# 153 / Edito

Qu’est-ce qui rend possible le flirt constant des milieux antiracistes américains avec l’antisémitisme, sinon une certaine ingénuité face à la réalité historique de ce dernier ? Enfermés dans le contexte américain, ils ont l’impression que l’antisémitisme, après tout, et surtout comparé à la violence du racisme d’une société anciennement esclavagiste, n’est pas un enjeu bien grave. Omettant alors le contexte européen de persécutions contre lequel il a été formulé, ils peuvent assimiler le sionisme au racisme et à l’impérialisme occidentaux. Depuis l’Europe, on a alors l’impression que, si l’antisionisme peut apparaître comme le prolongement naturel des luttes antiracistes américaines, c’est avant tout en raison d’une naïveté propre à nos amis d’outre-Atlantique. Le texte de Christian Voller donne à cet égard du grain à moudre. En retraçant les transformations du mouvement des droits civiques vers l’activisme militant du Black Power, et la manière dont les Afro-Américains ont rencontré les juifs traditionalistes dans les quartiers miséreux des métropoles industrielles américaines, Voller met en évidence la genèse d’un antisémitisme spécifique, qui accuse les juifs d’être les représentants de la domination exercée par la société blanche. Paradoxalement, alors que les juifs libéraux américanisés ont historiquement soutenu le mouvement des droits civiques, cet antisémitisme cible précisément les juifs les moins intégrés, et vient renforcer leur repli identitaire. Le Brooklyn des années 70, avec ses affrontements entre les Black Panthers de Huey Newton et la Jewish Defense League de Kahane, apparaît alors comme le creuset d’un schéma d’interprétation qui est aujourd’hui plaqué sans nuance sur le conflit israélo-palestinien.

Le judaïsme français contemporain semble souffrir d’un étrange paradoxe : alors qu’il représente encore aujourd’hui la communauté juive européenne la plus importante et qu’il peut se prévaloir d’une histoire politique et intellectuelle particulièrement riche, il semble exsangue, incapable de se renouveler et de transmettre son héritage aux jeunes générations. Le constat dressé par Gabriel Abensour dans son texte est sans appel : ce n’est qu’en Israël qu’il a découvert les grands penseurs du judaïsme français dans lequel il a pourtant été élevé. Contre la tentative de pallier à l’instabilité identitaire par le manque d’audace et l’adoption d’une ultra-orthodoxie rigide, il rappelle ce que le franco-judaïsme doit à l’esprit révolutionnaire, et à une sépharadité qui ne se réduit pas à ses talents culinaires.

Enfin, nous publions cette semaine la seconde partie de l’enquête sur les spécificités de l’antisémitisme grec. La journaliste Sofia Christoforidou nous raconte comment les autorités grecques ont entrepris de s’attaquer au problème. Mais, entre une Église orthodoxe qui perpétue l’idée d’une responsabilité des juifs dans la crucifixion de Jésus, des meutes numériques de négationnistes et des tags associant croix gammée et étoile de David et une tendance à l’importation du conflit israélo-palestinien, on comprend que les difficultés rencontrées dans cette lutte sont particulièrement complexes à surmonter.

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Merci au bureau de Paris de la Fondation Heinrich Böll pour leur coopération dans la conception du site de la revue.

Merci au mahJ de nous permettre d’utiliser sa photothèque, avec le voyage visuel dans l’histoire du judaïsme qu’elle rend possible.