Comment parler d’une expérience traumatique singulière lorsqu’elle s’inscrit dans un traumatisme global, qui affecte tout le monde ? Comment affirmer un point de vue particulier au sein d’une chaîne d’événements qui concerne l’ensemble de l’humanité ? Ce sont là des questions que se posent toutes les minorités lorsqu’elles prennent la parole sur leur vécu — et qui se posent de manière particulièrement aiguë aux juifs, dans les moments où leur destin singulier s’entrelace avec celui de l’humanité tout entière.
La victoire des puissances alliées sur l’Allemagne nazie, commémorée chez nous le 8 mai, fut l’un des moments d’épreuve de cette articulation entre destin juif et destin de l’humanité. Tandis que les foules exultaient, les juifs étaient en deuil. Tandis que l’humanité s’effrayait des soixante millions de morts de la guerre, les juifs faisaient face à l’anéantissement presque total de leur peuple en Europe. Inévitablement, et dès l’après-guerre, les survivants se sont interrogés : comment faire entendre une souffrance particulière au milieu de l’hécatombe universelle ? En suivant les réflexions du dramaturge juif polonais Ionas Turkov sur sa propre expérience du 8 mai 1945, Stéphane Bou nous fait pénétrer dans le monde des survivants de la Shoah — ceux qui savaient que, s’ils ne racontaient pas eux-mêmes ce qui était arrivé aux juifs, l’humanité, à la fois en deuil et en fête, ne le ferait pas.
Dans une configuration tout à fait différente, la question de savoir comment faire entendre un point de vue juif au sein d’un récit majoritaire se pose aujourd’hui à propos de la guerre à Gaza. Que la situation créée conjointement par le Hamas et Israël dans cette étroite bande de terre soit devenue insoutenable — voilà une idée que seule l’extrême droite de l’échiquier politique, en Europe comme en Israël, conteste encore. Mais encore faudrait-il que cette position puisse être formulée par des juifs sans qu’ils aient le sentiment de nourrir l’antisémitisme. Or, c’est précisément ce que rend impossible l’extrême gauche de nos pays, comme l’a une fois de plus cruellement illustré l’agression visant le stand du Parti socialiste et Jérôme Guedj en personne lors de la manifestation du 1er mai. Bruno Karsenti revient sur cette scène révélatrice en montrant que le principal obstacle à une critique lucide et féconde d’Israël, ce n’est pas la solidarité juive. C’est cette extrême gauche pour qui les demandes de justice pour les Palestiniens ne se réaliseront que lorsque Israël aura été rayée de la carte, étouffant et prenant en otage toute critique d’Israël qui défend le projet sioniste en tant que tel comme version légitime de la politique moderne.
Entre histoire personnelle et événements mondiaux, Philip Schlesinger nous livre un témoignage poignant sur le déracinement et l’identité diasporique juive. À travers les « dernières paroles » de ses parents, réfugiés ayant fui l’Autriche nazie pour le Royaume-Uni, il explore les cicatrices laissées par l’exil, les alliances conjugales de circonstance entre déracinés et la transmission d’une identité européenne fragmentée. Sa réflexion s’achève sur la décision, après le Brexit, de récupérer la nationalité autrichienne de ses ancêtres, tout en questionnant l’avenir diasporique des Juifs à l’ombre des événements récents. Ce récit intime illustre comment les trajectoires individuelles s’inscrivent dans la grande Histoire, et comment l’identité juive continue de se redéfinir face aux bouleversements géopolitiques.