

Je ne crois pas à l’efficacité d’un discours d’apaisement face aux mouvements complotistes. Il s’agit d’être frontal, surtout à l’ère de la radicalisation en ligne, autrement cela ne fonctionnera jamais.

SP : Les manifestations du mouvement anti-confinement et anti-vaccin Querdenken ont été marquées par des violences extrêmement graves, ce qui est assez rare en Allemagne…

MB : Dans un article que j’avais écrit au début de la pandémie, je prévenais que les mouvements de contestation actuels se nourrissent de fantasmes de révolutions ou de coups d’État. L’héritage idéologique des Gilets jaunes, certainement marqué par l’histoire révolutionnaire française, n’a sans doute que peu de choses à voir avec celui des manifestants de Querdenken ou de QAnon. Aussi, nous ne disons pas que tous les sympathisants de Querdenken ou des Gilets jaunes sont antisémites – contrairement à ceux de QAnon – mais l’environnement que ces groupuscules façonnent permet à des individus de se radicaliser toujours plus dangereusement. Cependant, l’aspect insurrectionnel qu’ont en commun ces mouvements raconte quelque chose d’un rapport à l’État et plus précisément à la centralité de l’État.

Moins de six mois avant l’assaut du Capitole, des manifestants contre la politique sanitaire du gouvernement ont essayé, et presque réussi, lors de la manifestation du 29 Août 2020 à Berlin, à prendre d’assaut le Reichstag, le siège du Parlement allemand. Même si officiellement l’AfD (ndlr, le plus grand parti d’extrême droite allemand) prend quelque peu ses distances, il faut rappeler que lors de l’assaut du Reichstag ou encore lors du dernier vote de prorogation de l’État d’urgence sanitaire au Bundestag (21 avril 2021), des députés AfD ont introduit des manifestants afin que ces derniers intimident les députés de la majorité. Au cours de la manifestation qui tournait à l’émeute, la rumeur a circulé que Trump aurait atterri à Berlin en soutien aux manifestants, le message était clair : « reprenons contrôle de notre parlement ». Cet épisode constitue un parfait exemple de la manière dont Querdenken et QAnon peuvent converger en un seul et même mouvement. D’ailleurs, le fondateur du Querdenken, le stuttgartois Michael Ballweg, a prononcé à la tribune lors de la manifestation le slogan de QAnon, « where we go one, we go all ». 

Les manifestations très violentes se sont poursuivies, comme celle du mois de février 2021 à Leipzig au cours de laquelle la police a été mise en déroute. Elle avait d’abord été interdite dans le centre-ville par les autorités politiques. Elle devait se tenir loin des petites rues du centre, mais un tribunal l’a finalement autorisé dans le centre-ville. Ce genre de revirement est une catastrophe, car les manifestants se mettent à croire qu’ils ont gagné. Lorsque des policiers expriment de la sympathie ou reculent face à une offensive, ou bien lorsque des manifestants à la logique insurrectionnelle se sentent encouragés par une partie des institutions ou des personnalités dépositaires de l’autorité, comme Donald Trump qui dit à ses supporters de « marcher vers le Capitole », cela crée un véritable danger. Pour eux, ce sont autant de victoires qui s’accumulent au fil du temps. Je ne crois pas à l’efficacité d’un discours d’apaisement face aux mouvements complotistes. Il s’agit d’être frontal, surtout à l’ère de la radicalisation en ligne, autrement cela ne fonctionnera jamais.

SP : Vous mettez en cause les décisions de justice qui autorisent en dernier recours des manifestations racistes et antisémites. Cependant la question de la responsabilité de la classe politique allemande est plus qu’à questionner lorsque par exemple le ministre-président CDU de la Saxe, Michael Kretschmer, se rend à l’un de ces rassemblements en mai dernier pour échanger avec les manifestants et à cette occasion ne porte pas de masque. Quel est le signal envoyé à la population vis-à-vis des discours extrémistes et néo-nazis présents dans ces manifestations lorsque le chef de l’exécutif régional se livre à de tels agissements ?

MB : Il est sans doute vrai qu’il y a une certaine faiblesse de la classe politique en Allemagne, qui relève certainement des cultures politiques dans le pays. Berlin est une bulle en soi et chaque région à sa propre culture politique. En Saxe, certains comportements sont possibles qu’on ne pourrait pas s’imaginer à Hambourg ou dans le Bade-Wurtemberg. Les Querdenken m’avaient d’ailleurs convié à prendre la parole lors d’un de leurs rassemblements à Stuttgart. Invitation que j’ai bien évidemment déclinée en leur disant que je ne souhaitais pas que ma venue serve de légitimation aux propos délirants et antisémites qui y étaient tenus. Il m’était inimaginable de partager la tribune avec des antisémites notoires comme Ken Jebsen. Je voyais bien qu’ils voulaient se servir de moi, que par ma présence je leur donne un blanc-seing ou plutôt un tampon « casher ». Mon message auprès de mon exécutif était plutôt le suivant : nous avons ici, dans le Bade-Wurtemberg, un tissu associatif très dense composé de personnes qui depuis des années et des décennies s’engagent dans des associations, des églises, des mosquées, dans des centres communautaires juifs. Avec eux, on parle si peu, en revanche on s’empresse d’aller parler aux complotistes. Je trouve en effet que cela revient à envoyer un signal catastrophique. Mais très souvent, dans ce genre de controverses, vient l’argument de la culture politique régionale propre qui porte beaucoup en Allemagne.

Le fédéralisme n’est pas qu’une question de répartitions des compétences entre État fédéral et états régionaux. Comme entre États européens, il s’agit souvent d’affrontements politiques qui peuvent prendre la forme de diplomatie ou de coopération. Lorsque l’on traverse une crise comme celle du Covid ou celle de l’émergence de mouvements complotistes, alors ces divergences apparaissent au grand jour. On ne peut comprendre l’Allemagne qui si on comprend ses régions.


Samuel Petit

 

En coopération avec la Fondation Heinrich Böll

Notes

1 Entretien réalisé en partenariat avec Conspiracy Watch, qui en publie une autre partie .
2 Le néonazi allemand de 27 ans, Stephan Balliet a visé la communauté juive de Halle-sur-Saale le jour de la fête juive de Yom Kippour. N’ayant pu entrer dans la synagogue, il abat une femme dans la rue et le client d’un restaurant kebab. L’assaillant visait également la communauté turque d’Allemagne. Il a été inculpé pour deux meurtres et sept tentatives de meurtre et condamné en décembre 2020 à l’emprisonnement à perpétuité avec une période de sûreté de 15 ans.

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