#168 / Edito

Pour la première fois en 9 mois, une perspective crédible de paix est en train de se dessiner à Gaza, à la condition que le Hamas consente à libérer les otages et que l’extrême droite ne reprenne pas la main au sein de la coalition au gouvernement. Jamais les pourparlers n’ont été aussi près d’un cessez-le-feu, que tout le monde doit évidemment souhaiter, à la fois pour Israël et pour Gaza. Mais, en admettant que cela se réalise, on se doute que mettre un terme à la guerre n’est pas encore trouver une solution au conflit politique, et que ce dernier est donc appelé à perdurer, au Moyen-Orient comme dans les échos qu’il trouve ailleurs. En Europe et aux États-Unis, « Cessez-le-feu immédiat » a été le mot d’ordre des mobilisations occidentales pour Gaza. Non pas le seul, certes, mais celui qui, à un niveau superficiel, prétend en épuiser la revendication de justice. Imagine-t-on pourtant que la fin de la guerre mette un terme à la dynamique qui s’est développée ces derniers mois autour de l’antisionisme, en particulier dans les universités ? Le fait qu’Israël soit devenu le « mauvais objet » de la critique qui s’y énonce, celui qui semble permettre d’articuler l’ensemble des luttes pour l’émancipation en direction d’un unique horizon, donne de bonnes raisons d’en douter. La perspective d’une paix prochaine à Gaza, alors, n’est pas seulement une raison de se réjouir, mais également l’occasion d’une clarification des positions en présence. C’est à ce travail de clarification du clivage idéologique que recouvre l’opposition sionisme / antisionisme que s’emploie le texte riche de Bruno Karsenti que nous publions cette semaine, à partir d’une analyse de la grammaire des mobilisations étudiantes. Dans cette dernière, deux notions sont opposées comme des irréconciliables : la nation, pourtant seule forme politique historiquement réalisée de l’émancipation collective et individuelle, et un fétiche apolitique, le peuple, tel que fantasmé comme pur et authentique. La critique s’énonçant depuis l’université part alors à la dérive et, sans que les étudiants le sachent nécessairement, c’est alors la vieille « question juive » qui trouve une nouvelle formulation, autour de l’impensable persistance du peuple juif dans la nation moderne.

Que signifie concrètement cette persistance pour les juifs, sinon un rapport singulier à l’histoire, à la mémoire et à la culture du peuple juif qui, loin de s’opposer à l’appartenance nationale, vient la prolonger en l’interrogeant ? Le texte que Yossef Murciano consacre cette semaine à son arrière-grand-mère juive marocaine, et à l’exploration de leur lien de filiation, est une illustration émouvante des questionnements qui peuvent alors émerger. Car, de Méssaouda, son arrière-petit-fils garde surtout le souvenir d’une incompréhension, d’abord langagière : de l’arabe au français, quelque chose n’a pas pu passer. Pourtant, sans véritablement connaître l’histoire et la culture de Méssaouda, il baigne dans cet héritage. En évoquant son étrange rapport de familiarité avec elles, Yossef Murciano revient alors sur l’immigration familial. 

Enfin, à l’occasion du centenaire de la mort de Kafka le 3 juin, nous republions l’entretien de Ruth Zylberman avec Reiner Stach, auteur d’une biographie magistrale sur celui qui écrivait pour essayer de surmonter la vie. Dès l’introduction, le biographe énonce le paradoxe auquel il a été confronté : Kafka a beau être l’écrivain génial qu’on connait, son « existence physique offre un bilan proprement accablant. » Rainer Stach rappelle que lors de son court passage sur terre – 40 ans et 11 mois – Kafka s’est demandé, sans cesse et en vain, comment se ménager une place dans un monde où il se découvre bloqué. Ruth Zylberman s’est entretenue avec le biographe qui revient sur sa plongée verticale dans le secret d’une existence qui a mis l’acte d’écrire en son centre alors qu’elle piétinait par ailleurs.

Qu’est-ce qui explique la capacité de l’antisionisme à agréger les luttes au nom de l’émancipation, et qu’Israël soit devenu le «mauvais objet » de la critique s’énonçant depuis l’université ? Dans un texte mesuré et éclairant, Bruno Karsenti interroge pas à pas la grammaire des mobilisations étudiantes pour dégager une perspective sur les reconfigurations politiques qui s’annoncent. Dans cette grammaire deux notions sont opposées comme irréconciliables : la nation et le peuple, deux notions dont la signification et les liens sont perdus de vue.  C’est ainsi qu’une critique à la dérive se met en place. Et, sans que les étudiants le sachent nécessairement, c’est alors la vieille ‘question juive’ qui trouve une nouvelle formulation, autour de l’impensable persistance du peuple juif dans la nation moderne.

Méssaouda, c’est une arrière-grand-mère juive arabe qui vient de mourir. De son histoire, de son humour et, surtout, de sa langue, Yossef Murciano, son arrière-petit-fils, garde avant tout le souvenir d’une incompréhension. Dans ce texte, le descendant lointain évoque, à l’heure des adieux, son rapport d’étrange familiarité avec la culture juive marocaine, dans laquelle il a baigné toute sa vie, sans pourtant jamais véritablement la connaître.

Dans une biographie magistrale, Reiner Stach fait surgir avec une minutie scientifique et un rare brio narratif, un Kafka en couleur, pris dans ses contradictions intimes et celles de son temps. Avec ce premier tome dévolu aux années 1910-1915, le lecteur suit pas à pas sa découverte du théâtre yiddish, la consolidation de sa vocation d’écrivain et sa tentative de nouer un lien amoureux et marital avec Felice Bauer au gré d’une relation épistolaire monumentale. Rencontre avec Reiner Stach, l’auteur qui renouvelle notre vision de Kafka et notre perception du genre biographique, et avec son traducteur français, Régis Quatresous.

Avec le soutien de :

Merci au bureau de Paris de la Fondation Heinrich Böll pour leur coopération dans la conception du site de la revue.

Merci au mahJ de nous permettre d’utiliser sa photothèque, avec le voyage visuel dans l’histoire du judaïsme qu’elle rend possible.