La semaine dernière, Delphine Horvilleur publiait une tribune intitulée « Gaza/Israël : « Aimer (vraiment) son prochain, ne plus se taire ». Elle y exprimait son accablement face à la situation à Gaza, dénonçant une « déroute politique » et une « faillite morale » d’Israël, tout en affirmant que « l’avenir des Palestiniens et celui d’Israël sont liés ». À ce « ne plus se taire », ont immédiatement répondu deux violentes injonctions au silence. D’un côté, celle, antisioniste, d’une condamnation pour avoir trop tardé à parler, qui ne voit dans ce geste qu’un opportunisme destiné à se réhabiliter : elle décrète par principe cette parole nulle et non avenue, car jamais l’attachement au sionisme ne pourra être oublié ni pardonné. De l’autre, l’accusation de trahir Israël, de se vendre à l’opinion mondiale antisioniste : pour les soutiens du jusqu’au-boutisme de Netanyahou, doit être tue toute critique de sa politique belliciste poursuivie au mépris du droit international humanitaire, responsable de la mort de civils palestiniens dans des proportions par là même injustifiables, car condamner cela serait rompre la loyauté à l’État juif et se faire le « collabo » des antisémites. Voilà donc le panorama de la scène abîmée de notre débat public, où des factions cherchent à faire taire les juifs qui condamnent ce qui est objectivement condamnable. Nous apportons tout notre soutien à Delphine Horvilleur qui subit, en plus de la prévisible volée de bois vert antisioniste, le retournement d’une partie de sa communauté contre elle…
Il est nécessaire que, depuis l’expérience juive diasporique, parvienne à se faire entendre une position qui, à la fois, défend l’existence légitime d’Israël et critique sans concession la politique de son gouvernement actuel. Cette tâche est ardue dans le climat politique contemporain. Elle exige que la parole qui la porte ne se laisse pas enserrer dans l’étau qui la comprime. Nous évoquions dans l’édito de la semaine dernière l’obstacle que représente cette extrême gauche qui prend en otage toute critique lucide et féconde d’Israël, donnant à craindre aux juifs que l’expression de leur condamnation du gouvernement Netanyahu nourrisse l’antisémitisme. En définitive, c’est malgré le piège d’une injonction paradoxale que doivent se faire entendre ceux qui, fidèles à l’esprit sioniste, critiquent la guerre menée par Israël.
Or, le titre malheureux donné à la tribune de Delphine Horvilleur – qui ne reflète aucunement la réalité et la justesse de ses prises de position passées et présentes – a donné des munitions à ceux qui guettent le moindre faux pas. En effet, ce « ne plus se taire » s’énonce comme s’il avait été précédé d’un silence coupable, dont on ne sortait que sous la pression des circonstances extérieures. Pourtant, ni Delphine Horvilleur ni aucun de ceux que l’antisionisme pense disqualifier en les traitant de « sionistes de gauche » n’ont attendu mai 2025 pour condamner la politique menée par Netanyahu. D’ailleurs, pourquoi serait-ce maintenant qu’il faudrait parler ? Certes, il est inacceptable qu’empire de jour en jour la situation des Gazaouis, que s’accroisse le risque d’une famine généralisée causée par le blocage de l’aide alimentaire, et que plane le spectre d’un nettoyage ethnique. Mais au nom de quoi est-ce pour nous inacceptable ? Serait-ce parce que, bien que nous tenions de toutes nos forces à Israël, il nous fallait nous résoudre à rejoindre contre lui le camp de l’humanisme au cœur pur, offrant ainsi au monde le spectacle d’une conversion tardive aux valeurs universelles de l’amour du prochain ? Non, et sur ce point nous croyons chez K. qu’il ne faut pas transiger : c’est au nom du projet politique sioniste même que cela est inacceptable. C’est-à-dire que la parole critique portée sur la guerre à Gaza procède du même idéal que celle de la réforme constitutionnelle voulue par Netanyahu et sa coalition : ils sont nos ennemis de la première heure, parce que sous leur gouvernement, le sionisme est dévoyé, et Israël n’est plus Israël.
Voilà le piège dans lequel les lecteurs de K. doivent à tout prix éviter de se laisser enfermer : défendre à la fois l’existence légitime d’Israël et la critique de son gouvernement actuel, comme s’il s’agissait là d’une position contradictoire, d’une tension tragique entre deux exigences incompatibles. À cet égard, Delphine Horvilleur a su s’exprimer de manière limpide, pour qui est disposé à écouter : « Je parlerai donc encore par amour d’Israël, par sionisme et par attachement à l’éthique et aux enseignements sacrés du judaïsme ». Si on ne sait pas tenir la cohérence profonde de cette ligne, si on laisse entendre qu’on est pris dans le conflit interne entre loyauté et exigence morale et politique, on se condamne soi-même à rester inaudible. L’antisionisme et l’extrême droite juive s’accordent sur un point : le sionisme ne peut exister que coupable. À cela, il faut répondre avec toute la clarté nécessaire, depuis l’expérience juive diasporique dont procède Israël : non, être sioniste ce n’est pas se condamner au mutisme et à la surdité face au sort des Palestiniens. Il s’agit d’une position politique cohérente, qui exige que soit aussi reconnue la légitimité de la revendication nationale palestinienne. Depuis cette ligne, les injonctions au silence de ceux qui souillent le drapeau sioniste et de ceux qui en condamnent par principe l’existence sont certes désagréables et bruyantes, mais elles ratent leur cible. Cette position, c’est celle que K. a toujours tenue, et qu’elle continuera à tenir.
À propos de faire le pied de nez tant à l’antisionisme qu’à l’extrême droite israélienne, le texte de David Lemler élève cet exercice au rang d’art. Son interprétation du Kuzari de Yehuda Halevi – texte dont se revendiquent les uns pour appuyer leur « hypothèse khazare » et les autres pour justifier leur messianisme religieux par l’idée d’une supériorité intrinsèque du judaïsme – permet de les renvoyer dos à dos dans un même « délire des origines ». Restituant la logique paradoxale du texte, David Lemler en dégage la portée critique : l’utopie khazare permet de penser une politique juive qui ne se réduise pas à la raison d’État.
Dans un tout autre registre, celui de la méditation autobiographique, nous publions quelques éclats du livre du philosophe François-David Sebbah, Ses vies d’Afrique, qui paraitra aux Éditions Manucius à l’automne prochain. S’y explore et s’y reconstruit une filiation juive post-Crémieux, translatée entre la France et l’Algérie, à travers une mémoire fragmentaire tendue vers la plénitude de l’enfance, mais irrémédiablement séparée d’elle.
Finalement, nous publions un extrait du dernier ouvrage du philosophe Gérard Bensussan, Des sadiques au cœur pur. Sur l’antisionisme contemporain (Éditions Hermann, 2025), qui propose une analyse des mutations idéologiques ayant fait de la cause palestinienne le cri de ralliement d’une gauche en mal de repères. Le passage que nous présentons s’arrête sur l’épineuse question de l’articulation de la responsabilité éthique et de la lucidité politique au sujet de la souffrance palestinienne. « La pire des choses, c’est de vouloir rendre autrui transparent », soulignait le psychanalyste Jean Oury. « Souffrir avec » les Palestiniens, on ne le peut qu’en s’appropriant ce qui ne nous appartient pas : comment alors approcher leur souffrance avec le juste respect ?